PROMARE
Hiroyuki Imaishi | Japon | 2019
Le shônen nekketsu est sans doute le genre de japanime qui souffre le plus de ses propres codes, reposant sur une structure narrative très rigide confrontant un héros à une suite de péripéties qui le pousseront à dépasser ses limites pour vaincre l’adversité grâce à l’appui de valeurs universelles : courage, don de soi, amitié, etc. C’est face à cette structure pétrie de clichés que se dresse Promare, poursuivant le travail du studio Trigger qui, depuis Gurren Laggan (2007), s’est donné comme mot d’ordre la transgression et la sublimation des genres les plus caricaturaux de l’animation japonaise. Suite spirituelle de Gurren Laggan, Promare est un film de mécha au personnage principal aussi stupide qu’attachant, mais le véritable tour de force du film est d’avoir un rapport critique au genre qui ne se fait pas par la déconstruction mais par l’exagération et seul un anglicisme saurait décrire la dynamique d’écriture de Trigger : over the top. Ainsi le film rejoue et singe avec brio quelques-uns des tropes de l’animation japonaise, la présentation des personnages par exemple donne lieu à une scène burlesque où les inserts habituels décrivant les robots sont remplacés par un écran projeté par un petit drone, mise en abime anodine mais qui se pare d’un fort discours critique pour les connaisseurs. On pourrait mentionner également le mécha qui apparaît de nulle part alors que l’histoire appelle à une résolution : au bas de l’écran on voit alors apparaître son nom, le « Deus Ex Machina ». Accélération constante ne laissant aucun répit au spectateur, Promare est un émerveillement de chaque instant, abouti tant techniquement qu’artistiquement ; les aplats de couleurs criardes dynamisent l’action tandis que les effets 3D donnent une véritable profondeur aux mouvements. Enfin, et c’est sans doute là que réside le véritable charme de Promare, entre les rires et les références aux précédentes productions de Trigger qui sauront tirer une larme aux fans les plus aguerris, le film parvient à développer un discours inattendu autour de la ségrégation, de la xénophobie et du développement de groupes terroristes au sein de sociétés de contrôle. L’ensemble reste assez superficiel mais d’une audace trop rare en animation. Ajoutons à cela quelques scènes qui insistent sur l’androgynie de ses personnages et laissent deviner un discours sur la fluidité des genres, voire une possible relation homosexuelle entre ses protagonistes, et l’on obtient dans ces deux heures d’action à l’apparence décérébrée l’une des œuvres les plus riches que l’animation nous ait offertes ces dernières années.
Texte : Samy Benammar
KNIVES OUT
Rian Johnson | États-Unis | 2019
Bien avant l’intelligence de son écriture, la précision de sa mise en scène ou son casting impeccable, la plus grande qualité de Knives Out demeure sa modestie. La critique s’est empressée de saluer le fait qu’il s’agit (enfin) d’une œuvre originale plutôt que de l’énième épisode d’une franchise à succès, mais la véritable audace de Rian Johnson est bien plutôt d’avoir signé un « simple » film de genre, sans en faire une réflexion méta qui userait de l’ironie pour se distancier des conventions, ni de l’humour pour rire des faiblesses d’une intrigue qu’il ne vaut plus la peine de bien écrire sous prétexte qu’aujourd’hui on a déjà tout vu, sans non plus utiliser le genre comme un prétexte au fond indifférent pour parler des « vraies affaires ». S’il y a bien ici une forme de déconstruction ludique du whodunit, Johnson l’utilise pour mieux reconduire les conventions, comme pour nous déjouer dans notre cynisme contemporain, et si l’intrigue, minutieusement scénarisée, se déroule sur fond d’enjeux politiques, ils permettent avant tout de caractériser les personnages et leurs relations, sans jamais les subjuguer à un propos écrasant qui déterminerait leurs actions. Film tout à fait à l’image de sa protagoniste vertueuse, incapable de mentir, Knives Out se démarque par cette sincérité, cette déclaration d’amour envers un genre, et envers le cinéma dans sa forme la plus classique, quand l’attention d’une caméra aux acteurs suffisait à mener un récit, à créer un suspens. Et au final, c’est bien cette petitesse — toute relative — qui en fait l’un des plus grands plaisirs cinématographiques de l’année.
