DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Les années 10 : À la mémoire du bon vieux temps

Par Sylvain Lavallée



Ma décennie s’achève dans la nostalgie d’un temps où la nostalgie était encore possible. Peut-être pourrions-nous qualifier le Hollywood contemporain de nostalgique, tant l’entreprise de recyclage culturel est souvent empreinte d’un sentiment de perte, mais j’ai surtout l’impression que l’on tente de refouler toute trace de deuil en camouflant l’impossibilité de retrouver à l’identique ce que l’on cherche à imiter, que ce soit par ces œuvres thématisant leur filiation à un passé que l’on souhaiterait ressusciter (à peu près tous les remakes et/ou sequels [la distinction devient mince] des franchises des années 1980) ou par ces acteurs que l’on rajeunit ou arrache à la mort le temps de reprendre un rôle iconique. Il s’agit d’une nostalgie tellement obstinée, aveugle, qu’elle en oublie l’essentiel de ce sentiment, c’est-à-dire, précisément, de mesurer la distance, la perte, de réfléchir à qui nous sommes devenus par contraste à qui nous étions  réflexions que tout acteur de CGI court-circuite par sa nature même.

Publié en 2001, l’ouvrage de Svetlana Boym, The Future of Nostalgia, a pris toute son importance ces dernières années (d’ailleurs je ne suis pas le premier à le citer dans le contexte du cinéma), l’autrice distinguant deux types de nostalgie, l’une, « restorative », cherchant à reconstruire le « home » perdu, un retour aux origines, et l’autre, « reflective », refusant de retourner effectivement au bercail pour mieux savourer et examiner le désir lui-même, en l’accueillant pleinement. Il semble assez évident que la majorité de la nostalgie hollywoodienne (et télévisuelle, si l’on pense à Stranger Things) est de type restorative, niant le temps qui passe pour mieux reconstruire et fétichiser ce passé, reconfiguré en une série de références et de fact-checking ressemblant plus à une base de données exhaustive qu’à une expérience vécue. Sans doute n’est-ce pas un hasard si, en même temps, l’esthétique en vogue s’emploie à intensifier le langage classique au point de le faire imploser, jusqu’à ce qu’il ne reste que des fragments discontinus semblant s’aligner au hasard d’un algorithme de montage à la logique obscure — ce n’est pas un hasard, puisqu’en étant incapable de construire une scène dans le temps et l’espace, ce cinéma que l’on a parfois qualifié du chaos, cette esthétique de post-continuité, n’est plus capable de rendre compte d’une expérience humaine, de penser notre relation au temps qui, jusqu’à nouvel ordre, et malgré les technologies qui peuvent nous donner l’illusion du contraire, continue de s’enfoncer vers l’avant sans possibilité de retourner en arrière (précisons d’ailleurs que cette post-continuité concerne autant le drame moyen que le film d’action à grand déploiement, quoiqu’à des degrés divers). Or, comment être nostalgique si l’on a fait imploser le temps, si le passé semble aussi accessible que le présent, ou du moins si le cinéma ne peut plus distinguer l’avant du maintenant, ou rendre compte du flux temporel ?

Tout cela, en 2020, n’est bien sûr que clichés maintes fois rabattus, exprimés avec un langage vaguement académique pour se donner un peu de sérieux — mais ma décennie s’achève sur un élan mélancolique, peut-être parce que ce cinéma me ramène, par la force des choses, au début de ma cinéphilie (j’ai l’âge parfait pour répondre à la nostalgie de ces films), ou peut-être plus pour des raisons personnelles (j’ai l’âge parfait pour tomber dans l’introspection propre au mitan d’une vie), alors je me tiens, devant ces films avec ma propre nostalgie, qui se heurte à des projets esthétiques incapables de la nourrir, la réfléchir, la rencontrer. Mon intérêt de plus en plus marqué envers l’acteur se comprend d’ailleurs comme une manière de résister au cinéma de notre temps sans temps, d’abord parce que l’acteur est maintenant une espèce en voie de disparition, ce qui le place dans une position certes tragique, mais aussi idéale pour penser ce que devient le cinéma, ensuite parce que les stars, plus spécifiquement, restent le dernier refuge d’un cinéma révolu, transportant avec elles des projets d’existence encore capables d’illuminer l’avenir quand bien même tout le cinéma autour d’elles se replie sur un passé sans futur, sur des îlots de passé extirpés hors du temps.

Il y aurait des manières plus positives de présenter ces enjeux, mais au moment présent c’est ce que j’ai envie de retenir, en assumant le côté réactionnaire de cette position pour mieux préserver et savourer ma nostalgie, tant le sentiment paraît plus précieux que jamais à l’heure où il est commercialisé. N’est-ce pas d’ailleurs la leçon fondamentale des stars : comment résister à la marchandisation de ses affects en les revendiquant pour y injecter du possible? Autrement dit, ce dont le cinéma hollywoodien aurait besoin aujourd’hui plus que jamais, c’est d’une bonne dose de nostalgie.

 

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Article publié le 14 avril 2020.
 

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