DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Rétrospective 2015 : Les meilleurs films de l'année (20-11)

Par Panorama - cinéma



A PIGEON SAT ON A BRANCH REFLECTING ON EXISTENCE
Roy Andersson  |  Suède  |  2014

Roy Andersson est de ces cinéastes qu’on aurait tendance à prendre pour acquis. Ne nous en faisons plus de son talent, il l’a déjà démontré, on a déjà vu de lui ce qu’on pouvait voir, c’est-à-dire la précision cinématographique incarnée et son rigoureux aiguillage pour faire état de la mécanique prévisible de l’homme. Mais il n’en est rien, semble-t-il, car film après film, le Suédois semble toujours plus habile, cette fois avec un boléro sur la condition humaine et la mort où il cultive au contraire l’imprévisibilité. Comment se comportent les hommes face à leur destin, qu’est-ce qui motive leurs peurs, leurs bêtises, leurs derniers instincts ? Peu de chose dissocie au final les personnages d’Andersson de ses décors immobiles, si ce n’est que la réponse à cette ultime question qui les fait sursauter et chanter avec suffisamment de symétrie séductrice pour que ce cinéma ne soit jamais la manifestation la plus aboutie d’un nihilisme que certains lui prêtent au premier regard. Bien au contraire, si c’est par le rire que tout finit par faire sens dans ce film de 39 tableaux, c’est bien parce que sa philosophie n’a que faire des réponses strictement sérieuses et que peut-être seule une absurdité bien régulée peut faire état d’un monde de relations programmées. Andersson regarde alors jouer ce théâtre de zombies fatigués et, à travers des bonds dans l’histoire européenne et un coup de gueule épatant au néocolonialisme, prouve qu’il est encore un des plus authentiques idéalistes du cinéma. 

Texte : Mathieu Li-Goyette




JIMMY'S HALL
Ken Loach  |  Royaume-Uni  |  2014

Réjouissante épitaphe à la brillante carrière de Ken Loach, cette suite spirituelle et chronologique à The Wind that Shakes the Barley (2006) fait montre à la fois de son incroyable talent de cinéaste, et de son amour indéniable pour le monde prolétaire. Situé dans les paysages bucoliques de l’Irlande des années 30, le récit verbeux, mais captivant signé Paul Laverty s’intéresse au travail du philanthrope républicain Jimmy Gralton, œuvrant à la reconstruction d’un centre social dans la campagne du Leitrim. Reposant sur des bases solides, dont une impeccable direction artistique et une magnifique photographie garantes d’une somptueuse recréation d’époque, ainsi que des performances inspirées d’une talentueuse distribution, le film s’attarde ainsi au problème sempiternel de la lutte des classes au sortir d’une crise économique causée « de main d’homme ». Or, si l’on peut apprécier la pertinence intemporelle de la lutte anticapitaliste menée ici, l’excitant bras de fer diégétique entre l’imaginaire progressiste de Jimmy et l’obscurantisme catholique est d’autant plus truculent. Cristallisée dans une scène magnifique faite d’un montage parallèle entre le sermon du dimanche livré par l’intransigeant père Sheridan, et les réjouissantes festivités ayant lieu dans le hall titulaire, cette confrontation présuppose heureusement l’émancipation de l’âme prolétaire, libérée du dogme par la libre-pensée.

