Montréal, 12 mars 2021, minuit et deux minutes.
J’abandonne. J’ai bien trop de mal à mettre en forme ce texte et suis fatigué de m’obstiner à définir l’impact d’une réalité, plus si nouvelle, sur mon regard, quand je ne suis plus certain moi-même de mon rapport au cinéma.
Je pensais écrire ces mots il y a quelques semaines, me remémorant avec une mélancolie imprégnée de colère le temps où les cinémas étaient ouverts. J’aurais alors pu évoquer cette séance au crépuscule de l’été : le 27 septembre, je découvrais Ugetsu et je me confrontais pour la première fois aux images de Mizoguchi, un nom souvent croisé dans mes lectures sans que j’aie jamais eu le courage de m’y plonger. La copie était désastreuse, parcourue de stries, et les noirs étaient si estompés qu’on devinait certaines formes plus qu’on ne les voyait. Seul au milieu de ce public masqué, j’ai cru plus d’une fois reconnaître des amis sans oser leur faire signe. Le lendemain de cette représentation, comme nous nous y attendions sans vouloir vraiment nous l’avouer, le premier ministre du Québec annoncerait la fermeture des salles de cinéma pour 28 jours. Il y a quelques semaines, j’aurais sans doute écrit :
Mon dernier souvenir de cinéma est une barque perdue dans l’épais brouillard d’un lac où le lendemain semble plus obscur encore que la veille. Il ressemble à l’incertitude des mois qui s’écoulent dans l’attente d’un retour de ces écrans qui me fascinent, de ces photogrammes abîmés défilant à la force du moteur d’un Eiki et de l’énergie de cinéphiles fous faisant survivre à Montréal un art que l’on sait attaqué de toutes parts : par les blockbusters américains d’abord, les plateformes de streaming ensuite, la fébrilité de certains distributeurs, la baisse constante de la fréquentation des salles et maintenant les gouvernements zélés décidant arbitrairement de fermer les lieux où de toute cette pandémie j’ai vu être appliqué le plus grand respect des mesures sanitaires.
Mais ces mots sonnent maintenant creux, cinq mois (et non 28 jours) plus tard, nous accueillons avec plus de surprise encore que leur fermeture la réouverture des salles. Alors, ce texte n’a plus lieu d’être, il est, avant même d’avoir existé, une relique d’un temps révolu... peut-être. Je parcours mes notes et revois Ugetsu sur mon écran dont la surface est bien plus réduite que celle du Cinéma du Musée et, bien que la qualité de cette copie numérique soit plus lisible, ce visionnement fait pâle figure face au souvenir de cette soirée de septembre et, à la tiédeur des dernières chaleurs de l’été, se substitue celle d’un plat réchauffé dans le cinéma solitaire qu’est ma chambre. Cependant enfermé dans mon domicile, Ugetsu se divise en trois films : celui de ma rencontre avec Mizoguchi, celui devenu par la force des choses ma dernière séance en salle avant le deuxième confinement, et, enfin, ce cadre où j’essaye de faire entrer le tumulte des sentiments brouillés qui m’agitent, comme tout le monde, depuis un an. Cette constatation relève plus de mon obsession personnelle avec lui que de son propre récit et c’est peut-être là l’une des raisons pour lesquelles j’ai tant de peine à écrire ce texte.
