IL N'Y A PAS DE FAUX MÉTIER
Olivier Godin | Québec | 2020
« Il n’y a pas de faux métier », se dit sans doute Denzel Washington, condamné à jouer dorénavant dans des sitcoms ; « il n’y a pas de faux métier », essaie aussi de croire Marie-Cobra, à qui on répète sans cesse qu’elle a écrit un scénario « de marde ». Il n’y a pas de faux métier, c’est le titre qu’on donne à son film après avoir essuyé un énième refus des institutions financières, pour noyer l’amertume dans des dialogues, encore et toujours plus de dialogues, dans une ferveur de l’écriture qui cherche à (se) convaincre qu’il y a un avenir dans les mots, même si les institutions s’obstinent à dire non. La parole devient chez Olivier Godin une véritable force de résistance, ou du moins c’est elle qui vient combler la pauvreté des moyens, ces images que nous pourrions croire vides si elles n’étaient pas aussi savamment découpées par la lumière, une nudité travaillée cherchant à accueillir la parole, pour que celle-ci, dans son élan, fasse naître tout un monde. Le film se tient ainsi entre la déception de l’écriture, de celle qui échoue à faire lever un projet, et au contraire la puissance des mots, qui suffisent à faire cinéma, contrairement aux idées reçues accordant prépondérance à l’image, une écriture qui se relève de la déception et de l’amertume pour se déployer dans toute sa richesse expressive. Il n’y a donc rien de pauvre dans ce cinéma à la forme singulière, que Godin maîtrise toujours un peu plus de film en film, tant il est si riche en humour, en personnages colorés, en imagination, en émotions, en acteurs dévoués — en un mot, en cinéma.
Texte : Sylvain Lavallée
JE M'APPELLE HUMAIN
Kim O'Bomsawin | Québec | 2020
Avouons-le d’emblée, l’une des principales raisons pour laquelle Je m’appelle humain se retrouve dans notre Top 30 2020 est son sujet, la poétesse innue Joséphine Bacon. D’abord, sans elle, pas de film, évidemment. Mais c’est aussi beaucoup plus que ça. Joséphine Bacon occupe — non, habite — chaque centimètre du film comme une maison, chaque pause dans le montage comme une respiration sereine, chaque mouvement de caméra comme un regard contemplatif, chaque cadrage comme un état d’esprit à la fois neuf et très ancien sur le monde. Toute menue, le corps un peu tordu, le pas lent et dandinant, humble et naturelle jusqu’au bout des ongles — tout chez Joséphine Bacon pourrait la rendre invisible. Sans fausse modestie, elle ne comprend pas trop elle-même l’intérêt qu’on lui porte. Mais il suffit de croiser son pétillant regard bleu acéré, d’apercevoir sa bouche fendue d’un sourire immuable, d’entendre sa voix réconfortante, d’écouter ses mots simples et sincères pour comprendre à quel point son irrépressible force intérieure est absolument irrésistible — et communicative ! Mais Bacon n’est pas non plus la seule raison de la présence du film dans notre palmarès annuel. Sans la vision impeccable de la documentariste abénakise Kim O’Bomsawin, aussi discrète et attentive que fluide et enveloppante, toute en nuance et en douceur, on n’aurait pu découvrir la poétesse de façon aussi entière que respectueuse. Alternant gros plans du visage rieur de Bacon et plans généraux des paysages nordiques qu’elle traverse, qu’ils soient urbains ou sauvages, la réalisatrice capte à chaque instant la lumière que dégage Bacon de tout son être. Si la cinéaste aborde à quelques reprises, brièvement et à l’aide d’intermédiaires proches de son sujet (les poétesses Laure Morali et Marie-Andrée Gill), le passé parsemé de tragédie de Bacon, ni le film ni sa protagoniste ne se montrent très intéressés à s’attarder longuement sur ces moments insoutenables de déracinement et de violence. Non pas parce qu’ils n’ont pas d’importance, mais parce que Bacon, par sa quasi miraculeuse existence, par ce qu’elle appelle son « entrée par accident » dans l’écriture, par son insistance à vivre dans le présent au cœur de la vie présente, bref, parce que Bacon a réussi à transcender son passé en conservant une joie et un optimisme contagieux, un émerveillement qu’on dirait d’enfant, mais qui est plutôt justement celui de celle qui a tout vécu, tout compris. Et qui est là, simplement, pour nous parler de sa langue, du territoire, de la nature, pour son peuple en s’oubliant elle-même. Heureusement, grâce à Kim O’Bomsawin et au-delà des écrits de Bacon eux-mêmes, il sera impossible pour le reste de nous d’oublier la plus émouvante et la plus candidement humaine des poétesses du Québec.
