DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Rétrospective 2022 : The Year of Thinking Dangerously

Par Claire Valade


:: The Year of Living Dangerously (Peter Weir, 1982) [MGM]

Tout a commencé avec une liste. Oui, cette fameuse liste de Sight & Sound des 100 meilleurs films de tous les temps qui a fait tant coulé d’encre à l’automne 2022. Mais comment mon année-cinéma a-t-elle pu commencer seulement au mois de décembre ? C’est bien simple: c’est cette liste qui m’a fait repenser à tout ce que j’avais vécu, cinématographiquement parlant, au cours de l’année qui était en train de se terminer. C’est elle aussi qui m’a fait réaliser à quel point mon année-cinéma avait été placée sous le signe de la réflexion.

 

 

*

 

 

Alors que mes articulations défaillantes rendent ma mobilité de plus en plus problématique et, par conséquent, mes visites en salle de cinéma de plus en plus complexes, j’ai bien dû me résoudre à me contenter de l’écran géant du téléviseur que mon conjoint a acheté pendant la pandémie pour découvrir les nouveautés de l’année via les liens fournis par les distributeurs [1]. Cette place que j’aime occuper dans la salle, tout en haut, pour avoir une vue d’ensemble du film (et m’éviter ainsi les migraines provoquées par les sièges trop près de l’écran), est de plus en plus difficilement atteignable pour moi. Évidemment, ces contraintes physiques en expansion me forcent à contempler l’inévitable transformation de mon expérience du monde qui m’entoure — cela touche aussi bien sûr ce qui est de mon expérience de visionnement. C’est très curieux comme sentiment, cette ambivalence relativement à la façon dont je visionne un film. Comme tout le monde, je regarde des films chez moi, à la télé, depuis toujours. La pandémie nous a aussi obligatoirement confinés plus que jamais à nos petits écrans personnels, à la maison, seul à seul avec nos images animées. Ce n’est donc pas comme si cette expérience de visionnement en solitaire ou en couple était si inhabituelle, si nouvelle. Au contraire, c’est justement une habitude de très longue date qui ne change pas grand-chose à mon train-train quotidien. Et pourtant… Pourquoi est-ce que cela m’apparaît comme un véritable changement ? Surtout, comme un changement dur à accepter ? Parce que c’en est un, tout simplement. C’est une question de perspective. Avant, j’avais le choix de me rendre dans une salle de cinéma pour découvrir toutes les dernières nouveautés, ou de rester à la maison pour me repasser une énième fois le DVD de The Year of Living Dangerously (Peter Weir, 1982) ou de César et Rosalie (Claude Sautet, 1972), ou encore pour aller à la chasse du film inattendu de la semaine dans la programmation télé. Aujourd’hui, ce choix est de moins en moins possible. C’est une sorte de deuil à faire, même si j’ai bien l’intention d’essayer de continuer d’aller au cinéma aussi longtemps que ça me le sera possible (quoique je ne sais pas encore trop de quelle manière… Ha ! Le temps le dira bien…)


:: César et Rosalie [Paramount]

Mais alors, si j’arrive de moins en moins à voir les films dans une salle de cinéma, sur un grand écran, dans cette grande respiration commune des spectateurs rassemblés dans le noir, est-ce que cela change ma nature de cinéphile ? Suis-je en voie de devenir une cinéphile moins légitime, disons, en raison de cette contrainte à voir les films sur un plus petit écran ? Une critique moins légitime ? Me manque-t-il quelque chose de fondamental dans mon expérience du cinéma, une fois coupée, par nécessité, et non par choix, de l’expérience de la salle obscure ? D’aucuns (certains puristes) diront « Absolument ! Pour vraiment apprécier toutes les subtilités d’une œuvre, il faut la voir dans les conditions idéales pour lesquelles elle a été conçue, sur un grand écran, dans une salle, avec un public ! » Bien. Rien à redire là-dessus, fondamentalement. Mais encore… Et si ce n’est pas possible ? Qu’est-ce que je perds, réellement ? S’il me manque vraiment quelque chose d’essentiel en regardant un film sur un petit écran, en solitaire, est-ce que ça signifie que je ne suis plus en mesure d’apprécier véritablement celui-ci ? De le comprendre ? Plus encore, qu’est-ce que cela représente si je souhaite écrire sur ce film ? Puis-je toujours prétendre être une critique à part entière ?