Texte : Sylvain Lavallée
THE LAST BLACK MAN IN SAN FRANCISCO
Joe Talbot | États-Unis | 2019
S’intégrant naturellement dans la mouvance d’un certain cinéma américain qui, depuis quelques années, observe les transformations de la région de la Baie (comprenant San Francisco et ses proches banlieues) et l’expérience afro-américaine de l’embourgeoisement qui fait miroiter une nouvelle forme de colonisation, The Last Black Man in San Francisco arrive à se distinguer par sa signature singulière qui détourne les attentes. Choisissant une approche empathique plutôt que réactionnaire ou agressive, le film démontre une authenticité parfois proche du réalisme magique, notamment grâce à son scénario co-écrit par le réalisateur Joe Talbot et l’acteur principal Jimmy Fails, deux amis d’enfance ayant grandi dans cette ville qu’ils ont vu se transformer au fil du temps. En jouant son propre rôle, Fails rêve de récupérer la maison victorienne que son grand-père a construite au cœur du quartier Fillmore (l'ancien Harlem de l’Ouest) et, en la squattant, essaiera de s’approprier non seulement la maison, mais aussi son histoire familiale. Baigné dans une nostalgie qui se tourne autant vers d’anciens rêves qu’elle ose s’en créer de nouveaux, le film épate en articulant son récit autour d’une histoire personnelle plutôt que d’un sujet (comme son film-cousin Blindspotting avait su brillamment le faire avec une signature tout aussi singulière), laissant ses sujets possibles faire surface naturellement à travers les expériences de ses personnages.
Hymne à la ville de San Francisco, à son histoire et à ses habitants, le film laisse deviner les histoires, fantasmées ou non, qui sont rattachées à des milieux tout en livrant une vision de l'amitié masculine moins remarquée dans les portraits habituels de la communauté afro-américaine. Le film se place à échelle humaine pour démontrer comment un homme apprend à faire le deuil de sa ville après que celle-ci se soit transformée à un point où il n’y trouve plus sa place, n’y reconnaît plus sa communauté et observe une culture disparaître pour en laisser entrer une autre. « You don't get to hate it unless you love it », dit Fails à propos de San Francisco. Mis en scène avec un flair visuel inspiré et porté avec passion par une musique exceptionnelle de Emile Mosseri, The Last Black Man in San Francisco avance avec une part de mélancolie et un brin d’humour au rythme des déplacements de son protagoniste sur son skateboard, comblant les pièces manquantes d’une histoire familiale autant que de celle d’une communauté, d’une ville, réfléchissant à la part d’identité qu'on attache au chez-soi.
Texte : David Fortin
NE CROYEZ SURTOUT PAS QUE JE HURLE
Frank Beauvais | France | 2019
Il n’est pas surprenant que ce premier long-métrage de Frank Beauvais — journal intime monté d’une main de maître par Thomas Marchand à partir de plus de 400 films, visionnés par le réalisateur en 2016 lors d’une période d’isolation et de dépression — fasse l’événement. Après tout, Dieu seul sait que moi aussi — je ne veux parler pour les autres, qui se reconnaîtront sans doute comme on se reconnaît dans l’émouvant témoignage de Beauvais — visionne des films en masse ; que les nombres se ressemblent et que la diète de Beauvais rejoint la mienne. Que moi aussi, je m’y perds à l’occasion, m’y enlise et me demande comment tâter le réel à nouveau — qui se profile, en 2016 comme en 2020, comme quelque chose d’horrible à l’horizon, qu’il serait douillet d’éviter, de contourner, et de ne confronter que par l’entremise de l’écran. Je me permets ce je, car là est l’enjeu du film : replacer, dans le cinéma, sa part de subjectivité. Tracer, dans un flot impressionnant d’images — celles des autres — ce qui est investi par celui qui regarde, parfois maladivement. Ce qui est perdu, de temps et de soi, par celui qui consomme ; ce qui est gagné — en perspective, qui sait, peut-être même en empathie. Puis de répondre à cette question vitale, aujourd’hui, plus que jamais : à quoi bon filmer de nouvelles images quand elles sont déjà toutes là — sublimes — et disponible à qui voudra bien s’y abandonner ? Un véritable vertige cinéphile s’ensuit : un hurlement chuchoté à l’oreille du spectateur, qui s’ouvre avec Beauvais vers le gouffre, puis sur la nécessité absolue, irréductible, du cinéma — de le faire, de le célébrer, de s’en servir pour s’en sortir.