Texte : Claire Valade
THE WILD GOOSE LAKE
Diao Yi'nan | Chine | 2019
Cinq ans après son film récipiendaire de l’Ours d’or à Berlin, Black Coal Thin Ice, Diao Yi’nan poursuit avec The Wild Goose Lake son exploration des territoires en transformation de la Chine à travers l’utilisation du film de genre. Alors qu’il s’intéressait à la province de Heilongjiang dans Black Coal Thin Ice, il pose ici sa caméra sur Wuhan, une ville autrefois industrielle qui s’est inscrit dans les récents développements urbains du territoire chinois pour rapidement devenir une des grandes villes modernes du pays… avant de se faire connaître du monde entier en décembre 2019 comme le point d’origine de la Covid-19. Diao ancre son film dans la réalité, devenant de moins en moins tangible, pour éventuellement en donner une impression d’irréel. En effet, son récit suivant un criminel en fuite avec une femme aux intentions nébuleuses s’appuie sur des évènements et des personnages réels, comme le congrès des voleurs du film qui s’inspire d’un sommet de criminels qui a eu lieu à Wuhan en 2012 (date à laquelle le récit se déroule), et fait entendre les protagonistes dans le dialecte spécifique de Wuhan. Le cinéaste utilise ensuite les codes du film noir pour mettre en contraste un monde où le crime, la corruption, les rapides mouvements sociaux et les fortes inégalités sont tous inévitablement liés. Insérant dans son récit des flash-backs imbriqués et des changements de perspective, Diao renforce l’aspect onirique du film, qui est beaucoup moins investi dans la narration d’une histoire linéaire que dans la création d’une atmosphère. S’enveloppant dans un style flamboyant et une mise en scène calculée, The Wild Goose Lake impressionne par les images créées par son directeur photo Dong Jingsong (Black Coal Thin Ice, Long Day’s Journey Into Night) qui éclaire chaque déambulation nocturne avec les néons qui pullulent dans la ville, effectuant du coup une des plus belles mises en scène urbaines des dernières années, rappelant les stylisations de Wong Kar-wai. Avec The Wild Goose Lake, Diao reconfigure le film noir en le réduisant à l’essentiel, nous laissant découvrir deux corps en mouvance, fuyant des menaces abstraites vers un destin incertain, traversant des territoires flous qui se transforment plus vite qu’eux.
Texte : David Fortin
TIME OF MOULTING
Sabrina Mertens | Allemagne | 2020
Notre palmarès se poursuit avec le premier de deux contes initiatiques funestes, celui-là dans l’Allemagne rurale des années 70, au sein d’une lande solitaire, glauque, perdue quelque part entre l’ethnographie anthropophage de Tobe Hooper et la froideur cynique de Michael Haneke. Terreau fertile pour un film dur, mais jubilatoire, doté d’un humour noir savoureux et d’un potentiel iconoclaste opportun. Time of Moulting constitue surtout la preuve du talent inespéré de la metteuse en scène Mertens qui, avec ce premier long métrage, réalisé dans le cadre de ses études à l’école de cinéma de Bade-Wurtemberg, démontre une maîtrise surprenante du cadrage, de la spatialisation, de la narration atmosphérique et de la métaphore visuelle, c’est-à-dire de l’histoire de l’art au service d’une illustration de l’existence humaine envisagée comme un simple processus de déliquescence.
Le film narre le récit de la pauvre Stephanie, jeune fille d’abord, puis adolescente (après une ellipse mitoyenne de dix ans), mais toujours prisonnière d’une demeure familiale délabrée qu’elle partage à contrecœur avec une mère hypocondriaque et un père indifférent. Or, s’il s’agit bel et bien ici d’un portrait individuel de l’aliénation, la mise en scène propose en fait une réflexion beaucoup plus cruelle, amusante et universelle sur l’idée des humains comme bêtes d’élevage. Comme viande. C’est ce que suggère du moins la structure en vignettes statiques, qu’on assimile aux photos de famille trouvées dans la remise, clichés funestes d’une famille décédée d’avance, condamnée à se fondre parmi les déchets poussiéreux, la pisse de chat rance, et les steaks grisonnants qui les entourent. Dotés toujours d’une facture terreuse et prosaïque, les tableaux vivants qui constituent les pages du récit se dédoublent ainsi sans effort en natures mortes, question d’illustrer la vie non pas comme un processus de floraison, mais comme un inévitable pourrissement. Le résultat est une sorte de fantasme gothique saturé d’empreintes funèbres scéniques et auditoires, incluant une bande sonore subtilement anxiogène, ponctuée d’émoustillants bruits de viande triturée, ainsi qu’un sublime spicilège du sadomasochisme ordinaire, lancer du chat, automutilation dentaire et tentatives de suicide au pistolet d’abattage. Bon appétit !
