JAFAR PANAHI'S TAXI
Jafar Panahi | Iran | 2015
Fidèle à l’essence du cinéma iranien, cette œuvre minimaliste, mue par la cinéphilie contagieuse de son vénérable auteur plutôt que par sa virtuosité technique, est garante d’un puissant message humaniste, se révélant en outre comme une dissection complexe de l’esprit perse cachée sous les allures usitées d’une émission de télé-réalité. Le dispositif du réalisateur est archisimple : une caméra posée sur le tableau de bord du véhicule éponyme lui permet d’enregistrer ses conversations avec divers passagers, spécimens aléatoires, mais étrangement représentatifs de la population téhéranaise. À cette caméra s’ajoute l’objectif inquisitif de sa nièce, dont l’appareil photo capte une série d’images complémentaires afin d’épaissir la diégèse. Tissu d’échanges banals, mais révélateurs entre les différents intervenants réunis pour l’occasion, le film s’impose ainsi comme un véritable précis de philosophie local, abordant de pressantes questions éthiques relatives à la peine de mort, la censure et les problèmes de représentation qui prévalent en Iran. Or, si l’œuvre traite explicitement de politique, son existence même est politique puisqu’il s’agit là pour Panahi d’une occasion de braver l’interdit de création qui pèse sur lui, nous rappelant héroïquement que contre la répression triomphe toujours son amour passionné, son amour des gens et son amour du septième art.
Texte : Olivier Thibodeau
RIGHT NOW, WRONG THEN
Hong Sang-soo | Corée du Sud | 2015
Au milieu du dernier film d’Hong Sang-soo (dernier : c’est relatif, il en aura probablement tourné trois d’ici la parution de ce palmarès), le générique apparaît et le film recommence du début. C’est une évidence, peut-être, que d’affirmer que ce second film dans le film n’est pas l’exact même film que celui qui précède, mais c’est ce genre d’évidence qui ne l’est, évidente, que parce qu’il y a un Sang-soo pour nous la faire voir. Car on aurait beau filmer la même discussion dans un café en plan-séquence fixe avec les mêmes acteurs quelques milliers de fois, un compte que Sang-soo atteindra probablement d’ici la fin de sa carrière, jamais on (il) ne filmera la même scène : la richesse du cinéma ne réside pas sur son langage et sa technique, semble nous rappeler le cinéaste film après (le même) film, mais bien plutôt sur l’infini des possibilités humaines que ce langage et cette technique, les plus simples soient-ils, permettent d’illuminer mieux que tout autre art. Et c’est pourquoi il est impératif de se ressourcer à son Hong Sang-soo annuel (quand la distribution montréalaise le permet…), pour ne pas oublier la plus vitale des évidences.
Texte : Sylvain Lavallée
WINTER SLEEP
Nuri Bilge Ceylan | Turquie | 2014
Sommeil d’hiver, le film le plus « lettré » sorti en salles en 2015, est l’un de ceux où le génie cinématographique opère avec le plus de tact. Septième long métrage de Nuri Bilge Ceylan, adapté de trois nouvelles de Tchékhov, l’abondant dialogue en est le principal pilier, sur lequel se construit toute la substance du nœud dramatique. Littéraire, donc, avec ses personnages qui se révèlent progressivement incapables d’aimer et de respirer sous une épaisse couche vaniteuse de principes, de désabusement satisfait et d’altruisme éminemment faux. L’hiver de la psyché s’est installé dans les montagnes de l’Anatolie centrale. Et tel « Le Voyageur (…) » de C. D. Friedrich, son regard ici devenu omniscient, un certain romantisme pictural guide la marche d’une époustouflante direction photo qui, superposant habitats et horizons dans de fines gradations tonales, héberge le renfrognement des personnages entre deux échanges de tirades. Des paysages étrangement familiers à la Antonioni, grâce auxquels le mécréant parvient à se reconnaître dans quelques bêtes sauvages : un cheval indomptable ; un lièvre agonisant. Ni intellectualisant, ni réductible à la somme des ses intertextualités, Sommeil d’hiver côtoie les expériences cinématographiques les plus sensibles et signifiantes de 2015.
