DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Once Upon a Time... in Hollywood (2019)
Quentin Tarantino

Trois jours de colère

Par Mathieu Li-Goyette

Samedi 8 février 1969. Après cinq années d’ascension et dix années de stagnation, Rick Dalton (Leonardo DiCaprio) croit qu’il n’est plus dans le coup, un has-been, appâté par un vieux producteur, un dénommé Schwarz (Al Pacino), qui a le flair pour survivre et qui lui fait comprendre qu’il s’enterre à jouer les méchants de service du petit écran. Il lui faut retrouver le grand, quitte à jouer pour les Italiens, voire pour Sergio Corbucci (« The second best spaghetti western director there is »). Tarantino livre par le biais de ce truculent dialogue entre un acteur qui ne se sait pas encore dépassé et un producteur qui en a vu d’autres une leçon d’industrie, à l’instar de celle sur les épisodes pilotes au début de Pulp Fiction (1994) ou sur l’auteurisme français dans Inglourious Basterds (2009). Ces petites leçons côtoient dans son cinéma ses réflexions sur la culture populaire (le monologue au sujet de Like a Virgin dans Reservoir Dogs [1992], celui sur Superman à la fin de Kill Bill [2003-2004], sur King Kong dans Basterds), des incises, des parenthèses qui, au-delà de sa propre récupération cinématographique des genres qu’il pastiche, forment sa pensée sur le cinéma : une pensée référentielle, factuelle, nostalgique, une forme de kitsch toxique, qui ne retient du réel et de l’histoire juste ce qu’il en faut pour justifier leur renversement au profit d’un cinéma sans limites, libérateur dans sa manière et révisionniste sur le fond.

Pour Tarantino le cinéma n’aide pas à appréhender le monde, il permet plutôt de le remplacer, opérant des coupures radicales afin de s’éloigner du réel, lui préférant des genres révolus, des acteurs connus, un arrière-plan musical qui tient lieu de paysage diégétique car pasticher un style, une époque, et ce par les moyens du cinéma, c’est avant tout une question de rythme et de style, pas de psychologie et encore moins de morale (du moins c’est ce qu’il faut pour souhaiter que le cinéma remplace le réel). Sa formule, éprouvée, célébrée, n’avait connu jusqu’ici que très peu de ratés. Ses premières histoires de gangsters donnaient l’impression de ne rien devoir, à personne ni à aucune Histoire ; sa décennie 2000 marquée par la vengeance trouvait dans Inglourious Basterds le parachèvement de son désir de cinéma vengeur, s’octroyant le droit de clore la guerre en assassinant Hitler ; ses deux derniers, des westerns jouissifs, parfois même complaisants dans leur plaisir, montraient un cinéaste affaibli par la mort prématurée de sa monteuse Sally Menke. Depuis, la linéarité a pris les commandes du cinéma de Tarantino, avec une forme de lenteur et de sagesse que l’on confond parfois avec de l’ennui, tellement ses dialogues semblent de moins en moins aptes à faire progresser le récit, préférant l’aparté et la fausse piste à l’exposition-résolution des tensions par le verbe.

C’est pile le problème de ces scènes en voiture qui composent l’essentiel de ce 9e film, majoritairement des moments en compagnie de Rick et de son cascadeur et homme à tout faire Cliff Booth (Brad Pitt), moments de complicité et d’adresse évidentes que le film persiste à exploiter dans un mode mineur, faisant de l’anecdotique le liant socioculturel d’un monde hermétique. À l’image de toutes les situations de ce film aussi ambitieux qu’il est raté, les scènes qui composent Once Upon a Time… in Hollywood fonctionnent comme des tranches de vie compressées sur trois journées menant inexorablement aux fameux meurtres commis par le clan Manson dans la maison du couple Tate-Polanski. Rejouant le même numéro qu’il avait déjà exécuté dans Inglorious Basterds, Tarantino s’empare de la place charnière que tient un événement-choc à l’intérieur d’une époque pour en faire un élément de suspense qui, au-delà de toute imprévisibilité narrative ou cinématographique, jouit d’un interdit historique. Ce dernier supplante dans ces deux schémas semblables toute autre considération esthétique afin de se mesurer à la factualité des événements passés, dans un processus qui implique notamment que la divergence miraculeuse puisse chambouler tout un paradigme, que le crime révisionniste en vaille le coup, que l’irrévérence de Tarantino puisse être rachetée par la catharsis et les potentiels immenses qu’elle vise.

