:: Furia (Julia Siuda, 2021) [KFF]
Je me suis trouvé bien embarrassé au moment de sélectionner les élus de mon palmarès 2022 pour le vote de l’AQCC (Association québécoise des critiques de cinéma) puisque l’association ne récompense que les longs métrages. Or, il suffit d’un rapide coup d’œil à mon journal Letterboxd pour constater que c’est dans le court métrage que j’ai trouvé mon inspiration cette année. Outre la sélection fabuleuse du festival de Rotterdam, que j’ai dévorée dans son entièreté, j’ai aussi eu la chance d’aller à Regard cette année, avec mes brillants collègues Mathieu Li-Goyette et Maude Trottier. Je me suis gavé de courts aux Sommets du cinéma d’animation, au Festival Présence autochtone, au Festival de films féministes, à Fantasia et au FNC. J’ai vu tant de merveilles qu’on pourrait en faire un monde, à des lieues de l’abrutissante hégémonie culturelle des artistes comptables de Disney et Netflix, plus près du cinéma pur, du moins de la passion pure, qui anime les cinéastes qui font parce qu’ils aiment, parce qu’ils exècrent, parce qu’ils souffrent, parce qu’ils réfléchissent, mais pas simplement parce qu’ils ont su déifier l’art stérile de calculer.
Je tiens d’abord à remercier les quelques cinéastes polonaises que j’ai croisées cette année, et à qui j’offre mon cœur sanglant en échange du leur. Je pense particulièrement aux animatrices Julia Siuda et Marta Pajek, réalisatrices des fabuleux Furia (2021) et Impossible Figures and Other Stories (2021), deux incursions hypnotiques dans deux panoramas psychologiques troubles, des films épidermiques d’une esthétique saturnienne qui renvoie cruellement à la psyché martyrisée de la mère patrie, la Matka/Polka (2022), qu’auscultait aussi avec brio Joanna Suchomska avec son film sur l’avortement. En véritable Plympton de l’automutilation, Siuda m’a particulièrement réconforté, allégeant du spectacle thérapeutique de la chair déchiquetée les ténèbres enveloppantes d’une soirée de déprime saguenéenne — je ne m’étais pas senti aussi léger à la vue de l’autodestruction d’autrui depuis le visqueux American Guinea Pig: Sacrifice (Poison Rouge, 2017).
Plus près de chez nous, et plus près de l’esprit que de la chair, je tiens aussi à souligner le travail exceptionnel de la brillante satiriste Amélie Hardy, dont j’ai découvert l’œuvre par le truchement des savoureuses libelles La vie heureuse (2021) et Notes sur la mémoire et l’oubli (2022), où l’on observe le monde contemporain avec un humour épigrammatique et une pointe d’académisme tout désignés. J’ai aussi été introduit à la filmographie de l’artiste montréalais Jon Rafman, dont le Punctured Sky (2021) se savoure pour des raisons opposées, pour sa perspective distinctement individualiste et viscérale sur un monde rétro obtenu grâce à un collage particulièrement astucieux, capturant avec une infinie perspicacité la nostalgie très spécifique des gamers de banlieue de l’époque Romero (avant Daikatana, s’entend).
Grâce au court, le cinéma québécois s’est offert à moi comme une manne foisonnante de visions protéiformes, singulières, captivantes. De quelques lieux pittoresques mais confortables, comme le Québec référendaire de la comédie toutes étoiles Cercueil, tabarnak! (Loïc Darses, 2021) à l’incommunicabilité gris acier de Tétanos (Alexandre Lefebvre, 2022) ou les amours anthropophages de Oh To Love Without Possession (Lauren Falvo, 2022), j’ai pu voyager vers la banlieue de mon enfance (avec le merveilleux et sensuel Falena de Nancy Pettinicchio, 2022), puis vers la région (pour m’amuser à voir l’hilarant Monsieur Magie de Patrick Gauthier, 2022), jusque dans le St-Amable fantasmagorique de Pas de titre (Alexandra Myotte, 2021) ou la Louisiane inondé des Cajuns (dans le documentaire de véranda Belle River de Fournier, Matteau et Nolin, 2022). J’ai surtout fait quelques magnifiques découvertes : la captivante idylle hippie d’Embrasse-moi donc (2022) de la jeune réalisatrice Laetitia Mallette, l’hypnotique et immersif film de fleuve Que nos corps traversent (Geneviève Bélanger Genest, 2022), mais surtout l’incroyable biographie expérimentale Rencontre avec Robert Dole (François Harvey, 2021).
:: Que nos corps traversent (bande-annonce) [Spira]
J’ai découvert Denis Côté, un Denis Côté plus brouillon que dans le long, plus près de la réalité prosaïque de la campagne néo-écossaise (Seconde valse, 2000) et de La sphatte (2003) montréalaise que de quelque fantasme berlinois. J’ai découvert Thomas Corriveau et ses merveilles de patience et de couleurs (particulièrement les immenses Kidnappé [1988] et Ils dansent avec leurs têtes [2021]), j’ai fait la connaissance d’Amanda Kramer, dont les lubies pour la satire sociale, la comédie musicale et l’esthétique rétro de ses longs (Give Me Pity! et Please Baby Please, 2022) naissent dès ses premiers courts (Bark [2016], Requests [2017] et Intervene [2018]). J’ai aussi rencontré Trevor Anderson, génie effronté qui m’aura appris qu’il est possible de monter un brillant récit biographique dans un stationnement à étages (The Man That Got Away, 2018) et Craig Welsh, un autre génie (décédé malheureusement de la COVID en 2020), dont les films d’animation riches et soignés méritent impérativement d’être (re)découverts, particulièrement le captivant How Wings Are Attached to the Backs of Angels (1996), et ce même si Marco de Blois préfère Welcome to Kentucky (2014).
