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Dispositif et paranoïa : le thriller politique des années 70

Par Alexandre Fontaine Rousseau
L'âge d'or du thriller politique aux États-Unis coïncide bien entendu avec une vague de désillusion sans précédent dans l'histoire du pays. L'assassinat de Kennedy a marqué l'imaginaire national, la guerre du Vietnam n'en finit plus de ne pas finir et bientôt, le scandale du Watergate ajoutera à ce sentiment de méfiance que nourrit le peuple américain à l'égard de ses dirigeants et des institutions qu'ils représentent. En 1966, 55% des américains disaient faire confiance aux grosses sociétés privées. En 1975, ce chiffre est tombé à 19%. Sur la même période de temps, le taux de confiance à l'endroit du congrès a chuté de 42% à 13% et celui de la Maison-Blanche est passé de 41% à 13%. De telles statistiques donnent une bonne idée du cynisme ambiant.

C'est dans ce climat particulier que verront le jour des films tels que Klute (1971), The Parallax View (1974) et All the President's Men (1976) d'Alan J. Pakula, The Conversation (1974) de Francis Ford Coppola, 3 Days of the Condor (1975) de Sydney Pollack ou encore Executive Action (1973) de David Miller. Toutes ces fictions paranoïaques témoignent d'une véritable névrose nationale, que l'historien André Kaspi décrit dans ces mots : « L'Amérique du Watergate s'interroge sur les limites de la liberté individuelle et sur les dangers des méthodes sophistiquées. Ses réactions particulièrement vives s'expliquent par la crainte que les États-Unis n'aient hérités d'une police politique et qu'il ne soit plus possible d'y vivre sans être épié, enregistré et fiché. » (2002, p. 547)

La question du politique occupe les esprits, mais ce n'est pas uniquement la légitimité des élites en place qui inquiète la population; la forme même de la société, que chamboule l'intrusion de nouvelles technologies dans le réel, constitue aux yeux de celle-ci une menace que les grands cinéastes de l'époque sauront intégrer à des récits politiques parmi les plus efficaces de l'histoire du septième art. Si ces films demeurent pertinents, de nos jours, c'est qu'à l'heure des médias sociaux répertoriant les individus, les analysant à des fins économiques et politiques, la soi-disant « paranoïa » des années 70 paraît plutôt prophétique.

The Conversation de Francis Ford Coppola

Dans un court essai intitulé Qu'est-ce qu'un dispositif?, le philosophe italien Giorgio Agamben répond ainsi à la question que pose ce titre : « j'appelle dispositif tout ce qui a, d'une manière ou d'une autre, la capacité de capturer, d'orienter, de déterminer, d'intercepter, de modeler, de contrôler et d'assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. » (2007, p. 31) C'est-à-dire que, selon cette définition, les divers dispositifs introduits dans nos vies par l'entremise de la technologie induiraient, par leur fonctionnement même, des comportements et des attitudes, réguleraient nos habitudes et, insidieusement, introduiraient à grande échelle de nouvelles méthodes de contrôle des individus.

La technologie comme dispositif de contrôle

La question du dispositif renvoie à celle de l'identité individuelle et, plus spécifiquement, à la problématique de l'invasion de l'intime par l'appareil social qui se révèle d'emblée l'un des grands enjeux de la fiction politique américaine des années 70. Dès Klute, dont le sujet n'est pas a priori politique, les bases de cette réflexion sur le rapport entre le privé et le social seront d'ailleurs habilement mises en place - la sexualité étant, dans le premier film de la fameuse « trilogie paranoïaque » de Pakula, irrémédiablement liée au pouvoir, à la domination, au politique.

Klute s'avère un film particulièrement fascinant et extrêmement complexe, dont le grand raffinement intellectuel repose notamment sur une mise en scène à la fois perverse et clinique du voyeurisme. La tension érotique qui s'en dégage s'y révèle largement médiatisée, non seulement parce que le spectateur la vit par l'entremise du cinéma, mais aussi parce que le cinéma, jouant lui-même le rôle de relai, dévoile l'acte sexuel par le biais d'une autre technologie : l'enregistrement sonore. Exacerbant par l'établissement de cette barrière le sentiment de transgression se dégageant de l'acte de voyeurisme, le film joue ingénieusement avec la notion d'interdit - décuplant par le fait même la « jouissance » du spectateur, qui a véritablement l'impression d'être le témoin secret, illicite, d'un acte intime extérieur à lui.

