Couché dans l’herbe sur une colline surplombant le paysage, Henri (Will Smith) attend, fusil d’élite coincé à l’épaule, l’œil collé dans la mire. Il surveille des rails, sur lesquelles défile bientôt un train – soudain, le temps d’une image en très grand angle, le train semble vouloir sortir de l’écran, non pas comme celui des frères Lumières, qui se dirigeait droit vers les spectateurs, mais plutôt courbé par cet effet optique ramenant le centre de l’image vers nous. Déjà, en quelques plans (le film vient tout juste de commencer), Ang Lee nous donne un indice de la teneur de son projet esthétique : dans la légende racontant cette célèbre projection de L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, les spectateurs auraient été affolés, fuyant la salle de peur d’être écrasés par une locomotive menaçant de sortir de l’écran. Il importe assez peu que l’anecdote soit avérée ou non, en faisant sortir son propre train de l’écran, Lee s’en réfère ici à la fable et non à la vérité historique, et à ce qu’elle nous dit de notre rapport au cinéma traditionnel, comme une illusion qui emporte notre croyance en ce qu’elle reproduit fidèlement la réalité. Mais dans le cas de Lee, l’image est évidemment truquée, elle déforme le réel : au réalisme de l’image, il préfère une vérité émotionnelle.
Et Lee, en effet, pratique un cinéma de l’émotion, avec sa mise en scène en modulation, en douceurs et en nuances, qui épouse l’intériorité des divers personnages pour mieux les mettre en contact en soulignant ce qui les rapproche et les sépare (généralement par les conflits générationnels et/ou culturels au sein d’une famille, ou par des amours impossibles). À la fin de cette première séquence par exemple, Henri, précipité, tire sur sa cible alors qu’elle est sur le point de disparaître dans un tunnel ; le montage peine à raccorder la pression du doigt sur une gâchette et sa conséquence, par un faux raccord nous passons à l’image d’une fenêtre brisée, sans comprendre si la balle a bien atteint son objectif. Nous saurons seulement un peu plus tard que l’assassin a effectivement touché sa cible, et sur le coup le montage étonne, mais il prend tout son sens lorsqu’Henri explique qu’il démissionne parce que cette fois « he didn’t feel it », il n’était pas sûr de son coup dans un métier où il n’y a pas de place à l’erreur, le montage jouant ainsi sur la confusion pour nous placer dans l’état d’esprit d’Henri (nous non plus, nous n’avons pas senti que la balle avait fait mouche).
C’est par ce genre d’attention à la mise en scène que Lee peut sauver un scénario stupide, reprenant tous les clichés d’usage : Henri étant le meilleur dans ce qu’il fait, une unité militaire clandestine en tire un clone, à son insu, dans le but de créer le soldat parfait, qui ne serait pas empêtré par une de ces satanées consciences humaines, sources de ces doutes empêchant d’appuyer sur la gâchette au bon moment. Il faut un « meilleur » Henri, qui sentira à tous les coups que la balle a atteint sa cible, ou mieux encore, qui n’aura pas besoin d’en faire appel au sentiment parce qu’il saura, avec certitude, qu’il a bien accompli son assassinat. Nous avons déjà entendu mille fois ce genre de discours sortant de la bouche d’un militaire zélé (ici Clive Owen), comme quoi éliminer l’élément humain de la guerre permettra de la mener de manière plus « propre » et « efficace », mais Gemini Man le complexifie de manière habile : d’abord parce qu’Henri, en fin de carrière, a bien été ce soldat parfait, exécutant les ordres et les hommes sans poser de question. Pour ce, il aura dû sacrifier sa vie personnelle, se couper de tout contact avec les autres, et subir quelques cauchemars, de plus en plus insistants à mesure que sa conscience le rappelle à la vie ; le problème avec Henri, du point de vue de l’armée, c’est surtout qu’il est périmé, usé trop vite par ce sentiment de perdre un bout de son âme à chaque nouvel assassinat, comme il le dira. Ensuite, parce que le double d’Henri, un jeune Will Smith semblant sorti tout droit de Fresh Prince of Bel-Air, est encore moins que l’original un soldat idéal puisqu’il contient encore en lui toutes les possibilités d’avenir qu’Henri, lui, a mises à l’écart pour devenir le tueur d’élite le plus professionnel qui soit. Autrement dit, c’est le clone — l’artifice, le faux, l’arme, le non-humain — qui permet à l’original de méditer sur tout ce qu’il a perdu, et ce, non par la négative, par exemple en étant confronté à ce qu’il y a de pire en lui, au tueur parfait, sans âme, mais au contraire, en étant rappelé à tout ce qu’il y a de plus humain.