Texte : Olivier Thibodeau




THE SALT OF THE EARTH
Juliano Ribeiro Salgado, Wim Wenders  |  France  |  2014

Film sur le regard sédimenté, Le sel de la terre n’est pas seulement un documentaire sur le remarquable travail de Sebastião Salgado : il s’agit de l’histoire d’un homme qui a vu par milliers des « corps jeunes avec le regard vieux », couvrant les sécheresses d’Amérique du Sud, les guerres de Yougoslavie, le génocide rwandais… Jusqu’à ce que son regard n’en puisse plus et qu’il baisse son objectif. À l’image de ses autres excellents documentaires sur l’art (retenons au moins Tokyo-Ga, Buena Vista Social Club et Pina), ce film entamé par Wenders aux côtés de Juliano Ribeiro Salgado (fils de) délaisse les visages des individus pour s’intéresser à l’artiste pris dans l’environnement dont il veut faire état. « Tu vas montrer l’ours, mais tu n’en feras pas une photo », dit Salgado à son fils dans un voyage sibérien, le mettant en garde des cadrages paresseux ; c’est aussi le conseil qui semble motiver Wenders à ne montrer son principal sujet qu’en posture de spectateur, le visage collé contre l’objectif, à commenter toute son œuvre en surimpression. Le dispositif, certes digne d’une installation vidéo, montre les transformations radicales du territoire et des êtres qui l’habitent, l’œuvre de Salgado se faisant le témoin d’une condition animale et humaine qui trouve dans son rapport à l’espace une forme de transcendance et d’harmonie que la modernité ne cesse de refuser et que Wenders, jamais trop loin de la subjectivité des anges, sait évidemment capter dans toute sa grâce.

Texte : Mathieu Li-Goyette




MAGIC MIKE XXL
Gregory Jacobs  |  États-Unis  |  2015

L’habit ne fait pas le pompier. S’il s’agit là du message diégétique véhiculé par le scénario jubilatoire de Reid Carolin, celui-ci s’applique également à la production elle-même. En effet, Magic Mike XXL ne se résume pas simplement au spectacle d’effeuillage annoncé par les affiches publicitaires, car au-delà de la mise à nu littérale de ses personnages, tous plus musclés et statuaires les uns que les autres, on assiste ici au dévoilement d’un esprit masculin noble et passionné, libéré des dogmes rigides du paternalisme. On découvre ainsi avec joie une fratrie d’âmes simples animées par des valeurs héroïques telles que la camaraderie, l’intégrité, mais surtout, l’amour incontestable des femmes. Irrésistible road movie porteur d’une pertinente morale quant à l’affirmation de soi dans un monde de faux-semblants, celui-ci est ainsi renforcé par une forte trame féministe qui sous-tend l’œuvre entière. Mu principalement par la performance spectaculaire de Channing Tatum, dont les prouesses physiques nous rappellent les plus grandes vedettes de la comédie hollywoodienne classique, le film bénéficie en outre de l’apport d’une talentueuse et éclectique distribution qui campe avec brio une série de personnages savoureux au franc-parler et à l’enthousiasme garants d’une humanité lumineuse.

Texte : Olivier Thibodeau




WORLD OF TOMORROW
Don Hertzfeldt  |  États-Unis  |  2015

Les meilleures idées de science-fiction n’ont rien à voir avec le futur, mais tout avec le présent, et de fait ce monde de demain imaginé par Don Hertzfeldt pourrait bien être le nôtre : une société de clones de clones de clones de clones etc., nostalgiques de leur passé originel où l’homme n’était pas encore une copie d’un autre, conservant leur mémoire dans des cubes ou des écrans pour les projeter dans un musée, et cette histoire d’un clone qui visite son modèle premier pour lui voler un souvenir d’enfance, on dirait pratiquement une allégorie du cinéma hollywoodien contemporain, de ses clones des films d’hier, de sa manière de « voler » notre enfance pour mieux jouer de la nostalgie, et de son climat post-apocalyptique qui sonne le glas de l’homme. Ou peut-être qu’Hertzfeldt s’amuse plutôt avec une certaine conception du monde qui se retrouve incarnée plus ou moins consciemment dans notre cinéma… Peu importe : ce court métrage d’animation fascine et émeut d’abord et avant tout par le fragile espoir qu’il maintient de bout en bout contre cette vision d’un futur désincarné (ou d’un presque-futur projeté depuis notre présent). Il suffit de la voix naïve d’un enfant et de frêles figures de bonhomme allumette pour exprimer les plus complexes émotions humaines, un minimalisme qui peut autant signifier que l’homme tient à peu, qu’il est sur le point de se faire engouffrer par ses images abstraites en arrière-plan, et/ou encore que l’homme se contente de peu et que donc il survivra malgré tout. S’il faut choisir dix-sept minutes pour exprimer ce que fut le cinéma en 2015 et la tâche qui s’impose à lui en 2016, difficile de trouver mieux que celles de World of Tomorrow.

