DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Trois temps pour Catherine Martin

Par Mathieu Li-Goyette
La plus grande réussite de ce monde, ce serait de demeurer parfaitement secret, à tous et à soi-même. Plus de questions, plus de réponses, une longue saison, sans âge ni raison, ni responsabilité, une espèce de temps sauvage, hors du temps et de la conscience.
Le temps sauvage d’Anne Hébert

Premier : Les grandes lignes

Grandes lignes des images et non grandes lignes de ses sujets, car le cinéma de Catherine Martin ne se confine pas si aisément à des thématiques, mais se régule plutôt par une forte griffe picturale. Cette dernière, visible dès la rigueur de ses Nuits d’Afrique (1990) et décelable jusqu’aux recoins carrés de Trois temps après la mort d’Anna (2010), marque 20 ans de carrière pour une réalisatrice dont les tenants de la mise en scène se sont toujours appuyés sur une connaissance aiguë du langage cinématographique.
 
Valorisant le panoramique dans ses documentaires et le travelling dans ses fictions - l’allégation n’est pas si simple, nous y arrivons - c’est que Catherine Martin voit dans le documentaire la posture du regardeur attentif, mais non engagé dans l’action. Postée là à regarder le temps passer comme les photos du photographe Gabor Szilasi nous le permettaient dans L’esprit des lieux (2006), le panoramique lui permet de regarder, toujours à distance égale et à objectif similaire (il faut dire que Martin s’est toujours entourée de grands directeurs photo en Labrecque, Ferrand et La Veaux), l’évolution d’un monde au gré non pas des années, mais des esprits qui y ont habité. D’une photographie à un photogramme, les maisons ne changent pas, les coins de rue sont identiques, même les câbles électriques semblent suivre les mêmes trajectoires. Seuls les esprits changent, si présents dans un cinéma voulant se rapprocher de l’âme et non du tangible, voire du superflu. Car les gens vieillissent, mais pas les maisons, car les trains roulent sur les mêmes rails et à travers les mêmes villages depuis plus d’un siècle, mais ils sont, après tout, observés par des générations de rêveurs appelés par cette invitation au voyage (Océan, 2002).
 
Intrigue à mener jusqu’au bout d’un voyage à l’intérieur de sa propre conscience, on regarde d’abord les gens s’imaginer monter à bord d’un train, à bord d’un navire (Les dames du 9e) et parcourir le monde, défiant le temps qui leur est imparti à travers cette nacelle immuable, capsule temporelle - les photos des Esprits, le train de l’Océan ou le restaurant des Dames - creusant au coeur d’un Québec révolu.
 
Après quelques courts et moyens métrages avec pour grande thématique le voyage en l’honneur de cette spiritualité recherchée, Catherine Martin débutera une forte réflexion sur le « Québec révolu » et sa volonté propre de le retrouver ailleurs comme la protagoniste montréalaise cherchant de l’exotisme dans Nuits d’Afrique ou comme les différents machos et coeurs brisés de Fins de semaine, tous avatars d’un malaise urbain que la cinéaste représente avec l’intelligence qu’a pu le faire nos grands écrivains québécois (Roy, mais aussi Ringuet, Ferron ou Hébert).
 
Et si la comparaison à la littérature québécoise semble rehausser autant la valeur de cette oeuvre, c’est parce qu’elle n’est pas non plus de la littérature filmée ou du simple poème mis en plan. Les métaphores à go go lui sont interdites et les faux-pas, son rarissimes lorsqu’elle se met à traiter de cette ancienne province. Ontologiquement parlant, des films comme Mariages (2001), comme Dans les villes (2006) ou Trois temps après la mort d’Anna (2010) sont oeuvres d’un cinéma national cherchant à réactualiser ses racines à l’aide d’une forme d’expression qui lui serait propre. Comment donc passer de ces panoramiques et de ces plans fixes aux travellings de Dans les villes? Tournés tous deux la même année, un documentaire traitant du Bas St-Laurent, des terres des premiers colons parvenus en Amérique du Nord, renvoie la balle à un drame choral où lesdits esprits seront amenés à se rencontrer pour discuter de l’état du monde, des choses. Dans un travelling magnifique tourné sur la rue St-Laurent, on suit la protagoniste marcher rapidement - les réminiscences du pouls de la ville nous accrochent au passage - et la tension de son univers, même en plein air, semble tranquillement se refermer sur sa course désespérée. Martin se colle aux déplacements de ses personnages parce que ses personnages se déplacent, tentent sans cesse d’agir ou, sinon comme dans son dernier film, tournent en rond dans la même maison, signe qu’il n’est plus le temps d’agir, mais bien de se repentir dans une rédemption mi-catholique, mi-sensuelle.
 