Or le premier problème de ce pari hautement fragile concerne l’événement lui-même, acte que Tarantino, par le titre de son film, par la place structurante qu’y tient le meurtre, positionne comme le marqueur de la chute flamboyante qui précéda l’émergence du nouvel Hollywood des rebelles et des indépendants (qui brillent ici par leur absence). Si l’assassinat d’Hitler ouvrait naturellement des possibles jubilatoires aux multiples ramifications pour tout le 20e siècle, l’évitement du meurtre de Sharon Tate est, à l’extrême opposé, une « petite » histoire, sans « grande » conséquence pour Hollywood ou le cinéma, un tabloïd qui a fait école dans la presse sensationnaliste et qui, bien plus que de sonner le glas d’une culture classique, était emblématique d’un cas médiatique problématique, suranné par l’exploitation d’images violentes (sujet d’Achille pour Tarantino), de conspirations à saveurs satanistes et de cultes suprématistes — un marais d’intentions somme toute inintéressantes et déconstruites, engloutissant une histoire fondamentalement tragique, aussi tragique que le sont toutes les morts violentes.

Le deuxième problème qui accompagne ce film crépusculaire construit autour d’une mort réelle qui n’arrive jamais, c’est qu’il échappe finalement la gravité de son récit, que le chant du cygne devient celui du coq sans qu’on ait compris par quelles facilités nous avons pu en arriver là et, surtout, de quelle justice révisionniste répond ce geste de cinéma qui cherche à sauver Sharon Tate. Quel cinéma exploite Sharon Tate ? Quelle télévision a besoin de Rick Dalton ? Quel artisanat incarne Cliff Booth ? Quel mal symbolise Charles Manson ?

 

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Dimanche 9 février 1969. Au travail, Rick Dalton ! Les meilleures scènes de Once Upon a Time… in Hollywood se déroulent sans doute sur le plateau d’une émission westernienne dans laquelle Rick a été embauché pour jouer les méchants (c’est la suite vécue du gag amorcé la veille par Pacino). Il y rencontre une jeune actrice surdouée (la véritablement surdouée Julia Butters), qui lui fait la morale, lui rappelle que de jouer devant une caméra ce n’est pas une blague, que chaque détail qui pourrait améliorer la performance doit être considéré, protégé. Face à un Rick blasé, persuadé qu’il n’est plus bon à rien parce qu’on ne lui fait plus jouer les héros, cette jeune recrue lui fait retrouver le goût du travail bien fait, de la vocation assumée. On comprend enfin dans ces scènes toute la vulnérabilité du personnage de DiCaprio, qui incarne peut-être le premier héros fragile de l’œuvre du cinéaste, un type travaillé par le doute, l’insécurité de sa popularité vétuste et de ces heures de gloire qui rappellent évidemment la trajectoire de Tarantino, qui depuis longtemps fait de sa carrière un compte à rebours vers sa propre désuétude.

En effet, depuis qu’il a commencé, avec Kill Bill, à numéroter ses films et à dire qu’il s’arrêterait après le dixième de peur d’être un vieil artiste, Tarantino entretient un rapport complexe (pour ne pas dire tourmenté) à l’originalité et au maniérisme. En témoigne la trajectoire qu’a pris son traitement des codes du western dans son cinéma, des plans du générique d’ouverture de Reservoir Dogs (qui m’ont toujours rappelé The Wild Bunch [1969] de Peckinpah) jusqu’à ses récents westerns teintés par le cinéma d’exploitation, en passant par l’ouverture leonesque de Basterds. Dans Hollywood, cette passion du western est drôlement ridicule, alors que ses personnages sont rebutés par le western spaghetti et que le western télévisuel dans lequel joue Rick est on ne peut plus éloigné de la mise en scène habituelle de Tarantino. Ne se satisfaisant plus des codes recyclés, Tarantino a ici recours au western comme pour marquer sa propre maturité par rapport aux genres et au cinéma, se concentrant sur sa période la moins plastique et, pour tout dire, sur cette période où l’esthétique cinématographique est mise à mal par les productions expéditives de la télévision qui provoquent la chute des studios. On se prendra même à imaginer que si Tarantino exclut sciemment de son film (outre le titre) toute référence à Leone ou à Eastwood, qu’il refuse de filmer les plateaux des Italiens, qu’il oublie par exemple de jouer des différences entre ces deux industries, c’est qu’il souhaitait s’éloigner radicalement des styles institués par le western afin de n’en conserver que l’apanage industriel.

Tandis qu’il se faisait autrefois le grand récupérateur du cool, Tarantino semble ici plus dépassé que jamais, dépassé par l’esthétique postmoderne qu’il a participé à édifier et qui repose sur une vision extrêmement sélective du cinéma, frappé d’hypnose par ce 1969 qu’il veut recréer mais qui nous assomme par sa médiocrité : peut-être que Rick peut atteindre son salut par le biais d’une bonne performance dans un épisode télé, mais rien de ce qu’il pourrait faire ne sauvera cette série anodine de l’oubli ; rien de ce qu’il pourrait jouer, pas même à travers l’excès révisionniste du cinéaste, ne pourrait non plus sauver l’industrie. Pour la première fois, Tarantino nous montre un héros qui n’a de levier que face à lui-même (son alcoolisme, sa paresse, sa désillusion).