Ce sont toutes là des questions qui m’ont tourmentée, plus que jamais, tout au long de la dernière année, et auxquelles j’ai énormément réfléchi. Ça peut sembler un tourment bien trivial aux yeux de plusieurs, mais ça me semble pourtant au cœur des préoccupations actuelles sur ce grand maelstrom qui enflamme le monde du cinéma et des médias depuis les 20 dernières années, sinon plus. Celles qui demandent si un « film » produit (et présenté) par une plateforme de diffusion en continu a bien le droit de porter le nom de « film ». Celles qui se demandaient encore il n’y a pas si longtemps si un film était toujours un film s’il n’était pas tourné en pellicule. Et celles qui prédisent bon an mal an la mort de la salle de cinéma et de l’exploitation cinématographique. Mais si un film n’en est plus un lorsqu’il change de dimension de projection — admettant qu’on se rendrait à l’argument massue du « film doit être vu dans une salle, point barre » —, que devient-il alors ? Et que devient son spectateur qui le regarde sur ce plus petit écran ? Leurs natures changent-elles vraiment ?

Une histoire racontée par mon père, quand j’étais toute jeune, me revient à l’esprit. Né à Montréal en 1930 sur le Plateau Mont-Royal, bien avant que le quartier devienne celui de la faune branchée et des loyers inabordables, mon père vivait avec ses parents dans un très petit logement, sur la rue Marie-Anne. Deux chambres, un salon, un long couloir typique du Plateau, une cuisine, une minuscule salle de bain. Mon père était un très grand cinéphile, même tout jeune. Il m’avait raconté avoir un jour mis la main sur une copie 16 mm du Metropolis de Fritz Lang. Il devait être dans la jeune vingtaine et n’avait pas encore quitté le foyer familial. Pour visionner la copie, il avait installé un drap blanc au bout du couloir du logement de la rue Marie-Anne, loué un projecteur 16 mm qu’il avait juché sur une chaise. La profondeur de projection permise par le couloir était minimale, aussi la dimension du film projeté était-elle relativement réduite. Probablement quelque chose d’équivalent à la surface d’un téléviseur à écran cathodique de grandeur standard. Pire encore, la copie du film s’était dégradée (ou avait été teintée, difficile à dire) et l’image qui aurait dû être en noir et blanc était plutôt de couleur vaguement sépia lavande. Des décennies plus tard, mon père me parlait pourtant de cette projection, dans les pires conditions possibles, avec toute la magie du cinéma dans les yeux. Peu importe qu’on regarde une copie remastérisée sur un écran panoramique avec orchestre symphonique, ou une copie lavande sans son sur un bout de drap dans un couloir, Metropolis reste Metropolis. Un chef-d’œuvre du cinéma, qui vous transporte et vous révèle des choses que nous ne croyiez pas possibles de l’expérience cinématographique. Cette histoire me réconcilie un peu avec mes doutes et mes tourments, avec ma propre expérience cinématographique en pleine mutation.

 

 

*

 

 

Revenons-en donc à cette fameuse liste. Peu importe ce qu’on pense d’elle, du rang qu’y occupe chacun des films, de la façon dont ils ont été choisis, de leur valeur comparativement à d’autres œuvres toutes aussi estimées qui ont été écartées, il reste que ces œuvres méritent toutes d’être vues ! Et puis d’autres auraient dû aussi s’y retrouver ; d’autres, ne jamais y avoir été hissées ? Qu’est-ce que ça peut bien changer ? C’est la nature d’une telle liste, de provoquer les débats, de remettre les choses en question, de poser des questions, d’attirer l’attention sur autre chose. L’important est de voir les œuvres — toutes les œuvres ! — celles qui sont sur la liste, celles qui auraient pu (auraient dû ) s’y trouver. Pour ça, la plupart des titres — et certainement au moins les dix premiers — sont disponibles sur des supports divers et par l’entremise de services, y compris le célèbre Criterion Channel. Heureusement ! Devrait-on s’en priver parce qu’il sera souvent difficile, voire impossible, de les regarder sur grand écran ? Sûrement pas ! Pour exister, le cinéma a besoin d’être vu. Coûte que coûte, de toutes les façons possibles. Après tous ces mois de tourment et de réflexion, j’en suis aujourd’hui plus convaincue que jamais.

Et il faut aussi continuer d’en parler. Intelligemment. C’est le travail de la critique de le faire — un travail qui m’est apparu de plus en plus vital, de plus en plus crucial au cours de la dernière année. La critique est en train de changer. Les approches traditionnelles résolument objectives tendent à se transformer, à reconnaître la part de subjectivité inévitable dans l’expérience d’une œuvre. Et c’est tant mieux. La critique s’étend aussi au-delà de la simple appréciation du film qui vient tout juste d’être lancé. Elle parle d’autre chose que des dernières nouveautés — de l'industrie, par exemple, ou, plus abstraitement, elle réfléchit justement à sa nature même, elle aussi. Par divers hasards, j’ai été appelée à parler de critique à plusieurs reprises en 2022, ce qui m'a placée dans un certain état d’introspection au sujet de ma propre pratique. Et en réfléchissant à celle-ci et à l’état de la critique, 2022 aura aussi été pour moi l’année de la redécouverte, du réapprivoisement, de la réconciliation avec l’écriture sur le cinéma, mais aussi de sa redéfinition.


