[Petit Chaos]
Le mouvement comme objet collectif
Le plus beau film, et le plus essentiel, que j’ai vu au cours des trois dernières années est A Night of Knowing Nothing (2021) de Payal Kapadia. Après des études en cinéma au Film and Television Institute of India à Pune, elle voulait réaliser un documentaire de science-fiction sur l’amour. Elle s’est tournée vers des ami·e·s pour qu’ils et elles puissent explorer ensemble les choix impossibles auxquels les femmes de sa génération sont confrontées sous la pression de l’appareil étatique et familial. Comment leurs expériences intimes ont-elles révélé les mécanismes cachés du pouvoir ? De quelle façon les notions de caste et de classe ont-elles transformé leurs corps ? Amours impossibles et relations transgressives sont au cœur de ses espoirs alors qu’elle recueille des scènes et des entrevues, mais peu à peu, les événements prennent le dessus sur son travail, puis elle en vient à une décision fatidique : elle change de direction.
En 2015, elle a pris part à une grève étudiante en protestation contre la nomination par le gouvernement d’un pantin de droite à la direction de l’école. La révolution néolibérale de Narendra Modi signifiait d’aggraver la discrimination par les castes et de monter une guerre intestine contre l’Islam de même que de hausser les frais de scolarité et d’ouvrir la porte à la privatisation. Trois ans après avoir commencé son tournage, Kapadia a obtenu son diplôme, après une série interminable de manifestations au cours desquelles elle a continué de rassembler du matériel. Moment important, elle a rencontré par hasard son ami cinéaste Prateek Vats qui, pendant son séjour universitaire, avait compilé une montagne d’images qu’il n’arrivait pas à caser, alors il les a offertes à Kapadia. Lentement, elle a commencé à rassembler des moments auprès des universités partout au pays, avec des extraits d’actualités, des témoignages sur iPhone et des séquences de films amateurs en Super 8. À partir de l’urgence de ces récits à la première personne, l’artiste a commencé à tisser sa nouvelle histoire d’amour.
Le film s’ouvre sur une image utopique. La caméra est sur le plancher, au milieu d’un groupe d’étudiants et d’étudiantes qui dansent ; leurs rêveries sont éclairées par des danseurs projetés sur un écran placé derrière eux. Ils et elles ont transformé leurs cinémas en palace du geste et du toucher, débordant de l’exubérance de la jeunesse. C’est une scène de libération, suggérant que les rassemblements artistiques pourraient nous amener à cet esprit de corps, où l’expression individuelle se change en joie collective.
Une narration déchirante en voix off — elle et lui — se cache sous les images, voix tendres dans la nuit qui se lisent des lettres l’une à l’autre. Lorsqu’il manque quelque chose, le langage parle. Il et elle sont séparés par leur caste, leur classe, leurs parents et la peur écrasante (habituellement nommée « bon sens ») exercée par l’État pour garder le contrôle. Cette narration sert de point d’ancrage à la dérive d’images qui suit, bien que plusieurs autres voix (pas moins de 23 intervenant·e·s sont nommé·e·s au générique) se font aussi entendre, de même que des missives journalistiques, des récits de témoins, des discours politiques et une poignée de rumeurs chuchotées qui hantent la bande sonore.
De brefs aperçus de la vie universitaire s’enchaînent, fragments de journaux intimes, collage onirique de moments quotidiens, magnifiquement observés et filmés, cadrés avec précision. Une femme est étendue sur un lit, un homme rafistole un mur, des étudiant·e·s en cinéma installent de l’éclairage dans un sous-sol en ruine. Le son du vent qui s’emballe marque un nouveau chapitre alors que le film s’ouvre tout à coup pour parler de l’élection du nouveau président de l’université, Gajendra Chauhan, et de la grève étudiante qu’elle provoque, et de la terreur familière que brandit le gouvernement face à son propre peuple. Les étudiant·e·s en cinéma se rassemblent pour une nuit de rencontres et de manifestations, remplissant les rues avec de nouveaux slogans.