Pareillement, rien de ce que pourrait faire Cliff (qui ne fait rien de toute façon – on ne le verra jamais faire son métier de cascadeur, justement parce que Rick n’a plus le star power pour l’imposer comme doublure) ne changera quoi que ce soit à l’état de l’industrie hollywoodienne, dont la chute, rappelons-le, sert de trajectoire à la structure cadencée par le meurtre promis. Nous voilà donc face à deux personnages qui ne peuvent plus rien, sinon nous promener dans les beaux dénivelés de Beverly Hills, syntoniser des stations de radio remplies à bloc de vieilles pages publicitaires et de morceaux qui nous rappellent que si le cinéma étasunien d’alors était mal dans sa peau, il en allait tout autrement de sa musique.

Le hic, dans ce scénario qui est pourtant passionnant sur papier, est qu’il ankylose complètement la mise en scène du maître, qui a visiblement du mal à filmer la faiblesse ou même à la suggérer, que la subtilité de Tarantino ne fonctionne que lorsqu’elle vise l’agressivité, la menace, bref la promesse d’une violence à venir que ce film en particulier redoute car elle implique cet interdit historique qui demeure très peu malléable (entre autres parce que sa malléabilité implique que le spectateur se soit préalablement intéressé à l’histoire du meurtre de Tate).

Ne reste alors que Cliff, héros indestructible parce qu’il s’agit de Brad Pitt, mais héros doublement discutable puisqu’en plus de ne rien pouvoir provoquer dans ce récit qui n’a plus besoin de ses services, il est lui-même porteur d’un passé que le film échoue complètement à (nous faire) digérer. Lorsqu’il s’improvise technicien et qu’il répare l’antenne télé sur le toit de Rick (puisqu’il ne peut plus l’aider sur les plateaux, il peut au moins l’aider à se voir au petit écran), Tarantino ouvre un flash-back peu adroit (Jean-Marc Limoges dirait avec justesse qu’il s’agit d’une analepse interne hétérodiégétique partielle), un flash-back où il ridicule Bruce Lee et en profite pour expliquer comment Cliff a été éjecté de l’industrie : en tuant sa femme sans jamais avoir été épinglé. Cette scène, montée en flash-back à l’intérieur du flash-back, se vautre dans une complaisance abjecte, où le meurtre de l’épouse par Cliff le blasé sert de gag raté afin de justifier la chute en cours du personnage.

Sans même reprocher à celui-ci sa violence misogyne (Tarantino peut bien faire ce qu’il veut de ses personnages), c’est au scénario et à la narration elle-même qu’il faut s’en prendre. Non seulement cette scène, par sa position dans le récit (celle du double flash-back), invulnérabilise Cliff face à toute forme de remord ou de satisfaction (en échange nous avons une indifférence narrative, ce qui est bien pire, car jamais Cliff n’est montré en train de se souvenir de ce meurtre), mais en plus cette scène est amenée, à l’intérieur du flash-back, au moment où le chef cascadeur interprété par Kurt Russell avoue en privé à Rick qu’il ne veut pas embaucher Cliff parce que sa femme ne peut pas le sentir, soulignant qu’elle est au courant et que d’emblée, une sorte de solidarité féminine la pousse à cette fin de non-recevoir, prolongeant, encore une fois à travers l’écriture scénaristique, une dynamique antiféministe de us vs. them, prenant pour acquis que toutes les femmes sont liguées et que tous les hommes ne sont pas réellement touchés par la violence qu’elles subissent. Et quand, lors du massacre final, Cliff trucide avec un plaisir vicieux les deux femmes du clan Manson, quand il fracasse contre le foyer de la cheminée le visage de l’une d’elles à plus de six reprises, ce n’est plus une femme embrigadée par Manson que l’on voit, mais bien une femme tout court, une femme qui subit une violence abominable sans jamais que Tarantino ne daigne utiliser cet historique de violence machiste qui caractérise Cliff afin d’opérer une forme de réflexivité, voire de gag métatextuel. Alors que tout l’enjeu structurel de Once Upon a Time… in Hollywood repose sur le meurtre du sex-symbol qu’était Sharon Tate, alors que Harvey Weinstein, sans qui Tarantino ne serait pas Tarantino aujourd’hui (et vice-versa) est le grand antéchrist de la révolution #metoo, ce je-m’en-foutisme assumé, d’un cynisme quasiment revendicateur, a les allures d’une blague monstrueuse et perverse que le film ne parvient pas à désamorcer parce qu’en dépit de sa propre colère, il ne sait pas contre qui ou quoi la diriger.