Texte : Olivier Lamothe
THE ASSASSIN
Hou Hsiao-Hsien | Taïwan | 2015
Apparemment, pour certains, toute la beauté du monde ne suffit pas : il faut autre chose, un scénario clair peut-être, sinon c’est l’ennui. Ceux-là, ceux qui ont accueilli The Assassin avec leurs bâillements polis, n’auront sûrement pas compris, du moins faut-il l’espérer, qu’Hou Hsiao-hsien nous confronte à cette beauté afin de se demander ce que nous pouvons faire pour en être digne. De l’esthétique découle une exigence éthique : Yinniang, une assassine, refuse de tuer, par amour, certes, parce qu’elle découvre chez les autres ce qu’elle n’a pas, l’amour d’un père à son enfant ou d’un homme à sa femme, c’est-à-dire une place dans ce monde, obligée qu’elle est, de par sa profession, de vivre en retrait. Dès lors, refuser de tuer, c’est reconnaître cet amour, ce monde et sa beauté, c’est vouloir lui rendre honneur en prenant acte de sa splendeur. Les toiles, les tissus, la brume qui envahissent l’image pour mieux ensuite s’en retirer : The Assassin dévoile ainsi le monde pour nous y plonger, en accompagnant le regard de cette assassine qui cherche à y trouver sa place. Alors un peu comme pour Carol, il est pratiquement indécent de reprocher au film une certaine froideur tant celle-ci est précisément ce que ces films nous demandent d’outrepasser pour libérer les personnages de leur isolement ; et ce n’est qu’en répondant à cette exigence, comme Yinniang, que la vraie beauté de ces films nous apparaîtra, et que le monde sera rendu à notre amour, comme disait l’autre.
Texte : Sylvain Lavallée
MAD MAX: FURY ROAD
George Miller | Australie | 2015
On ne pouvait presque pas l'espérer. Trente années après que Max Rockatansky ait tiré sa révérence en sauvant les enfants perdus derrière le Thunderdome de Tina Turner, George Miller, qui a pratiquement inventé à lui seul le genre post-apocalyptique en livrant coup sur coup ses incarnations les plus accomplies, revenait à la charge. Et quel retour ! Fury Road gronde, vrombit, rugit de toute sa puissance kinétique et symphonique de ses premières à ses dernières images, accomplies sans compromis aucun et tendues comme une grande ode macabre à la vitesse et à cet horizon catastrophique qui attend notre société de consommation. Aux critiques qui lui ont reproché la simplicité de son scénario, il faut aujourd’hui réitérer la grande intelligence de ce dernier, dont l’épure et la parfaite symétrie dégorgent le récit des banalités d’usage et font reposer toute la puissance dramatique sur ses images, ses sons et le brillant montage qui les relie. Miller signe ainsi une œuvre partie en quête d’un pur cinéma vertovien, fasciné par le mouvement et la tempête qu’il déchaine à l’écran. À une époque où le principe même d’action au cinéma peine à renouveler ses formes et ses capacités narratives, le créateur de Mad Max s’avère pleinement à la hauteur de la folie de son univers dystopique et prouve qu’il est, avant toute chose, un immense metteur en scène.
Texte : Mathieu Li-Goyette
88:88
Isiah Medina | Canada | 2015
Ce captivant long métrage expérimental, fruit du génie précoce du jeune Isiah Medina, dénote un talent incroyable pour l’art du montage, lequel permet ici à l’auteur de transformer le quotidien banal de son cercle d’amis en un foisonnant portrait de l’existence urbaine. Œuvre savamment construite, réglée au quart de tour par une implacable logique émotionnelle, elle constitue en outre une expérience cinématographique d’une rare sensualité. Amalgame impressionniste d’images hautement évocatrices, souvent dénaturées afin d’en accentuer la signification affective, et de susurrements sensuels émis par une série de narrateurs désincarnés, le film nous invite lascivement à pénétrer dans son étrange, mais familière diégèse, faisant preuve par chacune de ses images du pouvoir alchimique propre au cinéma. La nature réelle du fameux 88:88, ce voluptueux et mystérieux émoticon qui sert ici de titre se révèle ainsi d’abord dans la plus prosaïque quotidienneté, apparaissant sur le cadran déréglé d’un four, puis se muant en fragment démultiplié d’une vaste tapisserie qui recouvre l’écran, amenant avec elle un rêve inouï d’éternité. Ainsi dotée d’une profondeur insoupçonnée, cette simple séquence numérique devient alors le leitmotiv d’un film extrêmement dense dont tous les plans, aussi usité soit leur contenu, rivalisent de puissance symbolique.
Texte : Olivier Thibodeau
INHERENT VICE
Paul Thomas Anderson | États-Unis | 2014
Baignant dans un constant climat de paranoïa et de confusion, Inherent Vice est une magistrale version sous acide du Chinatown de Polanski dans laquelle l’Amérique square complote la répression définitive de la révolte hippie. Portrait halluciné d’une Californie qui s’engouffre sans le savoir dans le down des années 1970, d’une utopie éphémère se transformant en cauchemar permanent, ce récit policier précise ses idées au fur et à mesure que se décousent les fils de son intrigue — le désordre de ses intuitions enfumées s’avérant le parfait contrepoison à cette normalité qui revient à la charge, envoyant dans des hôpitaux psychiatriques de luxe les riches qui rêvaient de redistribuer leur argent et les vedettes hollywoodiennes ayant sympathisé avec le communisme. Un peu paradoxalement, le chaos contrôlé qu’orchestre ici le génial Paul Thomas Anderson est la démonstration la plus probante qu’il nous ait offerte de cette suprême autorité avec laquelle il commande les moyens d’expression propres au cinéma. Peut-être, justement, parce qu’il s’y libère définitivement des contraintes inhérentes aux chefs-d’œuvre légèrement calculés qu’étaient There Will Be Blood et The Master – pour embrasser totalement l’éclatement, l’incertitude d’un récit qu’il réussit à ordonner sans jamais en contenir ou en étouffer la singulière et clairvoyante bizarrerie.
