DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Jeux vidéo : revue de l'année 2013

Par Louis Filiatrault
S'il est depuis longtemps impossible de résumer le cinéma d'une année sans négliger des pans considérables de la production, force est d'admettre que le défi d'en faire de même avec le jeu vidéo devient plutôt intimidant. Jadis confiné à des technologies onéreuses ou tellement ségréguées (entre le jeu sur consoles et sur PC dans les années 90, par exemple) que l'idée d'en faire une revue globale était condamnée d'avance, le paysage du jeu est aujourd'hui poreux, traversé de questionnements partagés, et se déploie sur une quantité de fronts le rendant plus accessible que jamais. Au moins autant que dans le champ du film, les oeuvres ludiques se répondent, se commentent et se complètent par le croisement de leurs partis pris esthétiques, chacun étant tout à la fois conscient de son créneau spécifique et de son positionnement sur l'échiquier plus large.

Il devient donc de plus en plus difficile, pour l'observateur informé des multiples alternatives, d'accepter des objets problématiques tels que Grand Theft Auto V et BioShock Infinite comme les modèles absolus auxquels cette discipline devrait aspirer. Aussi luxueux et exposés soient-ils aux yeux des amateurs, ces gros canons aux ambitions souvent contradictoires demeurent emblématiques d'un cynisme confortable ayant cours dans les hautes sphères du divertissement électronique, auquel participent également les dernières entrées de franchises établies comme Assassin's Creed et Call of Duty. La surprenante ferveur d'un Metro: Last Light, la folle irrévérence d'un Saints Row IV ou l'explosion farfelue d'un Rayman Legends ont beau faire du bien à voir sur les tablettes spécialisées, c'est bel et bien ailleurs que l'étincelle créative brille des plus fortes passions.




:: Bioshock Infinite (Irrational Games, PC/Mac/PS3/X360)


En 2013, la fatigue du marché traditionnel s'est particulièrement fait sentir du côté de Microsoft, digérant tranquillement le peu d'enthousiasme suscité par sa gamme de produits Windows 8. Outre l'entretien d'une marque majeure avec Gears of War: Judgment et le maintien de quelques exclusivités comme Charlie Murder de Ska Studios et BattleBlock Theater de The Behemoth, la console Xbox 360 a fourni bien peu de raisons de graviter en son orbite pour sa dernière année de plein service. Entre les louanges attendues pour Forza Motorsport 5 et l'accueil assez favorable de titres comme Killer Instinct et Dead Rising 3, le lancement automnal de la console Xbox One obtint la note de passage, mais aucune annonce de Microsoft à ce jour ne laisse entrevoir une volonté de rafraîchir le divertissement de salon au-delà d'une simple mise à jour technologique.

Le géant Sony, pour sa part, continua sa forte lancée de 2012 avec une panoplie d'exclusivités diverses et inspirées, à commencer par le formidable The Last of Us à la mi-année. Au côté de fort louables retours des séries Sly Cooper et Ratchet & Clank, l'étourdissant Puppeteer et l'exceptionnel Tearaway rappelèrent le penchant de l'éditeur pour les concepts forts aux imaginaires biscornus. Signalant la fin d'une époque pour la console Playstation 3, Beyond: Two Souls du studio français Quantic Dream ne parvint toujours pas à colmater la brèche entre les ambitions du réalisateur David Cage et les flagrantes lacunes de ses talents d'écrivain. 2013 vit également Sony étendre considérablement son catalogue de productions indépendantes, accueillant des titres marquants tels que Thomas Was Alone, Hotline Miami et Lone Survivor, amortissant du même coup le lancement un peu tiède de la nouvelle Playstation 4.




:: Last of Us (Naughty Dog, PS3)


Du côté des sorties téléchargeables sur plate-formes multiples, l'action demeura forte en gestes notoires. Perçant le froid de l'hiver dernier, le très estimé studio Double Fine divisa ses amateurs avec le chancelant The Cave, tandis que les indépendants de Gaijin Games clôturèrent en beauté leur série expérimentale BIT.TRIP avec Runner2: Future Legend of Rhythm Alien. Ubi Soft tentèrent le coup des publications numériques de bonne envergure avec les sorties rapprochées de Far Cry 3: Blood Dragon et de l'excellent Call of Juarez: Gunslinger, mais c'est le sublime Brothers: A Tale of Two Sons de Starbreeze Studios qui tira le mieux profit de ce format particulier. Telltale Games, champions actuels du jeu narratif en épisodes, amorcèrent à l'automne la série The Wolf Among Us de même qu'une deuxième saison de l'immensément populaire The Walking Dead, préparant le terrain pour un 2014 s'annonçant très chargé.