Texte : Ariel Esteban Cayer
ATLANTIQUE
Mati Diop | France/Sénégal/Belgique | 2019
Atlantique c’est d’abord une incursion dans la culture sénégalaise et sa complexité, ses croyances, ses désirs et ses vérités. On y croise toutes sortes de monde, des entités à part entière, vivant pleinement leurs moments, l’instant présent, avec une détermination férocement exemplaire. Dès les premières images, les « Sénégaleries » s’invitent à l’écran. Le ton monte, les échanges deviennent plus agressifs, l’eau commence à bouillir. On a vite fait de comprendre que rien n’est simple et qu’il faut se battre pour ses droits dans ce climat d’injustices constantes et d’inégalités criantes. On y voit le côté sombre, caché et secret, tout comme l’éclat de lumière qui peut jaillir impulsivement et ainsi redorer l’âme et l’esprit. Le beau, le riche, la chance côtoient la galère, le désespoir et la tristesse. Les constructions flambantes neuves sont à peine sorties de terre qu’elles sont recouvertes d’une fine couche de sable leur octroyant un aspect fantomatique, au cœur d’un paysage désertique et dénudé.
À la ville, on capte toute un échantillonnage de sons allant du bêlement de la chèvre au trafic incessant, aux klaxons agressants, à la pétarade des motos, aux sonneries agaçantes des téléphones portables… un écho ambiant constamment actif. La musique composée par l’artiste Fatima Al Quadiri berce et envoûte, tout en assurant une présence extatique et discrète. Elle manifeste les états émotifs des personnages et sert de tissu cellulaire entre plusieurs mondes qui coexistent.
Le monde de la mer, omniprésent, qui entoure la côte sénégalaise et dont l’horizon se déploie à perte de vue. La mer si vaste, si lointaine, qu’elle demeure un mystère. La mer qui nourrit, la mer que l’on traverse avec l’amplitude et l’attraction qu’elle engrène. La mer qui enlève des vies sans crier gare et bouscule bien des destins.
C’est aussi le monde des réalités, qui longe celui de dimensions plus spirituelles, empreintes de mysticisme et d’animisme. La culture locale des Djiins nous est révélée par des apparitions fantastiques prenant possession de corps humains. À toutes ces particularités sénégalaises exquises, s’ajoute le bagage de la réalisatrice qui puise dans la peinture romantique, les légendes bretonnes et allemandes, une certaine internationalité qui confère au film un apprivoisement facile. Une magnifique façon de se laisser porter par le récit de celles qui restent parmi les vivants et de goûter aux charmes sénégalais.
Texte : Claire-Amélie Martinant
HEIMAT IS A SPACE IN TIME
Thomas Heise | Allemagne/Autriche | 2019
Heimat is a Space in Time compose une ample fresque où la trame de relations amoureuses et familiales dissèque l’Allemagne du 20e siècle, en injectant dans le temps historique une dose d’étrangeté qui repose sur un double procédé de distanciation et de réappropriation affective. Ambitieuse et rigoureusement réglée, la proposition tient sur le fil de lecture de textes rédigés par les membres de la famille du réalisateur d’origine juive, en partance de l’année 1912. Avec pour tout guide narratif la voix off de Heise lisant placidement le contenu des lettres et des journaux intimes des siens, le film bâtit une angoisse forte de conscience, à l’issue des écarts se jouant entre la narration, les documents montrés qui attestent de la vie et de la mort des gens du passé, les images de paysages, trains, ruines, villes tirées du présent et la dense trame sonore qui accompagne l’ensemble du film. Ainsi, reconstruire l’intimité synchronique et la diachronie généalogique des ancêtres aux vies broyées par les guerres — alors que l’espoir semble ne jamais quitter la génération des grands-parents, même lorsque la mort se fait imminente, et que le désespoir semble au contraire si fort pour la génération de l’après-Deuxième Guerre, avec ses amours véhémentes et contradictoires — prend pour contrepoint une insistante matérialité qui donne corps à ce qui n’est plus, en se posant tel un acte de résistance contre l’inertie du passé et de l’archive.