Texte : Sylvain Lavallée




HIGH-RISE
Ben Wheatley  |  Royaume-Uni  |  2015

Adaptant pour la première fois l’œuvre d’autrui, l’enfant terrible du cinéma de genre britannique signe néanmoins son film le plus abouti. Via l’iconique roman de J.G. Ballard, Ben Wheatley révèle sa propre critique percutante de notre bête logique capitaliste, illustrant la barbare lutte des classes qui en découle avec toute la dérision et l’absurdité que celle-ci invite. À mi-chemin entre le psychédélisme désaxé de son précédent Field in England (2014) et le décapant cynisme de son Sightseers (2013), Wheatley fait par ailleurs suite au fabuleux Snowpiercer de Bong Joon-ho, troquant ici l’accélération circulaire d’un train voué à dérailler pour celle d’une longue chute, d’autant plus brutale qu’elle est verticale et finit inévitablement sur le bitume. Conséquemment, High-Rise se dévoile telle une accumulation d’effets de vertige, reflétés dans chaque facette d’une mise en scène exaltée, comme dans la sagace décision d’aborder le tout comme un film d’époque. Comme chez Anderson et son excellent Inherent Vice, il découle donc de ces décadentes et psychédéliques années 70 un vertige additionnel, un déclin historique ; la fin du début, mais surtout le début de la fin d’une civilisation tout entière. Pour Wheatley, il s’agit surtout d’une opportunité de synthèse réussie, la consécration de son insaisissable style, à la fois nostalgique et avant-gardiste, assurément pertinent en ce qu’il a de volatile et d’explosif. 

Texte : Ariel Esteban Cayer




MISTRESS AMERICA
Noah Baumbach  |  États-Unis  |  2015

Habile complément au très beau While We're Young, précédent long métrage de l’auteur américain Noah Baumbach, Mistress America déploie avec aplomb une réflexion sensible et articulée sur la manière dont la fiction s’approprie le réel — alors que le film opposant Ben Stiller à Adam Driver traitait de l’éthique dans le documentaire sur fond de choc des générations. Mais il s’agit surtout d’une comédie dramatique au rythme invariablement impeccable et aux personnages toujours justes, reposant à l’instar du génial Frances Ha sur le charisme décalé de l’actrice (et coscénariste) Greta Gerwig. Si, chez Baumbach, le récit fait souvent état de la manière qu’ont la vie et la création de communiquer entre elles pour le meilleur comme pour le pire (et parfois dans le même élan), c’est aussi par le biais de la réalisation que la vie semble s’immiscer dans ce cinéma. Cultivant une spontanéité qui ne paraît jamais trop appuyée, masquant la somme de ses angoisses existentielles dans la légèreté alerte d’un humour espiègle et acéré, Baumbach a peaufiné au fil du temps une mise en scène dont la vivacité s’avère en sublime symbiose avec la verve vigoureuse de son verbe. L’équilibre exemplaire de Mistress America témoigne de cette virtuosité désormais incontestable avec laquelle son auteur sait faire coexister la frivolité et la gravité, la fantaisie et la lucidité. 