Il me serait évidemment facile de faire entrer dans les images du cinéaste japonais tous les tourments qui m’habitent. C’est, après tout, le propre du cinéma de révéler la réalité d’un monde. Nul besoin de citer Kracauer ou de s’étendre des heures sur des questions d’identification pour établir cette idée plus lyrique que pertinente, aussi naïve qu’évidente. Je pourrais, par exemple, soutenir que la scène de la barque, commentée cent fois avant moi, nous présente des personnages prisonniers d’une épaisse brume qui annonce les malheurs qui les attendent sur l’autre rive. Il s’agirait là d’une scène parfaite pour analyser la situation d’incertitude dans laquelle nous vivons depuis un an, incapables de distinguer à plus de quelques jours et attendant qu’une nouvelle conférence nous annonce la suite. J’aurais alors commenté la situation de ce Japon de l’époque Sengoku, ravagé par les guerres entre provinces et j'aurais employé mes maigres connaissances de cette période à établir une analogie avec l’instabilité actuelle. Ce parallèle aurait été redoublé par la trajectoire personnelle des personnages dont l’avidité les pousse à perdre pied. Genjuro tombe alors éperdument amoureux d’un fantôme (le profit aurais-je suggéré) laissant sa femme (la culture ?) en arrière pour la retrouver morte à l’issue du récit. Je serais alors tombé dans le piège de la caricature, parce que, aussi juste le film de Mizoguchi soit-il, il reste, comme l’indique son mauvais titre français, un [conte] de la lune vague après la pluie. Par là-même, j’aurais nié que le film valorise une vision traditionnelle de la famille, allant jusqu’à ramener à la vie une femme violée pour la voir offrir un dernier sourire apaisé à l’époux l’ayant abandonnée. Et ainsi continuant ma tirade, aurais-je multiplié les échos et raccourcis pour rattacher une réalité sur laquelle je n’ai aucun contrôle à un film décortiqué, transformé, modelé pour correspondre à mes attentes, pour me donner ne serait-ce qu’un instant, le sentiment que cette pandémie peut se charger de sens à travers les images sur lesquelles se posent mon regard.
Mais aussi beau Ugetsu soit-il, il n’a rien à me dire de la réalité contemporaine. Au mieux, il peut me donner quelques points d’attache pour essayer tant bien que mal d’atteindre l’autre rive. Le miroir de Kracauer est brisé ; la réalité trop complexe pour se refléter sur un écran. Cependant, les cinémas sont ouverts et des mots ne suffisent pas à exprimer le soulagement ressenti le dimanche 28 février dernier alors que les lumières s’éteignaient sur la salle de la cinémathèque québécoise. Aujourd’hui, le Japon commémore les dix ans de Fukushima, au même moment le monde (je dis le monde, sans savoir exactement lequel) s’inquiète pour les Jeux olympiques de Tokyo qui devraient s’ouvrir le 23 juillet. Je n’y comprends rien.
Lundi, à la Cinémathèque, un programme de courts métrages intitulé Questions de genres célébrait la Journée des droits des femmes. Mardi, je voyais Brève histoire d’amour, sans doute le film de plus insupportablement misogyne vu depuis des lustres où, au male gaze fictionnel du personnage de Tomek s’ajoute celui bien réel et qui n’a de cesse de vieillir de Kieslowski. Tout se mélange. Mercredi, je repense au film et me réjouis des mouvements politiques qui continuent de refuser le silence, et ce, malgré l’enfermement et les tentatives successives de muselage des paroles artistiques, mais surtout humaines. Sortant de la séance de mardi, avec une amie rencontrée par hasard — autant que puisse l’être une rencontre de cinéphiles dans une cinémathèque — nous nous enflammons et rêvons une fenêtre sur cour qui renverserait le voyeurisme masculin du genre. Nous rions aussi. Les cinémas sont ouverts, je pense une dernière fois : « une barque perdue dans l’épais brouillard d’un lac, où le lendemain semble plus obscur encore que la veille ». Et j’ajoute, peut-être parce qu’il est tard et que souvent la fatigue me rend irrationnellement rempli d’espoir : « une barque où subsiste la lumière d’un écran géant devant des rangées de sièges rouges. »
Je m’arrête là. Le récit de cet abandon donne peut-être un texte. Je l’espère. Demain, j’aide un ami pour un tournage et je dois préparer une petite vidéo pour un musicien que je croisais souvent quand nous dansions dans les bars. Demain, faire un peu de cinéma comme on prend soin des dernières poteries dans le feu d’une maison que les troupes ennemies ont miraculeusement épargnée.
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