Texte : Olivier Thibodeau
UNDINE
Christian Petzoldt | Allemagne | 2020
Pour sa seconde collaboration avec Paula Beer et Franz Rogowski (suite à Transit, une adaptation anachronique du roman d’Anna Seghers), Christian Petzold se tourne vers la figure de l’ondine (nymphe aquatique ou sirène, dépendant du mythe) pour à nouveau faire décoller ses thèmes du réel. Ainsi, Undine et Christoph — l’un à l’Est, l’autre à l’Ouest ; l’une forte de tête l’autre de corps ; l’un scaphandrier, l’autre historienne — se rencontrent et tombent en amour : de cet amour de cinéma, qui ne peut — on s’en doute — que chavirer. Ainsi, le cinéaste virtuose extrapole son habituelle cartographie de la ville de Berlin, comme du cœur de ceux qui y habitent, et l’inscrit au registre d’un conte fantastique au sein duquel croule une menace sourde, sous-marine ; un film où se côtoient un passé de légendes et de rivières à son triste envers : la ville « libérée » (c’est-à-dire néolibérale), constituée d’immeubles imposants et d’incessants projets de construction, dans l’ombre desquels déambulent les tourtereaux comme autant de figurines dans une maquette miniature. La puissance des émotions excavées par cette mise en scène du pressentiment, où se croisent autant d’habiles juxtapositions entre un passé vécu et le présent qu’il reste à écrire, permet une véritable spatialisation de l’amour dans le temps. Loin de l’emprisonner dans un cadre géométrique, Petzold en accentue l’indicible vertige, jusqu’à ce que tombe l’inévitable leçon, propre au conte amoureux qu’il adapte : sur ces fantômes qui nous hantent, et sur la nécessité de passer outre, d’aller au-delà, de choisir la vie, au risque de se laisser submerger par les flots aux rives desquelles s’écrit l’Histoire.
Texte : Ariel Esteban Cayer
BABYTEETH
Shannon Murphy | Australie | 2019
Un autre conte initiatique funeste, se déroulant en Australie cette fois, aux antipodes de l’Allemagne de Sabrina Mertens et de ses pulsions morbides. Babyteeth a beau constituer lui aussi le portrait d’une mort annoncée, il s’en dégage un humanisme touchant et un humour radieux, dont l’action combinée illumine le sombre destin de sa protagoniste adolescente, condamnée à mourir avant la majorité. Malgré les larmes, on sort indubitablement ragaillardi du visionnage vu l’infinie perspicacité dont fait preuve l’autrice dans sa représentation de la beauté éphémère de l’existence, elle qui prétexte aborder la mort et le malheur pour parler en fait de vie et de bonheur. Just another diamond day sous l’ombre de Thanatos.
C’est sous le thème de la communion que le film s’épanouit, celle des personnages, qui se rescapent l’un l’autre malgré leurs excentricités et leurs a priori, mais surtout celle du spectateur et de ceux-ci, entre lesquels on favorise une forme de synchronicité perceptuelle. La somptueuse bande sonore est cruciale à cet égard, alors que la musique, majoritairement intradiégétique, permet à la fois l’ancrage sensoriel du spectateur dans le récit et la catharsis communale des personnages, avec qui nous vivons de tendres moments d’intimité mélomane. L’intimité, par contre, n’est pas ici qu’affaire de proximité, mais bien d’harmonisation des points de vue. La mise en scène adopte ainsi cette qualité instinctive, inquisitrice et candide qui est celle de sa protagoniste, émulant son approche lyrique d’un monde qu’on nous invite à découvrir sous le prisme de son propre émerveillement désespéré. La communion des personnages implique également une conciliation de leurs perspectives individuelles et un recentrement créatif de la marginalité. Les bourgeois cessent de mépriser les paumés, et nous de mépriser la bourgeoisie, dont on nous offre une satire affectueuse, exempte de cynisme, mais empreinte plutôt d’une humanité vibrante. Humanité dont déborde également l’irrésistible distribution, dominée par l’étrangement charismatique Toby Wallace et la fulgurante Eliza Scanlen, qui revêt souvent des airs de star.
