Et puis il y eut Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles. Jeanne qui me tira d’une plongée dans l’expressionnisme allemand qui commençait à me rigidifier par son trop-plein de beauté formelle et dont la capture du monde rangé, contrôlé, répétitif, affairé, résigné, en tout point opposé au mien, me trouva donc prisonnière de mon domicile en absorbant totalement mon attention déficitaire, pour chaque plan de ses 3 heures 21 minutes et 46 secondes. Pourtant et sans doute justement, si peu et tant se produit dans ce film. Des portes qui s’ouvrent et se ferment, des lumières qui s’allument et s’éteignent, une chaise qui se tire, des boutons qui se boutonnent, des cheveux qui se peignent, de la viande qui se manipule, du café qui se boit, des courses qui s’effectuent, quelques conversations lapidaires énoncées dans la distance… en somme, une litanie de gestes réglés selon la plus plate ritualité d’un quotidien solitaire, montrés au travers de plans tableaux rigoureusement cadrés resserrant ce monde dans le monde auquel seul, semble-t-il, le fantôme d’une lumière bleutée venue de la fenêtre du salon semble extérieurement faire signe. Est-ce alors de voir le corps de Delphine Seyrig lui-même absorbé dans l’effectuation minutieuse de toutes les tâches qu’il se propose et dont le timbre de voix m’interpelle à la manière d’une phénoménologie amoureuse ? Est-ce la sobriété éclatante de la facture visuelle et son décor parcimonieux rendant le moindre bibelot ou ustensile surdéterminé, à la fois criant et vide de sens ? Ou serait-ce l’expérience comme telle de la durée suspendue à cette rythmique mise en scène des jours qui se ressemblent, ces balletiques déplacements dans l’espace, battement de champs et de hors-champs circonscrits dans l’étroit appartement de Jeanne et son fils, où le temps ne semble compter qu’en fonction d’objectifs risibles à atteindre — car même manger un sandwich ressemble à une sorte d’accomplissement de to-do-list ? Le mystère de l’efficace de Jeanne Dielman s’épaissit lorsque je songe au fait qu’aucune identification n’est possible entre Jeanne et moi : elle n’est ni ma mère, ni mon amie, ni celle que je voudrais être, ni même celle que je ne voudrais pas être. Elle est cette femme ayant choisi d’enrayer la passion charnelle de sa vie, rompue au pacte pris avec elle-même d’élever son fils et cela, en maîtrisant l’ordinaire. Or, si le film de Chantal d’Akerman est une histoire de contrôle qui se détracte à petits coups de mèche de cheveux soudainement déplacée et d’erreur horaire fatale, jusqu’à l’aboutissement ultime d’un temps finalement consommé en tant qu’il évacue toute fonctionnalité — les 6 minutes finales, bouleversantes, saturées, contemplatives, tragiques —, c’est également une hypnose indescriptible, manipulant notre regard de façon à le faire adhérer aux choses montrées, aux gestes commis, au destin subi. Et je m’admets maintenant à moi-même avoir voulu être la Jeanne du premier jour pendant mon confinement, une Jeanne connaissant parfaitement le moindre objet de son environnement et dont la vie m’évoque, de manière vague et un peu nostalgique, le déroulement temporel du cadre de l’école primaire où chaque heure avait son activité décernée. Ai-je besoin de le dire, cette volonté d’incarner pour moi-même une Jeanne Dielman du premier jour encore parfaitement contrôlé n’aura duré que le temps de mon jour Un, mais ce faisant permis d’introduire une certaine cinématographie dans mon rapport au monde inanimé, une sinécure, une jachère, une vacance possiblement devenue lieu empathique d’un début de maturité sans volonté inconsciente de meurtre ni désir d’enfant.
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