 

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Vendredi 8 août 1969. Ce n’est pas encore terminé, le soir fatidique arrive. Une pression chronologique, historique, nous l’impose davantage que la succession narrative, car depuis deux heures maintenant, Cliff se frotte de plus en plus près aux hippies qu’il croise (pendant que Rick les ignore), tombant sous le charme de Pussycat (Margaret Qualley) et de sa bande d’enfants perdus du Neverland. Il devient notre seule porte d’entrée dans le monde lugubre de la « famille Manson », où Manson (bref Damon Herriman) gagne en importance mortifère précisément parce qu’il est pratiquement absent d’un film qui cherche à freiner l’attentat symbolique et cruel qu’il avait prévu. En refusant d’en faire un personnage à part entière, Tarantino bousille le réseau d’intentions des hippies qu’il filme, les réduisant rapidement à l’état de fumeurs de joints pacifistes embrigadés par un fou furieux. Mais puisque l’endoctrinement ne fait pas partie des intérêts du film, puisqu’il refuse constamment de nuancer son portrait du grand clivage hollywoodien et qu’il oppose radicalement la culture mainstream (incarnée par la télévision) et la contre-culture (incarnée par la bande de Manson) comme deux extrêmes opposés s’affrontant sur le même territoire californien, Once Upon a Time échoue à canaliser ses pulsions de violence en autre chose qu’un massacre gratuit, où les victimes sont d’abord des femmes, ensuite des hippies et finalement des assassins. Sans Viêt Nam à l’horizon (alors que nous sommes au sommet du conflit) ni aucune des autres revendications sociales qui faisaient partie de cet air du temps, le révisionnisme de Tarantino se frappe aux convictions sociales de l’époque qu’il pastiche autant que celles de la nôtre, parvenant à signer un film tellement décalé de tout enjeu et de toute importance qu’il a justement oublié les raisons de sa colère.  

La seule lumière indiscutable du film demeure Sharon Tate, incarnée par Margot Robbie grâce à une présence angélique qui, avec bien peu de mots, notamment dans cette magnifique scène au cinéma où elle se voit avec Dean Martin dans The Wrecking Crew (1968), joue parfaitement cette ambivalence que Tarantino échappe à tout autre moment, quand on la voit réaliser qu’elle ne joue pas dans un grand film, que son rôle est certes complètement dérisoire et dérivatif, mais qu’elle s’est tout de même amusée en le tournant (comme elle s’amuse en se regardant aux côtés d’inconnus), qu’elle a atteint les étoiles et qu’au fond cette vie oisive est douce, autant qu’on ait le goût de danser, de jouer à être autre chose, d'accepter de projeter sur soi une forme de médiocrité parce qu’après tout, c’est parfois suffisant pour divertir la galerie. Ce grand moment de volupté, qui a rarement été aussi ressenti chez Tarantino comme une forme d’acceptation, comme celle d’un personnage bidimensionnel qui se résignerait enfin de n’être qu’une fiction pulpeuse, nous ramène néanmoins au cœur de notre problème de fond, de cette violence qui ne sait plus où donner de la tête.

Quel cinéma exploite Sharon Tate ? Le cinéma américain médiocre de la fin des années 60, en fin de vie, comme ces comédies machistes de belles silhouettes nunuches d’où il ne faudrait pas garder grand-chose. Quelle télévision a besoin de Rick Dalton ? Cette télé qui a tué Hollywood, qui a récupéré ses genres, leur retirant toute forme tragique au profit d’un emboîtement d’actions procédurales et sérialisables. Quel artisanat incarne Cliff Booth ? Celui de tous ceux qui entourent les stars et qui vivent à leurs crochets, qui bénéficient de leur protection, de leur influence qui leur permet d’échapper à la justice. Quel mal symbolise alors Charles Manson ? Celui, comme dira l’une des tueuses, de cette génération qui a grandi en regardant de la mauvaise télé et du mauvais cinéma — « Tonight we kill the people who taught us to kill » — comme si ces hippies suiveux étaient des hipsters suiveux d’aujourd’hui, ces social justice warriors qui ont propulsé #metoo, qui bousculent Hollywood à coup de revendications sur la parité et l’équivalence des représentations. Ils s’avèrent, sans aucune nuance à l’horizon, la cible cachée de Once Upon a Time… in Hollywood, premier film médiocre d’un cinéaste qui avait toujours pratiqué un cinéma de la vengeance mais qui ne l’avait jamais, jusqu’à maintenant, dirigé contre le public.

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Critique publiée le 26 septembre 2019.