Une ligne droite, donc un vecteur, dicte la force motrice de ces femmes dont la force leur permettra justement d’entamer ce voyage dans Mariages et de trouver, plus tard, du réconfort auprès de l’homme sage (Robert Lepage dans Dans les villes et François Papineau dans Trois temps après la mort d’Anna). Ceci n’est pas une équation exacte (on se rappelle de beaux travellings dans Océan par exemple, ou d’un plan à l’épaule - le seul? - dans Mariages), mais il me semble que, chez elle, le travelling déploie tandis que le panoramique ne faisant jamais de révolution complète est l’idéal de la contemplation; ne jamais, par respect du beau, se rapprocher des sujets pour les toucher, toujours leur faire face lorsqu’ils s’adressent à nous. C’est peut-être une éthique de documentariste (bien qu’il n’y ait pas de documentariste qui ne soit pas aussi cinéaste), mais surtout une façon de voir filer le monde entre nos doigts.



Deuxième : Les courts métrages
 
En remontant à Nuits d’Afrique (1990), l’un se rend compte de la cohérence du discours et des désirs des personnages chez Catherine Martin. Élise Guilbault - on se plaît d’ailleurs à la voir sous un jour très « années 90 » - côtoie un Marc Messier en pleine forme. Outre cette curiosité, Nuits d’Afrique est un film sombre, se passant principalement la nuit et à l’intérieur d’appartements stylés, une femme s’aperçoit qu’on envoie à son adresse des cartes postales adressées à une amante qu’elle n’est pas. Sans pouvoir, ou vouloir, répondre, elle continuera d’accepter les mots de cet inconnu exilé dans les déserts africains. Cherchant l’aventure, elle y trouvera un amour illusoire, sans preuve tangible, sinon celle de sa passion pour l’idée que cet homme incarne : l’évasion.
 
C’est ainsi qu’on la suit patiemment préparer un départ, rencontrer et abandonner sa fréquentation, revoir des amies ou tout simplement occuper son temps. Nul réalisme n’est ici en cause, nul désir de la voir travailler « dur » ou de la voir « abusée ». Premier moyen métrage pour Catherine Martin, Nuits d’Afrique est le récit d’une femme espérant être enlevée de Montréal, puis emportée loin, très loin, à la recherche d’une vérité dont elle ne saisit pas encore le sens.
 
Toujours aussi égarés, les personnages de Fins de semaine (1995) incarnés par de nombreux visages connus (Alexis Martin et Catherine Martin elle-même) parcourent Montréal en nous dictant leurs relations à l’amour et aux tons gris de la ville. Contrairement aux images fortes et contrastées de Nuits d’Afrique, Fins de semaine est fait dans l’urgence, sympathique jusque dans ses dialogues les plus oubliables, mais remarquable par une volonté déjà louable de filmer un territoire urbain. Alexis Martin nous parle, mais nous ne manquons jamais de voir la ville de Montréal s’étendre derrière lui.
 
Bien avant L’esprit des lieux, il semblerait que les personnages de la cinéaste dépendent, au moins depuis ce film, de l’environnement qui les scrute. Toujours question d’un contexte « immuable » (une situation désagréable, un amour perdu, une femme désirée), la complexité de Fins de semaine tient en sa structure entremêlant de nombreuses histoires en deux douzaines de segments pour une durée totale d’à peine trente minutes! Le voyage les appelle toujours autant tandis que la mise en scène de Catherine Martin prend enfin son envol et trouve le calcul qui fera la qualité d’Océan, l’énergie qui animera les grandes idées de Mariages.
 
Dernière étape avant le premier long métrage, Les dames du 9e prend déjà ses distances face aux idées voyageuses des deux précédents. Plus sobre, plus maîtrisé, il est le premier de ses films construit autour d’une problématique parfaitement réfléchie. Au 9e étage du grand magasin Eaton se cache un restaurant unique en son genre : une reproduction d’une salle à dîner d’un paquebot transatlantique datant du début du siècle. Ouvert en 1931, rien n’a changé, sinon les gens qui y sont passés (encore). Des femmes, des filles et des grands-mères surtout, l’idée de la filiation mère-fille s’installe pour s’apaiser à la fin de Trois temps après la mort d’Anna; le deuil est complet, la femme prendra la mesure de son nouveau destin qui, sait-on jamais, se concrétisera peut-être dans un désir de voyager (du moins, le prochain projet de Catherine Martin pointe vers cette direction).
 
