S'il est difficile de ne pas comparer
13 Assassins, c'est parce qu'il est aussi redevable des maîtres japonais qui l'ont précédé. Le film de
Takashi Miike s'inscrit, avec son remake - en 3D - du
Hara-kiri de
Masaki Kobayashi et
The Last Ronin de
Sugita Shigemichi, dans une réinvention contemporaine du «
jidai-geki » (film se déroulant à l'ère du Japon médiéval). Miike, peut-être parce qu'il a autant tourné depuis 1991, en est à un point où l'art de raconter n'a plus de secrets pour lui, où la violence, dont il a explorée les moindres recoins, est devenue une matière qu'il manie comme d'autres maîtrisent la comédie ou le drame. Nous sommes probablement tous d'accord ici :
13 Assassins est beau, bien chorégraphié, bien interprété, enlevant par moments, intrigant, épique, etc. Mais là où ceux souhaitant me lancer la première pierre seront plus nombreux, c'est lorsque j'avancerai que le truand japonais vient de vampiriser un pan du cinéma, une boîte de Pandore qu'il n'aurait pas dû ouvrir si innocemment. Après tout, on crie à qui veut bien l'entendre que
13 Assassins est l’un des meilleurs bouts de cinéma de sa carrière, voire l'un des plus importants. Je dirai ici qu'il est son talon d'Achille, son film le plus ambitieux, peut-être même son plus réussi, mais aussi celui qui démontre pourquoi il ne sera jamais aussi grand qu'on aimerait le croire.
Nous sommes en 1844. L'ère Edo tire à sa fin et l'occidentalisation accélérée du Japon n'est pas bien loin. Les chandelles feront bientôt place aux lampes à l'huile et l'éclairage du film, à mi-chemin entre la pénombre et la lueur, traduit cette période de l'entredeux. Entre la civilisation et la barbarie d'une époque que l'on souhaite enterrer, un shogun fou torture des familles et fait régner sur ses sujets un enfer dans la veine du marquis de Sade (non loin du protagoniste de
L'empire des sens de
Nagisa Oshima, celui de Miike est assoiffé de violence tandis que l'autre était assoiffé de sexe). Les carcasses amputées trempent dans la bave et le sang, les épées se dégainent aussi vite qu'elles se rengainent et le propos du cinéaste, sous ses séquences grandiloquentes, semble tourner autour de la volonté d’être un samouraï. Avant tout un remake d'un «
chanbara » réalisé en 1963, soit après
Yojimbo,
13 Assassins emprunte honteusement à
Akira Kurosawa ses mécanismes les plus célèbres, soit l'inclusion d'un personnage caricaturé à la Kikuchiyo (incarné par
Toshiro Mifune dans
Les sept samouraïs) et la formation d'une équipe d'élite dans le but d'accomplir une tâche impossible. Certaines scènes, certains dialogues, font directement référence au classique du maître tandis que l'écriture des personnages, bien que moins fine et plus expéditive, renvoie à la première heure de son prédécesseur.
Alors que ce dernier surpassait le genre en le réinventant complètement,
13 Assassins le simplifie, le ramène là où il était auparavant : treize guerriers devront assassiner le shogun fou. Point. Rien de plus. 140 minutes pour une mission où les habitants du village piégé n'entreront jamais en contact avec les protagonistes, où la préparation des pièges sera tassée du revers de la main, où Miike préférera se laisser une immense séquence d'action plutôt que de la mettre minutieusement en place. Il en résulte un massacre, une avalanche de corps découpés et de mares de sang. Tuant, assassinant, les treize assassins font donc échos aux sept samouraïs. Que gagne-t-on avec ces cinq guerriers supplémentaires? Que perd-on? On gagne une histoire de vengeance en perdant une histoire d'honneur. Au bord du précipice, les treize héros ne périront pas sous le feu de l'arquebuse (Kurosawa y faisait là sa critique de la guerre technocratique), mais bien par la folie. Ils se jetteront sur les troupes ennemies, tenteront d'en tuer une énorme poignée en solitaire comme si, au final, cette grande bataille n'était qu'un jeu où, au fil de leurs victoires contre leurs deux cents adversaires, ils comptaient une à une les pertes de ces derniers.