Texte : Alexandre Fontaine Rousseau
ARABIAN NIGHTS
Miguel Gomes | Portugal | 2015
Il était une fois, un cinéphile déçu par le cru cinématographique 2015 : « Il n’y a rien à se mettre sous la dent, se plaignait-il, une vraie austérité artistique ! » – « Mais comment, de lui répliquer un ami mieux renseigné, c’est que tu n’as pas vu Arabian Nights ! Même s’il s’agissait du seul film sorti cette année, ses richesses suffiraient à combler ton appétit de cinéma ! Voilà bien le seul film dans lequel tu retrouveras du documentaire débordant d’empathie et des baleines échouées qui explosent ! ». Il n’en fallut pas plus pour persuader notre pessimiste d’y jeter un œil, et aussitôt il fut happé par cette poésie singulière qui cherche à représenter un réel si ahurissant par nature que son cinéaste, Miguel Gomes, n’avait d’autres choix que d’en faire un (des) conte(s) – car sinon, qui pourrait croire que des politiciens ont ainsi déclaré l’austérité, au point de mettre leur pays dans cet état lamentable ? C’est trop idiot… Alors il faut convoquer tous les pouvoirs du cinéma, et ceux de Shéhérazade pour faire bonne mesure, afin de pouvoir se convaincre que pour le meilleur et pour le pire ce monde idiot est bien le nôtre. « Le cinéma, quand il se fait grand, nous redonne notre croyance au monde » se rappela le cinéphile, deleuzien à ses heures. Et c’est ainsi, que grâce à Arabian Nights, il renoua avec son enchantement pour le cinéma.
Texte : Sylvain Lavallée
Film sur le sommeil, film sur le rêve, film à demi rêvé dans un état d’éveil précaire, Cemetery of Splendour confirme le caractère foncièrement unique du cinéma d’Apichatpong Weerasethakul. À sa conception personnelle (de même qu’étrangère à notre regard occidental) du monde s’accorde une conception radicalement différente du septième art : une séance de méditation devient ainsi une occasion de sortir de notre propre corps, de même qu’une invitation à projeter un instant notre esprit en dehors de la salle dans laquelle le film est lui-même projeté. Ce cinéma est, en ce sens, peut-être le seul qui nous incite à même l’image à nous concevoir en dehors de l’image. Le cadre s’y révèle particulièrement perméable, conscient de la présence d’un hors-champ qui s’étend jusqu’à la place qu’occupe le spectateur dans l’univers tout comme l’image y paraît sensible à l’existence d’un monde situé à la lisière du visible. Le cinéaste thaïlandais cultive une forme de réalisme qui réenchante le réel, filmant de manière naturaliste la cohabitation dans un même instant de temps distincts qui ne sont pourtant pas discordants. Le passé habite chez lui le présent par l’entremise du souvenir ; et si le cinéma est bien un art de la mémoire, Apichatpong Weerasethakul maîtrise mieux que quiconque sa capacité à amplifier et transformer par l’entremise de celui-ci notre rapport au temps.
Texte : Alexandre Fontaine Rousseau
Pas un plan ni une ligne de Carol ne semblent lui faire défaut, tellement la maitrise de Todd Haynes et celle de ses deux comédiennes (Cate Blanchett et Rooney Mara) s’emboitent dans une forme de symbiose parfaite que le cinéma donne rarement à voir avec autant de sensibilité. La mise en scène articulée et l’élégance de la narration invitent les comparaisons les plus dithyrambiques avec les grandes œuvres classiques, les meilleurs mélodrames de Douglas Sirk et de Nicholas Ray remontant nécessairement à la surface de cette réalisation qui embrasse les plus beaux atours de la forme hollywoodienne tout en creusant son potentiel d’aliénation chronique. Mais limiter Carol à l’exercice de style néo-classique et totalement contrôlé reviendrait aussi à lui refuser ses aspects les plus originaux (c’est dire), tous ses moments où la tranquillité apparente du cadre fait poindre un intense pic de névrose ou de passion. Concentré d’une part à dénoncer les habitudes d’une société nord-américaine bordée par l’hypocrisie et confinée à une histoire qui a trop longtemps fait de l’homosexualité la tare des uns et la cible des autres, cette plongée dans les années 1950 explore le regard amoureux et s’y glisse avec élégance et une profonde empathie. Ainsi l’œuvre de Haynes est faite de plans où la société obstrue la vue et où le cinéma, comme la caméra de Therese, permet de s’y retrouver, de regagner une forme d’équilibre éprouvé et de sérénité afin de pouvoir ouvrir les yeux à nouveau, toujours à la recherche de perspectives inédites, d’une forme d’innocence retrouvée.
Texte : Mathieu Li-Goyette
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