Portée par de nombreuses figures du mouvement — que ce soit la tombée de la pluie ou de la neige, les ombres des nuages passant sur un boisé, les circuits ferroviaires, les transports en commun ou une caméra qui balaie lentement les lettres lues et les papiers officiels qui envoient à la mort —, cette forte matérialité semble vouloir faire craquer la dimension d’épreuve du temps : par exemple ce moment où l’on entend tous les grincements mécaniques des trains de marchandises suivis d’un plan d’ensemble qui capte le réseau des voies la nuit ; ou ces pépiements d’oiseau et le bruit d’un avion qui passe dans le ciel : Heimat use d’opérateurs sensoriels pour écrire l’histoire, comme pour mieux rendre douloureuse la confluence de temporalités historique, généalogique, documentaire et humaine qu’il noue. Dans le même temps, c’est la capacité mémorielle même de la forme filmique qui s’y révèle.
Or, si les deux premières heures sont chargées d’une forte angoisse que dose la manipulation sensible des documents scrutés, la seconde partie du film, qui prend place à partir des années de la RDA, explore et approfondit ses propres fondements théoriques. Rendant alors compte du trajet de ses parents, le cinéaste, dont le père n’est nul autre que Wolfgang Heise, éminent philosophe de la RDA par la suite congédié par le parti, expose un basculement qui coïncide avec sa propre apparition dans le récit familial, ce qui éclaire de surcroît toute la méthode du film : soit une discussion où le dramaturge Heiner Müller, ami de la famille, fait état de son refus d’observer le procédé de la distanciation de Brecht pour lui privilégier une approche où l’auteur engage au contraire sa relation à la chose dont il traite. De là, on saisit toute la cohérence de Heimat, qui semble précisément posé en équilibre entre ces deux pôles théoriques, entre ces deux façons d’approcher l’affect et le temps. C’est aussi dans la deuxième partie que l’on comprend la nécessité d’un cadre long, qui seul permet de montrer comme autre épreuve du temps les oblitérations, les mensonges, les discontinuités et les réinventions de l’histoire se produisant dans les passages entre la Première et la Deuxième Guerre, entre l’entre-deux-guerres et la RDA et de la RDA à la réouverture occidentale. Les justifications savantes du skinhead disent à quel point le révisionnisme de tout acabit est dangereux et parce qu’il reconstruit tout un siècle avec la patience de l’émotion distillée, le film de Thomas Heise apparaît d’une nécessité pulmonaire, à un moment où la notion d’histoire n’existe de plus en plus que pour plaire au présent.
Texte : Maude Trottier
MARRIAGE STORY
Noah Baumbach | États-Unis | 2019
Un homme et une femme s’aiment, mais ils ne peuvent plus vivre ensemble. Marriage Story est le récit universel et tout simple de cette cassure. Proposant une réflexion aussi lucide que candide sur la dissolution de son propre mariage, Noah Baumbach bâtit son film par petites touches, de façon à ce que sa structure reflète le parcours du couple. S’attardant d’abord à la frustration rageuse contenue de Nicole, il permet au spectateur d’entrer dans la tête de celle-ci et d’être ainsi disposé à faire l’expérience du reste du film d’un point de vue plus appuyé vers Charlie. Comme elle, le spectateur se sent oublié au profit de Charlie. Cette structure tend à rendre celui-ci moins sympathique, son incompréhension pourtant sincère devant les désirs de Nicole teintant sa peine d’un soupçon d’égoïsme involontaire qu’il est impossible d’ignorer. Baumbach éclaire ainsi brillamment toutes ces petites choses ordinaires et ridicules qui viennent brouiller une relation et soulignent la laideur de la souffrance. Magnifiques, Scarlett Johansson et Adam Driver traduisent toutes les subtilités de ces tranches de vie remplies de contradictions. Il faudra pratiquement tout le film à Charlie pour commencer à comprendre, regretter et s’assouplir, trop tard. Au cœur de ce film chargé d’émotion et de tendresse, à des lieues du sentimentalisme, deux scènes magistrales et bouleversantes restent en tête, toutes deux utilisant des chansons de la comédie musicale Company de Stephen Sondheim pour illustrer le chemin parcouru : Nicole, affranchie et heureuse, chante avec un bonheur expansif la caustique You could drive a person crazy avec sa sœur et sa mère dans sa grande maison californienne ; Charlie, lui, prend le micro à New York dans le restaurant où sa troupe de théâtre a ses habitudes, seul, déboussolé, pour s’abandonner au cri du cœur qu’est Being Alive. Inégal, certes, Marriage Story est à l’image de ses protagonistes : profondément humain dans toutes ses imperfections.
