DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Nostalgie instantanée : le cinéma de Michael Curtiz

Par Mathieu Li-Goyette
À la différence de Wilder, Lang ou Preminger, Michael Curtiz n’a pas fui l’Europe. À la fin des années 20, à la vue des grandes productions hongroises qu’il alignait, la Warner le fait venir sur le continent américain où, rapidement, les budgets accordés à ses productions lui procurent la chance de poursuivre ses folies de grandeur. Contraint à suivre le système à la chaîne, Curtiz gardera une forte touche d’esthète le démarquant du reste des artisans du studio par sa vitesse d’exécution, l’énorme confiance dont il faisait foi sur le plateau et l’aspect gothique bien populaire à l’époque lorsqu’il était question de cinéma de gangsters ou de « face sombre » d’un héros populaire. En mesure d’aligner encore trois à cinq productions par année passé le cap des cinquante ans, Curtiz est le travailleur le plus endurant du Golden Age... Quitte à travailler à la chaîne, autant affiler de bons produits. Et Michael Curtiz, c’est 109 longs-métrages entre 1926 (The Third Degree) et 1961 (The Comancheros).

Dans cette démarche créatrice se cache un jeu contre le temps et contre les normes de ce dont on parle rarement au cinéma : le temps de la production. Qu’il prenne trois mois entre sa scénarisation et son montage final ou quatre années, ce temps devrait affecter grandement la teneur du produit projeté devant public. Dans ce cas-ci, tournées dans l’urgence de son contrat faramineux, les oeuvres de Curtiz s’accumulent non pas dans un corpus « auteurisé », mais bien dans une carrière de grand technicien, certes, mais aussi dans le cheminement d’un manipulateur chevronné du classicisme cherchant toujours à s’approprier les genres auxquels il touche. Car si Casablanca n’est pas tout à fait un film noir, si Angels with Dirty Faces est peut-être « la fin » du film de gangsters, le cinéaste n’est pas moins conscient d’user de scénarios capables de lui donner une marge de manoeuvre le faisant sortir des vases clos de l’usine à genres du grand Hollywood. Mais posons la question autrement.

Et si Michael Curtiz était le fleuron même de ce classicisme si souvent évoqué, s’il en était l’un des pères fondateurs, oserait-on encore l’affubler de l’étiquette du brillant « faiseur de films »? La « nostalgie » éprouvée à l’égard de cette époque rarement vécue au présent par le cinéphile d’aujourd’hui, de quoi est-elle composée?

Comme je disais, la première fascination à l’égard de Curtiz se tient dans celle que l’on a face à sa productivité. La deuxième, c’est celle portée à son regard camouflé par cette impression de facilité, cette « assurance » curtizienne bien à lui. Comment les plans de grue s’élancent, comment les acteurs sont raidis : une ligne claire tracée avec hâte que sont ces additions d’images dont le dynamisme sert autant la crise que l’émoi. Seulement des torses, des jambes souvent masquées (sauf quand elles sont celles d’Errol Flynn et du cape et d’épées gambadeur). Lorsque les acteurs crient, les bras restent collés contre le corps, les baisers sont plus histoires de conquêtes et de rebondissements que de rencontres et de fusions, la rédemption histoire de destin plutôt que de choix. Il existe un libre arbitre selon Curtiz et chacun de ses personnages est, un jour ou l’autre, confronté à devoir scinder sa conscience entre deux partis et choisir une voie ou l’autre. La bonne étant celle de l’altruisme, Curtiz amène les truands à détruire leur mythe pour le bien commun (Angels With Dirty Faces) et les fiers hommes à laisser s’échapper leurs femmes (Casablanca). C’est un cinéma de gens humbles, mais fiers. Un cinéma techniquement savant, mais jamais porté dans la surenchère.

Encore là, tout cela se tient pour les « bons » Curtiz. Car, pour reprendre les mots de Tavernier et Coursodon (50 ans de cinéma américain), Curtiz est de ces cinéastes ayant fait autant de navets que de chef-d’oeuvres. Et cela rend sa cause d’autant plus problématique.

Ce qui porte maintenant le titre de « nostalgie instantanée » m’apparaît, en définitive, au moins la première étape d’une profanation du tombeau Curtiz. Du moins, c’est l’angle qui, à l’heure des études sur la mémoire et de l’augmentation d’une cinéphilie délaissant de plus en plus les auteurs mineurs (que nous nous devons de préserver pour le nouveau siècle), alimentera les réflexions de celui qui osera voyager dans la nostalgie de Michael Curtiz. Cette dernière découle de la mélancolie inhérente à son oeuvre, à celle de son industrie écroulée tout juste après son dernier film de 1961 et à ces figures d’éternité en complète symbiose avec l’Histoire du cinéma. À la fois remarqué par la rapidité de ses tournages, à la fois poignant par l’utilisation ponctuelle des retours en arrière, Curtiz est sans cesse à la recherche d’un temps passé et d’une illumination dans ce qui compose le vécu déjà vécu des personnages se détériorant à l’écran. Lorsque Sam interprète le célèbre Time Goes By de Casablanca, Ingrid Bergman regarde ailleurs, non pas le musicien, ni son piano, mais un espace hors-champ jamais défini, un « endroit », un capteur de mémoire où sa mélancolie se voit aspirée, puis rejetée dans un nuage de fumée peu à peu recomposé, reconstitué dès sa rencontre avec Bogart et la réminiscence de leur vie à Paris. C’est à scruter cet espace éthéré que Bergman semble découvrir une certaine vérité, celle qui habite les rêves qu’elle conserve chaleureusement depuis leur dernière rencontre. Plan archétypale de la disposition de Curtiz à créer de l’imaginaire à même la concussion entre le passé de ses protagonistes, le spectateur se voit sans cesse pris à recomposer un « avant » film qu’il n’a jamais vu, qu’il observe parfois à travers les flashbacks, plus souvent en tentant de déchiffrer le visage tourmenté de ces héros contenus, trop mouvants, captés par une caméra d’une agilité trop remarquable pour que nous puissions en saisir aisément la substance profonde.

Les films de Curtiz sont tournés dans un présent narratif et donnent pourtant l’impression d’être racontés au passé. À cause de l’éclairage faisant larmoyer les visages, les grands décors baroques (Mildred Pierce, Angels With Dirty Faces, Casablanca) où l’excès augure une fin, une mort impitoyable sous le Damoclès de l’avarice. Curtiz protège ses personnages et les couve d’une coquille dont la craquelure est le spectre de son passé, l’origine de son mal et de son bien, la plus simple et pure abstraction de son libre arbitre comme si, de toute sa vie (filmée ou imaginée), tout ne tenait qu’à une décision, un moment de suspension où ses rêves alourdiraient ou allègeraient le présent. La nostalgie, elle y est instantanée, elle habite les plans avant que nous les regardions et y demeurent encore lorsque le film est terminé, lorsque nous regardons une autre oeuvre. Elle est singulière aux auteurs qui la créent, elle procède par différentes façons pour s’incruster dans notre mémoire. C’est de ce paradis oublié dont il sera question.

FILMS CONCERNÉS

The Adventures of Robin Hood (1938)
Angels with Dirty Faces (1938)
Captain Blood (1935)
Casablanca (1942)
Mildred Pierce (1945)
Yankee Doodle Dandy (1942)
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 29 avril 2010.
 

Rétrospectives


>> retour à l'index