C'est lorsqu'on aborde le champ des ordinateurs personnels et tout spécialement le service de distribution Steam que le survol devient proprement réjouissant. Très appréciée des connaisseurs, la plate-forme numérique de la compagnie Valve permet aujourd'hui à de brillants efforts indépendants comme Kentucky Route Zero de Cardboard Computer, The Stanley Parable de Davey Wreden et Papers, Please de Lucas Pope de rejoindre un vaste public malgré la forte singularité de leurs concepts, au même titre que des objets intensément cryptiques tels que Starseed Pilgrim de Droqen, Antichamber d'Alexander Bruce et MirrorMoon EP de Santa Ragione. Des ouvrages plus populistes comme Monaco d'Andy Schatz, Gunpoint de Tom Francis et Rogue Legacy de Cellar Door Games, mariant tous à leur façon esthétique rétro et intelligence de design, y trouvent également le canal le plus direct vers un auditoire gagné d'avance à leurs propositions.




:: Kentucky Route Zero (Cardboard Computer, PC/Mac/Linux)


Mais l'avalanche indé est loin de s'arrêter là, transcendant les points de vente et s'appropriant toutes les technologies. La sympathie pour le dispositif de réalité virtuelle Oculus Rift ne fit qu'accroître au fil des mois, procurant à des efforts aussi divers que le bouleversant Gone Home, l'introspectif Proteus et le pince-sans-rire Surgeon Simulator 2013 une expérience optimale de leur point de vue subjectif. La console indépendante OUYA, opérant librement sous le système Android, facilita un accès confortable à des titres comme l'élégant Luxuria Superbia, le coquin Ittle Dew et le rassembleur TowerFall. Finalement, ceux qui n'auront pas laissé Candy Crush Saga accaparer leurs temps libres auront pu savourer les fortes concoctions pour appareils mobiles des Néerlandais Vlambeer (Ridiculous Fishing), des Suédois Simogo (Year Walk, DEVICE 6) ou encore de l'insulaire Néo-Zélandais Michael Brough (Corrypt, 868-HACK).

Les propositions les plus radicales, quant à elles, provinrent des créations les plus gratuitement accessibles. En tout début d'année, Actual Sunlight de Will O'Neill et Depression Quest de Zoe Quinn abordèrent de façon pénétrante le sujet de la dépression chronique, déployant d'un même geste les vertus littéraires et thérapeutiques de la fiction interactive. L'hypnotisant diptyque Sluggish Morss confirma les talents sauvages de Jake Clover et Jack King-Spooner, qui récidivèrent tout au long de l'année avec des perles d'étrangeté comme 000000052573743 et Blues for Mittavinda. 2013 fut aussi l'année de la consécration pour l'auteure Porpentine, dont les puissantes parutions hypertexte comme CYBERQUEEN et Ultra Business Tycoon III firent beaucoup pour légitimer l'outil de création Twine. Les rendements impressionnants d'entités comme Pippin Barr (Art Game, Jostle Bastard), Major Bueno (Stagediver, Pan Man) et Lilith (Crypt Worlds: Your Darkest Desires) complètent ce maigre échantillon d'une année d'expérimentations en tous points phénoménale.




:: Sluggish Morss (Game Jolt, PC)


Avant de boucler ce tour d'horizon, ne laissons pas en reste Nintendo, qui entretinrent en 2013 un rapport au médium se limitant largement à leur propre tradition. Du côté de sa console portable 3DS, le titan nippon courtisa les fins gourmets avec Shin Megami Tensei IV et Fire Emblem: Awakening, rafraîchit des marques fortes comme Phoenix Wright et Animal Crossing, mais transcenda particulièrement le cercle des fidèles avec l'acclamé The Legend of Zelda: A Link Between Worlds. On tenta de brasser un peu d'intérêt pour la méconnue console Wii U avec Pikmin 3, d'y injecter un peu de sang neuf avec The Wonderful 101 de Platinum Games, mais seul Super Mario 3D World, en toute fin d'année, parvint à en soutirer un enthousiasme quelque peu généralisé. Poursuivant la stratégie de défense amorcée depuis le déclin de la Wii, Nintendo ont encore une fois rappelé qu'ils priorisaient les réinventions subtiles de schémas familiers, demeurant l'une des seules constantes qu'il reste possible d'observer dans ce panorama fluctuant.

Je mentionnais en ouverture la difficulté d'englober la production ludique d'une année donnée, et je tiens à saluer ce qui est resté intouché ici. Pour énoncer clairement mes carences personnelles: les jeux de rôle fantastiques, de stratégie militaire et de compétition en ligne demeurent fermement au-delà de mes connaissances. Cette revue a été organisée en fonction des différentes plate-formes d'accès aux jeux, aux objets, mais on aurait aussi bien pu suivre les grandes tendances qui ont traversées les genres cette année; des mutations en cours dans les modèles d'affaires, notamment la montée du financement populaire par des canaux comme Kickstarter; ou encore sur la seule plastique, tant la diversité des approches audiovisuelles fut passionnante à constater. Je terminerai en invitant simplement les lecteurs de Panorama-cinéma à garder un oeil éveillé sur le jeu vidéo pour les temps à venir. Si l'image est bien en mouvement quelque part, c'est certainement dans ce champ de création protéiforme où les règles sont loin d'avoir fini de s'écrire.
 
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Article publié le 16 janvier 2014.
 

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