Texte : Claire Valade
VITALINA VARELA
Pedro Costa | Portugal | 2019
Pour Vitalina Varela, le soleil est au Cap-Vert. Il brille sur la belle maison qu’elle et son mari Joachim construisirent dans les montagnes, autrefois, avant le départ de Joachim, avant sa mort au Portugal, avant que Vitalina ne parvienne, trop tard, à le rejoindre à Fontainhas. Le soleil a depuis longtemps déserté les allées étroites du bidonville et le cœur de ses résidents, membres de la diaspora capverdienne pour la plupart, auxquels Pedro Costa dédie son cinéma depuis plus de vingt ans. Ce dernier film appartient autant au portraitiste qu’au modèle, c’est elle qui donne au film son nom, sa voix, ses expériences et ses souvenirs. On imagine Vitalina Varela s’édifier en tandem, de la même manière que la maison au Cap-Vert. Elle, façonnant des blocs à partir de matériaux pesants, accumulés dans tout son corps, durant toute une vie. Lui, érigeant ces blocs dans la durée, l’ombre et la lumière. On imagine presque Vitalina retrouver le soleil.
Sauf que la beauté du monument n’est pas celle de la maison au pays natal, mais celle des ruines et des tombeaux. Vitalina a attendu quarante ans son billet d’avion, elle ne quittera pas ce toit qui lui tombe sur la tête, ce pays où elle ne possède que le deuil et la colère. À défaut de pouvoir la soulager de sa douleur, le geste de Costa consiste à faire percer une lumière dans la nuit qui la submerge. La rigoureuse mise en scène des corps, les soliloques cathartiques et les compositions ténébristes du chef opérateur Leonardo Simões (qui filme les visages abîmés comme les aurait peints Rembrandt) ne font pas que sublimer la misère. Chaque élément du film contribue humblement à réparer l’injustice d’une dignité bafouée et à conférer une force épique au récit de son héroïne. Entre les mains de Costa, le cinéma devient le vecteur d’un altruisme radical.
Texte : Philippe Bouchard-Cholette
THE LIGHTHOUSE
Robert Eggers | États-Unis | 2019
Avec ses somptueux clairs-obscurs dignes de Rembrandt et ses puissantes envolées littéraires que l’on croirait empruntées à Shakespeare, The Lighthouse donne parfois l’impression d’un film qui aurait été conçu avant l’invention du cinéma. À cet égard, il rappelle bien sûr The Witch (2015), le long métrage précédent de Robert Eggers. Plus encore qu’un « film d’époque », The Lighthouse est un film d’une autre époque — un objet inexplicable, originaire d’un temps qui pré-date le cinématographe de même que sa manière particulière d’ordonner le réel. Il s’agit donc pour le cinéaste américain d’inventer un nouveau langage, de concevoir une manière de mettre en scène qui soit au diapason de cet autre temps. Par son impeccable direction artistique, sa superbe direction photo et sa solide direction d’acteurs, ce huis clos atmosphérique impose d’emblée une ambiance sur laquelle il repose presque entièrement. Ponctué d’images obsédantes, ce poème visuel emprunte bien quelques conventions au cinéma d’horreur dont il se réclame. Opaque comme le brouillard qui enveloppe l’île sur laquelle se déroule l’action, le mystère qui plane semble un moment convoquer Lovecraft. Il se pose finalement ailleurs, explorant plutôt les effets de l’isolation et de l’intimité forcée sur deux hommes qu’une virilité toxique condamne à l’affrontement. Si The Witch portait un regard sur la menace que constitue la femme libérée aux yeux d’un certain puritanisme, The Lighthouse en est en quelque sorte le pendant masculin : une réflexion sur la masculinité déchaînée, dans tout ce qu’elle peut avoir d’étrange et de laid. Avec, en guise de point d’ancrage, les performances sidérantes de Robert Pattinson et de Willem Dafoe — qui, de toute évidence, était né pour jouer un vieux loup de mer.
