DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Rétrospective 2023 : Affinités

Par Anne Marie Piette


:: Les feuilles mortes (Aki Kaurismäki) [Sputnik / Bufo / Pandora Film]

Au départ, j’assistai, comme par parenthèse, à mon propre dégourdissement, mais cette latence faisait partie d’une routine, sorte de préliminaire au commencement d’une forme plus sérieuse d’activité tandis que je me trouvais encore dans les limbes d’une position concrète dans le temps et l’espace, après festoiement d’usage et remise en question plus ou moins obligatoire du nouvel an 2023. La réalité reprenait ses droits. Mon année cinéma avait ainsi débuté dans la nasse, en faisant du surplace, mais sans inquiétude, on y viendrait. Après quoi elle s’est peu à peu agrémentée d’un fil conducteur pour se mettre en route. D’abord, en butinant de film en film, mais encore, par périodes, plus fiévreusement, presque machinalement. Elle fût une ligne courbe croissante, portée par ses instincts, le bouche à oreille, les dossiers, les aléas des sorties et programmations en festivals, parfois dictée via les incontournables, non pas un processus continu comme d’autres années le sont naturellement.

En tout cas, je me souviens, dans un ordre antichronologique : m’être retapé plusieurs films de Larry Kent, et en avoir découvert moults autres, pour notre dossier sur la Canuxploitation. De ses premiers élans cinématographiques, tels que The Bitter Ash (1963) et Sweet Substitute (1964), je garde des images audacieuses, le plus souvent en noir et blanc, des vapeurs de jeunes gens enclins à plonger dans un érotisme fourmillant encore bâillonné par la religion, mais de ses films postérieurs, je me plais à entretenir le souvenir de son infâme The Hamster Cage (2005), farce intellectuelle, satire extrême. Le film m’a laissé un sentiment de perplexité et de satisfaction, un plaisir volontairement coupable, se moquant de toute forme de délibération rationnelle.


:: Sweet Substitute (Larry Kent) [Larry Kent Productions]

Je me remémore également avoir lu les 469 pages du roman White Noise (Don DeLillo, 1985), après avoir vu le film éponyme de Noah Baumbach (2022), adaptation sortie en grande pompe sur Netflix. Cette famille américaine de la classe moyenne n’en finissait déjà plus de me splasher ses couleurs fluorescentes aux yeux, mais après avoir vu ses protagonistes en images, incluant leur matériel glitter 80’s et leurs tenues sportswear spécifiques, je ne pouvais malheureusement plus, lors de ma lecture, les imaginer autrement ou à ma façon, du moins ma perception en était-elle devenue contaminée par ce qu’en avait fait Baumbach avec Adam Driver, Greta Gerwig et leur progéniture fictive. Je me souviens m’être rappelée tout bonnement à quel point la lecture d'une œuvre originale, qui a été adaptée par la suite, que ce soit au cinéma ou au théâtre, ne nous est plus tout à fait vierge à partir du moment où on a été imprégné en amont d’images de cet univers qui ne sont pas les nôtres, dans ce principe même qu’offre la littérature d’allier la force de l’esprit du lecteur·trice pour imager les mots de l’auteur·trice. Il aurait été plus sympa de lire le livre avant de voir le film, me suis-je dit, car à moins d’être fan finie de ce qu’en avait fait Baumbach — et dans ce cas la lecture postérieure en aurait été une extension jouissive, presqu’une dilogie — et bien que j’aie aimé le film, je ne peux pas me prévaloir de l’avoir aimé à ce point (de saturation). 