Le court métrage, c’est surtout pour moi le sanctuaire du cinéma expérimental, cet art précieux qui ne semble pouvoir persister que dans son cadre, faisant de celui-ci un véritable laboratoire d’alchimie. Le court cette année, ce fut l’occasion de transformer le flot d’un ruisseau paisible en fractale machinique (Bogwaters, Michiel van Bakel, 2022); d’installer un musée vivant de l’art contemporain dans une sorte de lichen bactériologique (Shunyata, Lichun Tseng, 2021) ; d’interroger la performativité de genre en désynchronisant l’audio et le visuel (Isn’t It a Beautiful World, Joesph Wilson, 2021); de créer une mémoire cinéphilique polycéphale (Polycephaly in D, Michael Robinson, 2021) ; de mettre à nu la psyché d’une nation turbulente emprisonnée sous le signe de la croix (A Sod State, Eoghan Ryan, 2022) ; de proposer des variantes ludiques sur le thème de l’abstraction technique des êtres (The Reflection of the Man, Martine Stig, 2022) et de réfléchir d’une façon sensuelle à la vie et la mort, comme dans l’incontournable dyptique métaphysique de Korakrit Arunanondchai (Songs for Dying [2021] et Songs for Living [2022]).
:: Bogwaters [Michiel van Bakel]
La relative liberté dont bénéficient les artisans du court leur permet aussi de faire preuve d’originalité dans la narration, de créer des ponts improbables entre la science forensique et l’histoire du wu xia taïwanais par exemple (The Making of Crime Scenes, Hsu Che-yu, 2022), entre le documentaire, l’horreur et le film historique (Nosferasta: First Bite, Sweitzer et Khalil, 2021) ou entre le documentaire et la science-fiction (From.Beyond, Fredrik S. Hana, 2022). Elle permet en outre de bonifier par l’audace des sujets en apparence banals, de faire d’un documentaire sur les gardiens d’immeubles brésiliens une éco-ethnographie de tout l’univers postcolonial (Urban Solutions, Tummescheit, Mazeto, Lopes et Hector, 2022), d’assortir la visite documentaire d’un atelier de marionnettistes d’une mise en garde à la James Cameron (Diteggiatura, Riccardo Giacconi, 2021), d’intégrer les arts plastiques à une critique subjective de l’archivage sociomédiatique (Glass Life, Sara Cwynar, 2021), de cristalliser la solitude d’un veuf japonais en le filmant au fond de l’océan Pacifique (Nowhere to Go but Everywhere, Tsumura et Shirai, 2022), de faire une mise en abîme conceptuelle de la captation sonore (Sonata for Smoke, Samson Young, 2021) ou de transformer l’histoire de la métrologie en un drame épique à saveur politique (Constant, Wagner et Litvintseva 2022).
Pour les cinéastes d’animation, c’est l’occasion d’utiliser différentes techniques insolites, comme l’animation en styromousse (Deshabitada [Camila Donoso Astudillo, 2021], KKUM [Kim Kang-min, 2020]) ou l’argile sur verre (Ten Degrees of Strange, Lynn Tomlinson, 2021), mais surtout de tirer profit de puissants symboles hyperboliques. On pense notamment aux figures féminines contorsionnées pour prendre les poses de la peinture classique dans le brillant Glazing (2022) de Lilli Carré, aux amants exsangues de l’opératique chef-d’œuvre étudiant Fall of the Ibis King (Geronimo et O’Caoimh, 2021), aux matriarches gonflées de la Slovénie de la première moitié du 20e siècle dans le candide et troublant Granny’s Sexual Life (Djukić et Pigeard, 2021), à la pyramide ethnographique du dantesque Opera (Erick Oh, 2020), aux poupées de tissu algériennes qu’on retrouve dans le cimetière sous-marin des Larmes de la Seine (Belaid, Benard et compagnie, 2021) ou aux amants fusionnels de Soft Animals (Renee Zhan, 2021).
:: Glazing (extrait) [Lilli Carré]
Et s’il m’a permis de voyager à travers le monde, le court m’aura aussi permis de découvrir les us des premiers peuples, de pénétrer subrepticement dans le quotidien des apiculteurs de la Sierra Norte (grâce au saisissant Xatastujut Tekit, Iván Zamora Méndez, 2022) ou des tisserandes amuzgoes de l’état de Guerrero (dans Prairie Flowers, Mariana Xochiquétzal Rivera, 2021). Plus près de chez nous, j’ai assisté avec une curiosité morbide à la singulière Nalujuk Night (Jennie Williams, 2021) des Inuits du Labrador et j’ai découvert avec admiration le magnifique Shaman’s Apprentice (2021) de Zacharias Kunuk, mais surtout l’imaginaire foisonnant de Meneath: The Hidden Island of Ethics (Terril Lee Calder, 2021), incursion psychanalytique précieuse dans l’imaginaire sensorimoteur d’un enfant métisse tiraillé entre Jésus et Nokomis.
Et après tous ces voyages, je me suis reposé, dans la familiarité confortable et anesthésiante des jeux vidéo inspirés par les classiques de mon enfance, Tropical Freeze et Doom Eternal. Il est donc grand temps que je retourne voir du pays. Prochains arrêts : Rotterdam, Barcelone et Berlin !
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