Eisenstein, Pudovkin
We shall fight, we shall win
[Eisenstein, Poudovkine
Nous nous battrons, nous vaincrons]
Puis, plus tard, au milieu d’un montage délirant de garçons dans leurs habits d’hommes dansant ensemble à leur meilleur dans une sorte de fièvre du samedi soir, leurs visages ouverts qui n’ont pas encore été brisés par les compromis et les défaites, cette phrase déchirante surgit :
When one has loved, what is there to fear?
[Lorsqu’on a aimé, que peut-on craindre?]
Un des aspects majeurs des images de Kapadia est qu’elles ont été faites par les personnes qui peuplent ces images ; ce sont des rencontres intimes, des témoignages de l’intérieur. Premier parmi ses pairs, au cœur de tous ces faiseurs d’images, se trouve son partenaire, Ranabir Das. Lorsqu’ils ont terminé le montage, Kapadia a tout envoyé à Lionel Kopp, un génie du numérique en France, qui y a ajouté des couches subtiles de grain, d’éclat et de corrections de couleur donnant l’impression que tout a été filmé en 16 mm. Ce puissant geste unificateur rassemble les styles de tournage, si nombreux, en une sorte de pénombre au grain fin et aux contrastes prononcés.
Cette lettre d’amour de Kapadia au cinéma et à la révolution nous montre un chanteur-guitariste au micro et choisit de baisser la musique à ce moment précis. Alors qu’il se balance au gré du rythme, nous pouvons l’entendre comme seul le silence peut le permettre. Son corps entier est la chanson, puis la caméra bouge pour révéler un batteur silencieux, transporté par une mélodie que nous n’entendrons jamais, jusqu’à ce qu’un mouvement panoramique final révèle à son tour le corniste et le claviériste. En affirmant leur identité individuelle, ils créent un groupe.
Revolution is the festival of the oppressed.
[La révolution est le festival des opprimés.]
Dans un sobre étalage de coupures de journaux, l’artiste évoque un « souvenir fugitif de violences » — la guerre sanctionnée par le gouvernement contre les femmes, les communautés autochtones et les musulmans. Elle conclut : « Et chaque image a disparu aussi rapidement et aussi horriblement qu’elle est apparue. » L’élection du premier ministre indien Narendra Modi en 2014 a assuré le retour des « valeurs traditionnelles » — les hommes dominant les femmes, l’extractivisme, la religion comme arme de contrôle des classes.
How could you stand beside me during the strike, shouting slogans of freedom, stand up to the government, but when it came to standing up to the casteism of your parents, you did not speak up?
[Comment as-tu pu te tenir à mes côtés pendant la grève, criant des slogans pour la liberté, et luttant contre le gouvernement, alors que tu n’as rien dit lorsqu’il s’est agi de lutter contre le castéisme de tes parents ?]
Cette question, la plus longue du film, réunit l’histoire d’amour personnelle des deux épistoliers, l’histoire de leurs familles, leur école et le gouvernement. Durant cette grève, si longue et parfois brutale, c’est en croyant au cinéma — c’est-à-dire à l’amour — qu’ils trouvent leur force, mais aussi en croyant aux transformations salvatrices que le cinéma et l’amour peuvent engendrer. Des écrans font souvent une apparition dans cet essai lyrique, éclairant la nuit où l’auditoire se change en ombre alors que des acteurs sur un écran se dressent plus grands que nature. Nous créons une vie à l’aide d’images, reflétant celles qui nous ont été léguées, ou alors nous les réinventons, généralement parce que nous sommes forcés de le faire, parce qu’elles n’incluaient pas les laissés-pour-compte queers, les pauvres racisés, les immigrants neuroatypiques. L’une des nombreuses questions essentielles que pose A Night of Knowing Nothing est : comment pouvons-nous forger une nouvelle vie à partir de nos réinventions ? Comment des films peuvent-ils aider à former de nouvelles communautés ?