Klute d'Alan J. Pakula

Or, ce petit jeu de séduction s'avère d'autant plus retors, d'autant plus fin qu'il expose de manière insidieuse le discours critique du film : la même technologie nous permettant d'espionner l'autre permet inévitablement à l'autre de nous espionner. Pour la durée du film, c'est le spectateur qui est en position de contrôle puisque c'est lui qui observe par le trou de la serrure. Mais, une fois le film terminé, n'est-ce pas ce spectateur qui redevient l'objet d'une potentielle surveillance? Si Klute nous fait jouir de ce pouvoir qu'accordent les technologies qui y sont mises en scène, c'est au final pour mieux nous avertir des dangers qu'implique leur implantation progressive dans le réel.

The Conversation est un autre film qui, s'il n'aborde pas directement la question du politique, dénonce lui aussi les mutations profondes engendrées par l'instauration d'une authentique « société panoptique ». La place centrale qu'occupe la technologie dans le récit et les parallèles que dresse celui-ci entre les méthodes de surveillance électronique et la confession confirment que, pour Coppola, l'une s'est en quelque sorte substituée à l'autre comme dispositif de contrôle. « There's no moment between human beings I cannot record », affirme fièrement l'un des collègues de Harry (Gene Hackman); c'est la crainte d'être surveillé, la crainte de cette présence omnisciente quasi « divine » qui dicte le comportement des individus.

Le plan final du film, qui imite brillamment le mouvement et le positionnement d'une caméra de sécurité, exprime adroitement cette idée d'une intimité dévastée par la crainte de l'intrusion : se sachant espionné, Harry a complètement détruit son appartement à la recherche d'un microphone quelconque… Le voilà qui se tient seul, dans les ruines de son existence précédente. La paranoïa, nous révèle The Conversation, est un dispositif de contrôle en soi : de la méfiance naît l'individu atomisé, incapable de comportement social donc d'action politique. Cette dérive totalitaire s'avère une forme particulièrement insidieuse de suppression du droit politique, du droit à l'opinion, par laquelle l'individu en vient à se « surveiller » lui-même parce qu'il se croit surveillé.

Attentats et conspirations : la mort du politique

Partout, dans la fiction politique des années 70, on note les marques d'une suspicion croissante à l'égard du système démocratique lui-même. Au-delà des références directes (All the President's Men) et indirectes (The Conversation) au Watergate, on multiplie les clins d'oeil à l'authenticité faussée du discours politique contemporain. Dans The Parallax View, un sénateur fume une cigarette et parle de golf tandis que l'enregistrement de son discours défile en arrière-plan, lors d'une répétition… La technologie, une fois de plus, vient ainsi miner la crédibilité, la véracité du réel lui-même.

Executive Action de David Miller

Sans contredit, l'assassinat de Kennedy a eu un impact indélébile sur le subconscient politique américain. Les thèmes de l'attentat et du complot reviendront à plusieurs reprises hanter le thriller paranoïaque des années 70, comme pour rappeler que le véritable changement n'est pas toléré par le système en place. Executive Action vient, dix-sept ans avant le fameux JFK d'Oliver Stone, défier la thèse officielle selon laquelle le président a été assassiné par un « tireur fou » ayant opéré seul. Le scénario de Dalton Trumbo se fait un devoir d'accuser la droite américaine, relevant avec une conviction féroce les multiples irrégularités nuisant à la crédibilité de l'hypothèse du tueur solitaire tout en brossant un portrait cinglant du climat politique américain.