Texte : Olivier Thibodeau
THE WOMAN WHO RAN
Hong Sang-soo | Corée du Sud | 2020
La filmographie de Hong Sang-soo s’apparente à un poulpe aux tentacules se régénérant au fil des coupes et des reprises de mouvement. Or, d’animaux concrets dans le cinéma d’Hong, il me vient de mémoire justement qu’un seul petit poulpe, celui-là que le protagoniste vomit dans Oki’s Movie (2010) et que l’on peut voir remuer dans la neige, après qu’un idiosyncratique zoom in ait mis l’accent sur l’absurdité de sa survie. Aussi m’a-t-il semblé que la présence tout aussi naturelle qu’éruptive des figures animalières dans The Woman Who Ran reconduisait la dimension céphalopode d’une œuvre qui n’a de cesse d’explorer et d’approfondir une fascination pour la répétition comme « multiplicité, diversité, différence ». Faut-il alors penser que le motif de l’animal — des coqs qui picorent et coquelinent à l’envoûtement du regard de cet immense chat qui, à lui seul, enveloppe tout un pan de l’histoire du cinéma (comment filmer un chat reconduisant au film de Truffault que l’on sait) — est ce qui permet d’ouvrir un peu plus grand la brèche qu’avait déjà entrouverte Hotel by the River (2018) ? Car le mutisme animalier fait ici la cour à l’amitié féminine, comme si se rapprocher de l’énigme de ce qui nous regarde sans parler permettait d’aller encore plus près de cette relation déjà montrée sinon pointée dans Hotel…. Espace différé de celui des hommes, avec ses politesses et ses franchises, ses pensées et ses partages, ses tranquillités et ses inquiétudes, la relation à géométrie variable des femmes entre elles, fil qui se noue plus singulièrement autour du personnage de Gam-hee (Kim Min-hee) que nous suivons durant une journée passée loin de son mari, ne souffre pas pour autant d’exotisme de genre. Le Hong de la maturité aspire à la délicatesse. Et dans The Woman Who Ran, ce n’est non pas seulement en vertu de la réflexivité des femmes que cette délicatesse se fait jour, par opposition à une certaine impulsivité et narcissisme complices de jouissives et pathétiques cuites au soju, mais parce que cette délicatesse vise à un affranchissement délibéré des détails narratifs à l’issue des complications amoureuses, qui de fait ne proviennent qu’estompées, à l’état d’extériorité, rumeur psychologique lointaine, obligations suspendues le temps d’un fruit partagé. Cette épure narrative touche à la maîtrise calligraphique. Nous l’habitons comme Gam-hee devant ce beau plan de mer, c’est-à-dire consolés par la condensation de l’immensité, par la complexité devenue simple.
Texte : Maude Trottier
NADIA, BUTTERFLY
Pascal Plante | Québec | 2020
Après un premier long-métrage salué par la critique (Les faux tatouages, 2017), Pascal Plante confirme son talent dans cette chronique sportive, qui couvre les dernières heures de la carrière d’une nageuse aux Jeux olympiques de Tokyo. Le tour de force du réalisateur est d’avoir suivi un fil narratif qui évolue a contrario du film sportif ; Nadia, Butterfly est en effet construit sur le mode du decrescendo, en tant qu’il épouse le trajet d’une chute. Le paroxysme de l’intensité dramatique loge en effet au début du film, dans cette scène mémorable de la course à relais qui mène à la victoire de l’équipe canadienne. Le récit se noue alors autour de la retraite précoce de Nadia (incarnée par Katerine Savard, nageuse médaillée de bronze aux Jeux de Rio) — décision difficile pour une athlète au sommet de sa forme et que seule la protagoniste semble réellement comprendre. De cette prémisse découle une horde de questions sur l’identité, l’amitié et la féminité, portées par des dialogues subtils, qui participent à la construction d’un personnage féminin complexe. L’œuvre présente en effet la nageuse sous plusieurs contradictions, Nadia incarnant tout à la fois la détermination et la force, mais aussi la fragilité et l’immaturité d’une adolescente, en proie à des envies et des affects puérils (comme lorsqu’elle performe, ivre, une chanson, ou lorsqu’on la voit agir par impulsivité ou se confondre en regrets.) L’intérêt du film loge également dans la perspective externe qui semble surfer sans adhérence sur la protagoniste, qui devient une sorte de figure impénétrable, « bartlebyenne » (à l’instar de l’héroïne de Sarah préfère la course [2013]), sur laquelle on n’a que peu de prises, sinon qu’à travers les contrastes offerts par les autres personnages plus « solaires » du film. Dès lors, le film apparaît moins comme le récit d’une athlète que comme le récit d’une femme en quête de son identité propre. Car Nadia connaît-elle elle-même la raison qui l’incite à prendre sa retraite aussi jeune ? A-t-elle véritablement accès à son désir propre, elle qui se présente au monde comme ne sachant faire qu’une chose : « nager vite » ?