Une série de manifestations dans les rues s’ensuivent, la caméra de Kapadia et ses partenaires toujours au cœur des foules, suffisamment près pour toucher leurs camarades et être touchée par eux. Suffisamment près pour offrir une douce méditation sur les policières qui doivent nourrir leurs propres familles une fois de retour à la maison. La narratrice soulève avec tendresse le spectre de l’empathie alors même que ses ami·e·s sont battu·e·s et brutalisé·e·s. Un surtitre interrompt ces scènes d’arrestations avec la force d’une guillotine. On y lit : « un souvenir de violences ».
Why can’t the poor dream of getting a degree?
This is what they are afraid of.
If we become educated, who will work on their fields?
Who will mend their shoes?
[Pourquoi les pauvres ne peuvent-ils rêver d’un diplôme ?
Voici ce qu’ils craignent.
Si nous sommes éduqués, qui s’occupera de leurs champs ?
Qui réparera leurs chaussures ?]
Tandis que l’artiste offre une lamentation en faveur de l’éducation publique, l’État envoie des brutes masquées à l’université pour agresser les étudiants et les professeurs. Des scènes terrifiantes à l’intérieur de l’école sont suivies de marches aux flambeaux. Tout le monde est cadré par la nuit, de sorte que même les pires blessures apparaissent sous la lueur des flashs ou d’une lumière passagère. L’artiste a passé au peigne fin une multitude de scènes de foule afin de remplir son écran des visages inspirés, articulés et indignés de jeunes femmes. Le courage en chair et en os.
Everything will be remembered.
[Nous nous souviendrons de tout.]
Un étudiant refuse de parler de sa torture parce qu’il s’inquiète que cela ne décourage d’autres jeunes d’aller protester, craignant la prison. Quels mots restent-ils dans notre langage pour exprimer l’ampleur de cette solidarité ? Ce qui est clair, c’est que les étudiants ont créé une nouvelle université dans les rues et se sont transformés les uns les autres en professeurs. Ils pratiquent la forme inélégante et maladroite de la démocratie réelle, celle qui donne une voix à chaque personne et qui peut mettre une nuit entière à prendre la décision la plus simple. Comment regarder ces visages en sachant que l’homme finalement responsable de tout ça présentera à nouveau sa candidature comme premier ministre — et sera réélu ?
It’s going to be all of us someday.
[Ce sera nous tous un jour.]
L’appareil étatique indien de dissimulation et de détournement d’attention est bien huilé, tout comme il l’est ici au Canada, où les soi-disant rapports politiques prennent soin d’omettre toute mention de la corpocratie qui rédige nos lois et gouverne une bonne partie de notre pays. Et alors que nous n’avons pas de classe officielle d’« Intouchables », nos prisons débordent d’hommes autochtones et le nombre de femmes autochtones « disparues » explose. Lorsque je regarde la galerie de visages indiens que Kapadia éclaire dans la pénombre, lorsque je vois les adolescent·e·s qui ont payé le prix de leurs convictions par une terreur physique dont plusieurs ne se remettront jamais, je vois à la fois un espoir révolutionnaire et l’attrait durable des tyrans que nous continuons à aduler, qui nous obsèdent toujours, et à propos desquels nous sommes devenus des experts. Un jour, j’espère que nous pourrons aussi porter un tel degré d’attention à des artistes comme Payal Kapadia, qui nous offrent de nouveaux espoirs pour le cinéma, et pour nous tous.
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Mike Hoolboom a commencé à faire des films en 1980. Mis en pratique, avec application quotidienne. Une remixologie continue. Depuis 2000, un flot constant de docus biographiques à partir de séquences trouvées. La question qui anime une communauté : comment puis-je être utile ? Des entrevues avec des artistes médiatiques au fil de trois décennies. Des monographies et des livres, écrits, édités, co-édités. Des écologies locales. Du bénévolat. Ouvrir la porte
Traduction : Claire Valade
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« Pourquoi le cinéma ? »
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The Year of Thinking Dangerously |
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