Quant à ces dames, elles y vont pour se divertir, pour échapper au quotidien, pour quêter un voyage impossible dû à leur condition sociale ou à leur âge. Elles reviennent toujours au même endroit (comme le photographe de L’esprit des lieux) pour tâter le terrain qu’elles ont toujours foulé. Martin y entremêle reconstitution historique (le plaisir des costumes n’est jamais bien loin pour celle qui, montant du documentaire, a fait ses armes de réalisatrice dans la fiction) et poésie inventée, inspirée par la bouche des survivantes de ce grand rafiot échoué en plein centre-ville de Montréal. Peu de temps après le tournage, le restaurant ferme suite à la faillite d’Eaton. Simple voyage dans l’imaginaire de ces femmes bercées par le bruit d’un océan trop lointain, le documentaire s'impose comme le testament d’une tradition.
 
Cette étendue d’eau, ce voyage possible, on s’en approchera, non pas par bateau, mais dans ledit Océan, nom du train se dirigeant vers l’Atlantique qui, d’une certaine manière, vient boucler la boucle des « voyages » pour Catherine Martin qui, forte de ces films, entamera avec Mariages l’un des plus beaux corpus du cinéma québécois contemporain.



Troisième : Un néo-classicisme

Et quelle est donc cette place dans le « cinéma québécoise contemporain »? Face à la déception au box-office d’un film de la trempe de Trois temps après la mort d’Anna, difficile de ne pas geindre à la vue du succès de Filière 13 de Patric Huard ou bien aux attentes tout à fait positives du public face au Y’en aura pas de facile de Marc-André Lavoie. Sans vouloir rebondir sur ces éternels humoristes ou sur l’exclusion d’un cinéma d’auteur par la masse payante des sièges en salles, il faudrait plutôt se contenter (et ce n’est certainement pas une mince affaire) de replacer Catherine Martin après la venue des Brault, Perrault, Lamothe même si, dit-on, elle doit peut-être plus au Français Depardon. La placer après l’OEuvre d’un Jean-Claude Lauzon, aussi sensible, plus classique, mais aussi juste en matière d’évasion ou de personnages à l’entourage disjoncté et aux familles mal composées.
 
C’est qu’on sent dans la poésie de Dans les villes, l’odeur du grand air et des prés et, dans Mariages, l’harmonie des paysages laissant deviner au loin le germe du mal-être urbain. Sorte d’ascenseur d’une époque à l’autre, on voyage (comme quoi ce n’est pas que ces personnages qui voyagent) d’un temps à l’autre d’un Québec à la recherche de son identité. Lorsque trop effrayé, c’est la fuite qui s’avère la seule issue (Nuits d’Afrique, Fins de semaine). Cette peur et ce désir de la fuite se transmet justement de génération en génération (Les dames du 9e) et comme la filiation est un lien donné par le sang et officialisé par les obligations de l’Église (Mariages), elle trace aussi en filigrane les hypothèses perspicaces de Catherine Martin face à l’angoisse québécoise (Trois temps après la mort d’Anna) d’avoir (été) abandonné trop tôt ce qui était notre espoir de singularité (jadis la France, il n’y a pas si longtemps deux référendums). Résultat : un Montréal malaisé (Dans les villes) et nos campagnes où seuls les esprits demeurent encore (L’esprit des lieux). Mais là n’est pas une déclaration ni une complainte. Nous le verrons plus loin dans les textes et l’entretien, voilà un cinéma de l’hypothèse.
 
Pas plus souverainiste, que sceptique, elle traite donc, depuis plus de 20 ans, de cette identité cachée, ensevelie sous les défaites et les non-dits. Cinéma fondamentalement national, il s’érige sur un classicisme (l’ONF française, mais aussi les Pool ou Lauzon) révolu. À l’heure où l’éclectisme a gagné nos rivages, il est probablement plus essentiel que jamais de rencontrer cette OEuvre originale, posée et brillamment exécutée où la philosophie rejoint les sentiments et où les préoccupations sociales ne se brouillent dans aucun parti-pris tendancieux. Voilà donc sept films.
 
Sept films pour comprendre nos torts passés et sonder les doutes de notre avenir, sans plus de prétention qu’il n’en faut pour comprendre l’importance de ce que Catherine Martin a entrepris.
 
C’est un monde secret, pour paraphraser Anna Hébert, ou il n’y a de questions ou de réponses, une longue saison, une espèce de temps sauvage, hors du temps et de la conscience, un pur espace de réflexion pour nous faire saisir l’ampleur de notre histoire.
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 31 août 2010.
 

Rétrospectives


>> retour à l'index