Texte : Alexandre Fontaine Rousseau




TIMBUKTU
Abderrahmane Sissako  |  France  |  2014

Sorti sur nos écrans en début d’année, Timbuktu aura été notre bouée : à travers les tragédies, la noirceur, les souffrances nombreuses, il suffisait de se rappeler ces images, des enfants qui jouent au soccer sans ballon ou une femme qui persiste à chanter malgré les coups de fouets, des images qui nous proposent un regard pour affronter la tragédie sans détourner les yeux et sans succomber à la haine ou au désespoir. Car l’art n’y peut rien, il n’arrêtera pas la main du bourreau qui tient ce fouet ni ne changera les lois absurdes qui interdisent de jouer ; car l’art n’est pas non plus un artifice qui nous consolerait en nous faisant voir un ballon là où il n’y en a pas ni une illusion qui montrerait le chant mais omettrait les coups de fouet. L’art, bien plutôt, est ce qui permet de relever ce possible que notre désespoir rend invisible : notre désespoir nous dit que jamais il ne pourra y avoir de ballon, que toujours il y aura le fouet, alors il faut l’art pour évoquer ce monde possible dans lequel les enfants joueraient avec un ballon, dans lequel le chant ne serait pas interrompu par le fouet. Timbuktu n’y peut rien, il n’y a toujours pas de ballon, le chant est mort sous le fouet, mais ce sera son legs précieux que de nous avoir rappelé que l’homme, lui, peut.

Texte : Sylvain Lavallée




L'AMOUR AU TEMPS DE LA GUERRE CIVILE
Rodrigue Jean  |  Québec  |  2014

Cette courageuse et troublante incursion dans l’univers abyssal d’un jeune junkie montréalais ne concède rien aux bonnes mœurs ni à la verve scénaristique. En cela, il s’agit indéniablement d’une des œuvres les plus intègres de l’année, portrait viscéral et cruellement lucide d’un être ravagé, coincé entre la dure réalité d’une vie nomade passée à la recherche de substances psychotropes et le fantasme candide d’un amour partagé par ses nombreux amants de passage. Prisonnier d’un cadre suffocant, traqué dans ses plus intimes retranchements par la caméra impudique du réalisateur, le protagoniste se révèle ainsi dans toute sa nudité, forçant le spectateur à sa suite dans un monde de ténèbres insondables où notre quête d’un mince rayon de soleil filtrant entre les rideaux tirés d’appartements miteux s’avère aussi ardue et désespérée que celle de l’illusoire panacée que constituent les cailloux de crack qu’il enfourne fanatiquement dans sa pipe. Fort d’une mise en scène aussi sombre et fauchée que son sujet, série de tableaux clairs-obscurs où l’on ne parvient souvent à distinguer que le contour d’êtres insaisissables, le chef-d’œuvre de Rodrigue Jean se révèle ainsi par sa qualité symbiotique comme une véritable proposition de cinéma digne des plus grands rebelles du septième art. 

Texte : Olivier Thibodeau




BRING ME THE HEAD OF TIM HORTON
Evan Johnson, Galen Johnson, Guy Maddin  |  Canada  |  2015

Bring Me the Head of Tim Horton est un film incroyable, au sens propre du terme : impossible de croire que ce film existe. Par conséquent, le résumer serait futile puisque personne ne croira que Guy Maddin a été mandaté pour faire un making of d’Hyena Road, le film de Paul Gross sur des soldats canadiens en Afghanistan, personne ne croira que Maddin se retrouve habillé tout en noir, couché dans le désert, à jouer un figurant afghan dans le film de Gross, personne ne croira qu’il filme les scènes de Gross de son point de vue en les transformant en jeu de Laser Quest sur fond de synthés 80’s, qu’une voix off robotique lance des slogans pseudo-situationnistes en accompagnant le vol d’un drone et encore moins que le tout se termine sur une sorte de vidéoclip pour une irrésistible chanson disco de Guy Lafleur (Scoring !). Personne ne croira, surtout, que Maddin a vraiment été payé pour faire ce film (il avait besoin d’argent nous dit-il), car si nous avons déjà vu auparavant des détournements d’images guerrières, rarement (jamais ?) celles-ci avaient été volées à même le plateau de tournage avec l’approbation des producteurs, dont on aurait bien aimé voir la réaction (incrédule, cela va de soi) quand ils ont mis les yeux sur ce making of qu’ils ont entériné. Il faut le voir pour le croire, dit-on, mais même après l’avoir vu, on n’y croit pas, ce qui ne nous empêche pas, bien au contraire, de savourer ce délire tout autant subversif qu’hilarant.

Texte : Sylvain Lavallée
 
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Article publié le 18 janvier 2016.
 

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