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Petites haches : Par le cadre du temps

Par Thomas Filteau


 

L’expérience que j’ai pu faire de Small Axe possède quelque chose du labyrinthe, du chemin à retracer, de l’image sur le bout de la langue. C’est peut-être par erreur, ou par trop grande hâte, que j’ai pu m’égarer dans la série de McQueen, passant d’un film à l’autre sans en suivre l’ordre prescrit, lui-même bien loin d’une chronologie linéaire. L’évocation d’un titre, d’un synopsis, attirait mon attention, me laissait mêler les récits en de nouveaux assemblages. Progressivement, la structure établie par McQueen prenait sens  je pouvais alors m’expliquer comment l’efficacité narrative de Mangrove constituait la parfaite ouverture, de quelle façon Education pouvait si bien conclure le cycle, l’apprentissage de la lecture pour le jeune Kingsley (Kenyah Sandy) s’illustrant comme le miroir de la relecture historique effectuée par la série. Mais je découvrais tout à la fois que mes errances me laissaient sur le qui-vive, désorienté, qu’elles me demandaient de recomposer les liens d’un épisode à l’autre, d’un passé au présent, de l’Histoire au cinéma.

Dans ces moments de vertige, je pouvais observer une scène comme l’entrebâillement d’une autre.

Dans Mangrove, Barbara (Rochenda Sandall), accusée d’incitation à l’émeute, discute avec son avocat tout en marchant dans les rues de Notting Hill, son enfant dans les bras. Elle fait état de sa réticence face à l’idée de participer à une structure juridique qui semble en totale continuité avec le pouvoir policier : « I’m not interested in playing silly games ». Et alors, les mots de Barbara me faisaient l’effet, inévitablement, d’un déjà-vu, et me renvoyaient à la scène somptueuse de Lovers Rock, l’épisode suivant, lorsque résonne dans le salon d’un house party la chanson de Janet Kay, Silly Games. Au moment où cesse la musique, comme pour ne pas interrompre la danse, s’effectue une forme de dilatation du temps.  Tout-e-s poursuivent a cappella, avec abandon jusque dans une interprétation jouissive, joueuse, des tons les plus aigus entonnés par Kay. Mais l’impression que me laissait la chanson d’amour prenait une teinte toute différente alors que je retrouvais les échos de son langage dans le récit de Mangrove. C’est dans ces liens naissants que se trouve la force du projet de McQueen.

Dans un moment clé de Mangrove, Darcus (Malachi Kirby), se représentant lui-même dans l’espace hostile de la cour de Old Bailey, contre-interrogeant un policier, brandit une feuille de papier au centre de laquelle est découpée un rectangle. Comment serait-il possible, demande-t-il, que les quatre agents présents dans la caravane d’observation au moment de la manifestation, puisse présenter la même version des faits, si l’étroite fenêtre du camion, de la même dimension que l’ouverture tendue par Darcus, ne permette l’observation qu’à un individu ? Cet interstice dans la feuille de papier rappelle directement le cadre cinématographique, voire le cadre de toute image, de tout récit. La structure de ce cadre, en tant que remise en question de l’objectivité d’une narration historique, en fait la carcasse du geste de raconter, instituant celui-ci autant comme ce qui omet que ce qui crée. C’est de ce côté que l’on pourrait distinguer ce qui anime McQueen : la recomposition d’un projet historiographique se situant au-delà d’un récit unique. En tant que postulat d’une relationnalité des récits historiques, Small Axe permet de remettre les pendules à l’heure, non pas par sa continuité, mais par la conception de sa sérialité disjointe. Mes déplacements dans la série me semblaient ainsi à même de répondre à sa structure, près de ce que nomme Édouard Glissant comme une « vision prophétique du passé » [1], une interaction avec l’histoire qui ne puisse se réaliser dans sa linéarité, mais par l’acte d’interprétation du moment historique. Ces pans de récits pouvaient alors former, dans un murmure entre les histoires et l’Histoire, le tableau d’une constellation (à l’image de celles qui ouvrent et concluent le dernier épisode) dont les étoiles seraient encore à nommer.

 


[1] Glissant, Édouard. 1997Le discours antillais. Paris : Gallimard, p. 227.

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Article publié le 14 juin 2021.
 

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