:: FNC Campus critique [FNC]

En m’invitant à participer comme mentore à son tout nouveau Campus critique (avec deux collègues de l’Association québécoise des critiques de cinéma, Bruno Dequen et Apolline Caron-Ottavi, tous deux de 24 images), le Festival du nouveau cinéma de Montréal a ouvert sa porte à une exploration aussi sérieuse que passionnée de la pratique critique auprès de trois groupes de jeunes du cégep et de l’université dans le cadre de deux rencontres-discussions et d’un concours de jeune critique. Aucun de mes collègues ni moi-même n’aurions pu imaginer rencontrer des jeunes aussi avides de cinéma, voulant apprendre à réfléchir les images en mouvement de façon à savoir comment articuler leur expérience d’un film, et voulant s’essayer à l’écriture critique. Même sentiment après avoir répondu à l’invitation de ma collègue Alice Michaud-Lapointe (Hors champ, 24 images) à discuter de ce sujet dans son cours sur la critique cinématographique à l’Université de Montréal, cette fois-ci en compagnie de mes collègues de Panorama-cinéma Maude Trottier et Olivier Thibodeau. Après deux ans et demi de pandémie, j’ai redécouvert le plaisir de discuter de cinéma avec des personnes aussi passionnées que moi, à discuter aussi de critique avec elles, et à transmettre ces passions à d’autres plus jeunes (ou au moins, à essayer de le faire).

C’est avec le même intérêt et la même ferveur que je me suis remise à la lecture sur le cinéma, à commencer par les articles de mes collègues. À ce titre, je termine en vous invitant à lire deux des articles qui m’ont le plus captivée en 2022. Par le plus pur des hasards, ils ont été publiés par des collègues à un jour d’intervalle et portent tous les deux sur le même sujet : qu’est-ce qui constitue la valeur d’une œuvre et qui diable a le droit de déterminer celle-ci ? Publié le 13 décembre 2022, l’article-pamphlet de mon collègue Sylvain Lavallée en réaction à la fameuse liste de Sight & Sound, « Sur la vacuité des canons cinématographiques », m’est apparu comme un argument absolument essentiel sur l’importance de la critique — et, paradoxalement, sur le rôle crucial des listes comme celle qui l’a fait réagir ! Lu en deuxième même s’il a été publié en premier, le 12 décembre 2022, l’éditorial de mes collègues Samy Benammar et Carlos Solano, intitulé « Le passé est imprévisible », du numéro 205 de 24 images (dont le thème est « Incontournables ? Repenser le canon ») m’a profondément émue par sa perspective amoureuse (et parfaitement complémentaire à l’article de Sylvain) sur le cinéma et ce qu’on appelle ses « classiques ». Force a été de constater que, même si je ne suis pas toujours entièrement d’accord avec eux tout le temps, lire mes collègues me remplit de joie parce que c’est la preuve que la critique est bien vivante (j’ai l’impression de faire écho à Samy et Carlos…). Elle se déploie, se questionne, se regarde, se remet en question, se confirme, se découvre, s’explore. Elle vit, quoi ! Comme le cinéma qui l’inspire.

 

 

*

 

 

Et peu importe que je sois assise dans une salle obscure ou sur le canapé chez moi, je compte bien continuer de me laisser inspirer moi aussi. Par les films. Et par les écrits de mes collègues.


:: Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce 1080 Bruxelles (Chantal Akerman, 1975) [Les Films Séville]

 


[1] Et comme j’ai eu la chance d’être retenue parmi les membres votants internationaux des Golden Globes, j’ai également pu avoir accès à une foule de titres que je n’aurais jamais pu voir autrement, comme dans ces années qui me paraissent si lointaines où je pouvais encore courir les festivals de cinéma à voir six films par jour.

 

           

« Pourquoi le cinéma ? »
par Samy Benammar

Sur les spectres entre les murs
par Thomas Filteau

A Night of Knowing Nothing
par Mike Hoolboom

Le plus grand spectacle au monde
par Sylvain Lavallée

Un retard
par Sarah-Louise Pelletier-Morin

 Cinéphilie et parentalité
par Anne-Marie Piette

Côté courts : mon année en moins de 30 minutes
par Olivier Thibodeau

Les temps de l'émotion
par Maude Trottier

The Year of Thinking Dangerously
par Claire Valade

              
 
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 3 mars 2023.
 

Rétrospectives


>> retour à l'index