Que ce soit par ses travellings saisissants, le montage aéré et peu syncopé ou encore l’audace d’avoir choisi des protagonistes non-actrices, le film apporte un regard tout à fait original dans le paysage du cinéma québécois.
Texte : Sarah-Louise Pelletier-Morin
ZOMBI CHILD
Bertrand Bonello | France | 2019
La mise en parallèle qu’opère Bertrand Bonello dans son dernier film est on ne peut plus audacieuse : entre l’histoire d’un zombi en Haïti, essayant de s’affranchir de son esclavage et de son état de mort-vivant, et celle d’une jeune femme, à Paris, dans une école pour les enfants dont les parents ont reçu la Légion d’honneur, cherchant à se délester d’une peine d’amour dévorante. Tout le film fonctionne par échos, résonances — d’un côté le rituel vaudou transformant l’homme en zombie, de l’autre les rituels initiatiques propres à la vie au lycée — des associations libres, intuitives, qu’il est impossible de rationaliser pour en tirer un discours clair. De Patrick Boucheron, historien que nous voyons, en début de film, enseigner le dix-neuvième siècle français, Bonello reprend l’idée d’une Histoire « hoquetante, souterraine », plutôt qu’une Histoire continue, téléologique : la France n’a pas été à la hauteur de ce que promettait la Révolution, l’idéal de liberté et d’affranchissement du peuple. Que ce discours soit tenu à l’intérieur des murs d’une école on ne peut plus élitiste n’échappe pas au cinéaste, comme si pour lui les idéaux de la Révolution française venaient s’échouer (encore) de manière violente sur les murs d’une telle institution, en même temps que l’entêtement de la protagoniste à vouloir utiliser le vaudou pour se déposséder de son amour passionnel rejoue en creux une attitude colonialiste, d’appropriation aveugle de la culture d’autrui, qui est elle aussi négation de liberté. « Écoutez monde blanc les salves de nos morts », écrivait René Depestre, auteur haïtien cité en exergue, par ce rapprochement étrange entre deux cultures, Bonello tire un film puissant, une expérience envoûtante à la finale cauchemardesque.
Texte : Sylvain Lavallée
THE CLOUD IN HER ROOM
Zheng Lu Xinyuan | Chine | 2020
L’errance de Muzi (Jin Jing) est répercutée dans chacun des plans et des trouvailles visuelles du premier long métrage de Zheng Lu Xinyuan, lauréate du Tigre d’or de Rotterdam en 2020, nouvelle cinéaste qui s’inscrit dans cette même lignée du nouveau formalisme chinois (Hu Bo, Bi Gan, Diao Yi’nan, Gu Xiaogang), venant les rejoindre sur la beauté des images sans toutefois y arriver par les mêmes chemins ou pour les mêmes raisons. Profondément ancré dans une posture féministe et aliénée par la société chinoise, Muzi revient à Hangzhou à l’instar de la cinéaste ayant fait école aux États-Unis. À son retour, la Chine a changé, méconnaissable, opacifiée par un noir et blanc de soirée blasée qui se méprend avec la pollution de l’air ambiant. Zheng tranche ainsi vivement dans l’état d’âme chinois, et plus précisément dans sa nécessité d’imaginer des subjectivités aussi affirmées ; l’impressionnisme des plans y est pour beaucoup, avec ses inversions, ses polarisations du cadre par des oppositions brutales entre la protagoniste et la ville brumeuse, tentaculaire, qui confirme avec les autres auteurs de ce nouveau formalisme chinois qu’il est architectonique ou qu’il n’est rien, qu’il taille dans les idées de grandeur immobilière de la Chine pour en faire le reflet de sa déshumanisation matérialiste, où le sens commun s’effondre sous le poids du nombre et où la planification des méga-chantiers semble annoncer des condamnations d’avenirs d’ampleur pharaonique. Composite dans son allure, The Cloud in Her Room fait donc surtout de sa variété d’inventions un centre de révolution, sa logique de fuite et de subversion (« Fuir, mais en fuyant, chercher une arme ») où l’inventivité s’avance à chaque reprise sous un nouvel angle, donnant à voir toutes les ondulations possibles de la déconnexion interindividuelle, sans non plus les épuiser, préférant maintenir un jeu joueur, artisanal, dont la sexualité passagère est d’ailleurs d’une douceur provocatrice, car elle demeure loin de toute exploitation ou de performativité tapageuse, préférant en faire le lieu secret d’une subjectivité qui, pour échapper à la langueur, préfère se livrer à soi, exactement comme le regard génial de Zheng parvient à renaître scène après scène.
Texte : Mathieu Li-Goyette
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