Texte : Alexandre Fontaine Rousseau
LA FLOR
Mariano Llinás | Argentine | 2018
Quiconque aura déjà entendu parler du chef-d’œuvre de Mariano Llinás sait pour sa durée exclusive — près de 14 heures —, celles et ceux qui auront lu quelques lignes de plus auront déjà été à l’affût de ce découpage sériel, présenté par le cinéaste lors de la scène d’introduction, en six épisodes. Six histoires dont les quatre premières ont des débuts mais pas de fin, dont la cinquième est complète et dont la sixième n’a pas de début mais bien une fin. Des chiffres et des femmes, de la numérologie pour confondre joyeusement, comme Rivette confondait avec le mystère des Treize dans Out 1 (1971), grand film de 12 heures sur l’épuisement de la performance et dont La Flor est le plus digne héritier contemporain.
Qu’on se le tienne cependant pour dit : La Flor n’est pas un grand film par sa longueur ni par ce qu’il exige du spectateur ; il s’agit bel et bien d’un film-monde, ludique, drôle, surprenant, intrigant, brillant, porté par une durée qui lui permet à la fois d’expérimenter à travers divers genres fondamentaux du cinéma, tout en épuisant graduellement les possibles de toute mise en scène cinématographique dans une quête de l’essentiel : qu’est-ce qui fait le genre ? qu’est-ce qui fait une star de cinéma ? qu’est-ce qui naît encore des structures ? La pratique, la présence, la durée, le fait d’être si longtemps devant des visages qu’on apprend à connaître par cœur, voyant dans l’émancipation toute féminine du film une allégorie plus large, plus triomphante encore, sur la reconquête en cours du cinéma par les femmes.
Si la rédaction de la revue a décidé de porter son dévolu sur La Flor en tant qu’œuvre la plus importante à défendre cette année, c’est aussi qu’elle a reconnu de son esprit dans celui-ci, c’est-à-dire une volonté éclatée de travailler malgré tout, de construire dans des déserts désincarnés des récits, des réflexions pour profiter du cinéma, pour l’adorer, comme avant, sans cynisme, sans hauteur inutile, sans subterfuges sinon ceux de ses histoires. En cela La Flor incarne un modèle de mise en scène à la fois archéologique et spéculative, portant sur les potentialités en creux du septième art, sur la possibilité des découvertes faites en travers des contraintes actuelles de plus en plus standardisées par les polarités de la distribution numérique.
Or La Flor échappe à tout ceci. Il atterrirait dans dix catégories Netflix différentes qu’il ne serait toujours pas catégorisable alors qu’il nous parle de tout ce qui peut nous intéresser du cinéma, de ses marges, de ses espaces de création artisanaux, auteuristes, commerciaux, tous ces espaces que Llinás parvient à traverser par ce regard lucide, d’un pragmatisme entièrement au service de la poésie, livrant une fin pour l’histoire de cette époque marquée par l’homogénéisation des affects et des images.
La Flor est le plus bel antidote à la numérisation standardisée du monde, une fleur fragile, mais unique, donnant à nos regards divers des occasions tout aussi diverses de se réfracter, de s’éloigner, se rejoindre, de produire de la différence afin de préserver la santé du cinéma et de nos amours à son endroit.
Texte : Mathieu Li-Goyette
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