Il ne s’agit pas non plus, malgré les quelques «
seppukus » présentés (qui rappelleront dans leurs décors et leurs cadrages le film homonyme de Kobayashi), d’une apologie de la folle dévotion des samouraïs. Car l'honneur, ce n'est pas se venger pour protéger un titre dont on nous a anoblis. L'honneur du samouraï, son code bushido, c'est avant tout donner sa vie au nom d'un idéal et d'une figure supérieure. De son côté, Miike en fait plutôt des martyrs, des guerriers qui continueront de se battre même morts (renforçant l'idée que la bataille finale n'est qu'un jeu, le bouffon du groupe reviendra miraculeusement à la vie). Le cinéaste étant seulement politique lorsqu’il ne s'y attend pas (
Audition), il faut croire qu'il a ici perdu la tête face à la guerre qu'il souhaitait mettre en scène.
Tandis que Kobayashi faisait chavirer ses plans lorsque le spectateur se rendait compte de l'absurdité de l'image qu'il voyait dans un état d'extrême lucidité (le sacrifice de Chiijiwa dans
Hara-kiri, la marche éternelle de Kaji dans
La condition de l'homme, etc.), Miike fera ici chavirer sa caméra sous le poids de la violence. Autrefois caméra philosophe dont l'intelligence faisait pencher la raison, c'est ici une caméra devenue folle, enragée par le sang, qui se couche dans la boue avec le héros venant d'empaler une bonne douzaine d'ennemis. Que l'on me comprenne bien :
13 Assassins est un film qui a la rage, celle qui bave en attendant toujours plus de sang. Le village devient une arène, car les villageois invisibles laissent leur place aux combats de gladiateurs qui n'en finissent plus de finir. Sa soif insatiable de sang mise en scène comme il était auparavant question de la critiquer dans les grands courants humanistes du Japon d'après-guerre a quelque chose de dérangeant, de dangereux, presque profane, car malhonnête.
Preuve en est : après avoir triomphé des derniers protecteurs du shogun, le chef des assassins s'approchera de sa cible. Au lieu de l'embrocher, il se laissera empaler pour l'empaler à son tour. Évidemment, les deux mourront. Pour Miike, le sacrifice est d'abord une question de style et non une question de devoir. Lors de la conclusion, les survivants ne reviendront pas sur l'idée du sacrifice et de cette guerre comme étant la dernière d'une époque féodale (ayant échoué à l'intégrer à son oeuvre, le cinéaste se contentera de le mentionner dans un écriteau précédant le générique), mais bien sur l'idée du pari et du jeu.
« Pensez-vous que l'âge de la guerre ressemblait à ça? », demandera le shogun à ses hommes de main durant la bataille. « Pensez-vous que l'âge d'or de notre cinéma ressemblait à ça? », aurait pu dire Miike. Eh bien non. Peut-être qu'il n’appartient qu’à
Takeshi Kitano de faire du jidai-geki quelque chose d'intéressant. Avec
13 Assassins, le minuscule maître au nombre incalculable de films ne fait pour sa part que singer le panorama des chefs-d’oeuvre qui l'ont inspiré. Et on ne saurait le juger autrement tellement son bagage référentiel, pour celui qui aura vu les films cités plus haut, empeste le pillage à mauvais escient. S'il le fait avec talent (d'autant plus que son scénario est signé de la main de Daisuke Tengan, fils prodige de
Shohei Imamura), il lui manque encore la sagacité d'esprit, celle du bushido, pour être empereur à son tour, pour être seigneur d'autre chose que de la bave et du sang, matières qui, contrairement à l'acier et à l'honneur, s'évaporent et coagulent bien rapidement.