Parlant de famille dysfonctionnelle, Manon Barbeau avait ébranlé la population du Québec avec son bouleversant Les Enfants de Refus global, c’était en 1998. Je l’ai revu pendant l’année, (mettez ici un juron bien sonné !). Non, il n’y a pas de mot pour dire le mépris — que j’ai ressenti encore plus vertement lors de ce revisionnement — , envers ces parents artistes plus préoccupés par leurs vies d'anarchistes et leurs carrières de premier ordre que par leur vulnérable, dépendante, magnifique, descendance. Il faut certes revoir le contexte du duplessisme de l’époque et ses dogmes, comme penseront les lecteurs les plus enclins aux nuances, ou celleux qui sont mordu∙e∙s des Automatistes. Il faut bien assimiler les valeurs et les sacrifices de ce Refus global, de ces géni·e·s qui voulaient s’illustrer autrement, sans compromis, et il faut certainement cantonner dans un lieu et un état d’esprit ce manifeste publié en août 1948 à Montréal. Si tout n’est pas bon à jeter concernant ce mouvement, reste que 75 ans plus tard, (cela faisait justement 75 ans tout rond, en 2023, que le manifeste avait été publié), cette modernité culturelle, idéologique, psychologiquement brutale, prônée, m’a remuée avec fort dégoût, et aujourd’hui que je suis mère c’est d’autant plus éprouvant à regarder, impossible à comprendre, mais pas moins réel. Le film de Barbeau demeure un document incontournable de notre histoire nationale, et un témoignage douloureux, souffrant, étouffant quoique nécessaire, de ses dérives, celles ayant sacrifiées le plus précieux de notre patrimoine, nos enfants.


:: Les enfants de Refus Global (Manon Barbeau) [ONF]


:: Samsara (Lois Patiño) [Señor y Señora]

Mais revenons un peu en arrière, au plus fort de l'embouchure de l’année 2023, il y a eu le très récompensé Anatomie d’une chute (Justine Triet), avec Sandra Hüller qui, d’un rôle à l’autre, offre une permanence en efficacité, en précision, avec un charisme presque envoûtant. On a beaucoup écrit au sujet du film, il fût analysé sous tous les angles, a eu droit à toutes les sensibilités et réceptions admissibles. Je reste plutôt captive et admirative de cette scène d’introduction puissante, aux moyens sobres, qui nous encercle dès ce moment entre intimes dans une dynamique de méfiance, quand Samuel Theis, qui interprète le mari, se trouve hors champ dans le grenier de sa résidence, et passe en boucle la version instrumentale du «P.I.M.P.» de 50 Cent, un morceau connu pour être misogyne, et qu’il impose à sa femme interviewée à l’étage inférieur par une journaliste. Il y avait dans ce tapage, puis parallèlement dans la pose décontractée, un verre de vin à la main, de la romancière qui s’intéressait chaleureusement à son interlocutrice, quelque chose d’ambigu et de tranchant, sans que l’on puisse comprendre immédiatement l’origine de notre malaise. Prélude exemplaire à ce qui allait suivre, tablant sur la confusion et l’immédiateté des impressions, nous rappelant le dicton au sujet des apparences trompeuses, celles venant des préjugés aussi bien que celles venant des certitudes.

Ma valeur sûre de 2023 fût certainement Les Feuilles mortes d'Aki Kaurismäki. Il nous a offert un autre profond moment intimiste pour sa trilogie du prolétariat, tandis que de nouvelles âmes plébéiennes désœuvrées écoutaient le ressac de leurs vies, plaquées dans une ville froide au sein d’un monde malcommode. Le film a aussi le mérite d’adresser en sous-texte la guerre en Ukraine, tout comme le cinéaste l’avait fait auparavant dans un autre opus de sa trilogie, cette fois sur les événements de Tian'anmen en Chine.

Je pourrais en énumérer d’autres, mais enfin, la découverte du cinéaste espagnol Lois Patiño, à travers son ineffable Samsara (2023), fût la révélation de mon année cinéphile 2023. Il m’a remis en mémoire que le cinéma pouvait toujours nous réserver des surprises, nous faire vivre des expériences transcendantes, méditatives, à la fois solitaires et communautaires, et nous faire nous questionner sans détours ni affectation sur les sujets les plus fondamentaux : la vie, la mort, la réincarnation... Bienvenue, 2024!

 

           

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Article publié le 13 février 2024.
 

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