Un an plus tard, The Parallax View s'inspire à son tour de l'assassinat de Kennedy - Warren Beatty incarnant dans le second film de la trilogie d'Alan J. Pakula un journaliste qui enquête sur le meurtre d'un sénateur, événement dont les témoins sont éliminés un à un dans une série « d'accidents » suspects. Il découvrira au gré de ses recherches l'existence d'une firme privée qui semble former en série des tueurs. Croyant infiltrer l'entreprise, il comprendra trop tard qu'il a en fait été choisi pour servir de bouc émissaire dans un second assassinat orchestré par celle-ci.

The Parallax View d'Alan J. Pakula

Le thème de l'assassinat politique obsède les cinéastes de l'époque par-delà les frontières de l'Amérique. Dans The Day of the Jackal (1973) de Fred Zinnemann, un tueur professionnel est engagé par l'OAS pour éliminer le président de Gaulle. Ce qui distingue cette production franco-britannique des variations sur ce thème réalisées en même temps aux États-Unis, c'est d'abord la transparence des ennemis du régime : l'OAS, surveillée par les autorités française, est une organisation terroriste au sens classique du terme. Elle ne s'en cache pas, opérant dans la clandestinité, mais pas dans le secret le plus total.

Dans le thriller américain, au contraire, l'ennemi est invisible, intérieur; il a infiltré le tissu social et l'a corrompu. C'est ce qui le rend si puissant, mais aussi fondamentalement moderne. Par sa nature même, il rend la politique impossible, révèle l'impuissance du politique et aliène l'individu en s'attaquant à sa foi dans le système. Le cynisme mène à l'indifférence et l'indifférence à l'inaction. Tandis que la crédibilité de l'autorité traditionnelle est mise à mal, All the President's Men révélant que même le président des États-Unis est sous haute surveillance, une autre forme de pouvoir plus pernicieuse semble vouloir prendre sa place.

Le pouvoir invisible

Encadré, l'individu est pour ainsi dire prisonnier des dispositifs qui le prennent en charge. La société, dans le thriller paranoïaque, a déjà des allures de régime totalitaire futuriste pour peu que l'on veuille bien voir, par-delà la surface « réaliste » de ces oeuvres, les indices d'un contrôle absolu de l'individu. Se multiplient dès lors les images quasi surréalistes d'un contemporain où l'Homme, submergé par la technologie, est à la merci d'un pouvoir invisible, décentralisé, capable de s'insinuer dans toutes les dimensions de l'existence, de l'inconscient à la prise de position politique.

The Conversation de Francis Ford Coppola

Ce pouvoir intangible, qui n'a de comptes à rendre à personne, s'installe ainsi par le biais de la crainte qu'il génère, de la paranoïa qu'il nourrit; mieux encore, la paranoïa est cette arme à double tranchant qu'il utilise à ses propres fins, pour imposer la peur et ridiculiser ceux qui osent le critiquer, chercher à le pointer du doigt alors même qu'il est impossible à circonscrire. Informe, il est par définition inatteignable.

Les héros du thriller paranoïaque vivent dans l'anonymat, tentent d'échapper à la surveillance en s'isolant. Mais, par le fait même, ils détruisent ce lien aux autres sur lequel est fondé l'idée même de politique. Comme le disait Arendt, « la politique prend naissance dans l'espace intermédiaire entre les hommes et elle se constitue comme relation. » (1995, p. 42) Voilà pourquoi le constat que présuppose le genre paraît si dramatique : il implique que la politique, au fond, n'existe déjà plus - puisque c'est exactement ce que détruit le pouvoir invisible dont il dénonce l'avènement.



CRITIQUES

All the President's Men  //  Alan J. Pakula (1976)
Klute  //  Alan J. Pakula (1971)
The Parallax View  //  Alan J. Pakula (1974)
Three Days of the Condor  //  Sydney Pollack (1975)

BIBLIOGRAPHIE

Agamben, Girgio. 2007. Qu'est-ce qu'un dispositif?. Paris : Rivages.
Arendt, Hannah. 1995. Qu'est-ce que la politique. Paris : Seuil.
Kaspi, André. 2002. Les Américains. Paris : Seuil.
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Article publié le 26 novembre 2012.
 

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