Nous retrouvons ici le Lee de Hulk (2003) et Life of Pi (2012), utilisant le CGI (le clone de Will Smith) non pas comme un faux qu’il faudrait dénoncer pour les illusions qu’il permet (comme dans le dernier Spider-Man par exemple), ou comme un artifice qui s’intègre aux prises de vue réelles afin de s’y confondre (comme dans tous les autres Marvel), mais plutôt comme un double métaphorique, qui se confond bel et bien avec le réel tout en demeurant distinct. Dans Life of Pi en particulier, l’univers de CGI dans lequel évolue le protagoniste après le naufrage du navire est explicitement désigné comme une allégorie permettant de représenter le réel, un traumatisme qu’on ne saurait représenter autrement que par l’allégorie. L’artificialité de l’image est assumée, et c’est par cette artificialité même qu’une vérité peut surgir, que Pi peut retrouver sa foi dans le monde, par un récit qui lui permet d’appréhender la violence, ou la cruelle indifférence du monde, tel que représenté par un tigre. Le jeune Will Smith, pure création numérique, fonctionne sous le même mode allégorique, comme un double psychologique du protagoniste, et au-delà de la réussite technique (à l’exception d’une scène en plein jour, l’effet est plutôt bluffant), c’est là tout l’intérêt du film, Lee demeurant l’un des rares cinéastes à s’être tourné vers le tout-numérique en repensant sa mise en scène en fonction de la technologie qu’il emploie, pour tenter d’en illuminer les possibilités expressives.
Afin de mieux cerner ce qui est en jeu dans ce rapport à la technologie, il faut revenir à notre séquence d’ouverture : pour atteindre sa cible, un homme assis près d’une fenêtre à l’intérieur du train, Henri doit être extrêmement précis. Il le dira plus tard, la moindre erreur, le moindre moment d’hésitation, et sa balle pourrait manquer, atteindre un autre passager. Sa vision doit être assez aiguisée, pointue, pour repérer un point lointain en mouvement, calculer sa vitesse de déplacement ; il ne peut pas y avoir de flou, l’entièreté de la scène doit rester au point en tout temps. Si ces termes rappellent ceux du cinéma, c’est parce que le film nous y invite : quand Henri colle son œil à la mire de son fusil pour trouver sa cible, la caméra de Lee emprunte sa perspective, et le fusil de l’un devient la caméra de l’autre. Tourné et conçu pour être diffusé en 120 images par seconde (plutôt que le standard de 24), Gemini Man semble ici chercher une correspondance entre cette haute définition et la vision du protagoniste : dans le cadre de son métier, Henri a besoin de voir en 120 images par seconde, de la clarté surréelle que permet cette technologie éliminant pratiquement tout effet de flou de mouvement.
C’est du moins ce que suggère la mise en scène, mais il est important de préciser que je n’ai pas pu voir le film dans ce format souhaité par le cinéaste, et que j’en suis réduit aux spéculations quant à l’effet réel de ces images : est-ce que cet hyperréalisme ressemble trop à un écran de télévision avec cet affreux motion smoothing ? Est-ce que Lee est capable d’explorer ce type d’images, son étrangeté, d’en tirer un potentiel affectif ? Je suis seulement en mesure d’affirmer que Lee justifie conceptuellement l’usage du 120 images par seconde, et qu’il semble le prendre en considération dans sa mise en scène (notamment, au-delà de cette scène, par des effets de profondeur de champ qui montre l’état d’alerte d’Henri, capable de distinguer au loin ses ennemis, ou lors d’une poursuite en moto jouant sur la netteté de l’avant et l’arrière-plan malgré la vitesse), mais au fond peut-être que tout cela se perd si nous glissons sur le lustre de ces images sans pouvoir y pénétrer. Dans tous les cas, Lee, lui, semble croire qu’il y a, dans le 120 images par seconde, un type d’image qui s’accorderait mieux avec notre vision du monde, ou qui du moins nous permet de mieux penser notre lien au monde.
Il faudrait alors se demander pourquoi une image qui serait plus en phase avec notre contemporanéité nous apparaît plus troublante que celle que nous avons plus largement adoptée (le numérique standard), et si notre trouble par rapport à une telle image est bel et bien dû à celle-ci, à son étrangeté intrinsèque, ou si elle nous trouble précisément parce qu’elle nous en révèle trop, nous en dit trop. Car que nous dit Lee, sinon que le 120 images par seconde ne représente pas la vision humaine ordinaire (faillible), mais celle du soldat idéal, désiré ? Et que tente de faire Lee, sinon d’illustrer par la dernière technologie du jour notre désir on ne peut plus humain de surpasser notre condition ? Gemini Man joue précisément de cette tension entre une image « sans âme », qui serait devenue le cadre par lequel nous voyons le monde, et un CGI plus-qu’humain, apparaissant d’autant plus convaincant qu’il se marie parfaitement à cette vision numérique, mais qui en même temps vient la confronter en y ramenant l’humain que supposément elle nie ; Henri, de même, est coincé entre ces deux pôles, le tueur professionnel, « sans âme », et l’homme désirant reprendre contact avec le monde.
Ce n’est pas un hasard alors si dans le feu de l’action le professionnalisme d’Henri finit par évoquer celui de John Wick, jusqu’à reprendre par moments le rythme particulier de ces films (une balle dans la jambe, une balle dans la tête, toujours avec une précision sans faille), mais alors que les films de Chad Stahelski reposent entièrement sur ce professionnalisme, sur une maîtrise virtuose du montage qui épouse pour mieux la mettre en valeur la virtuosité du personnage, Lee vient miner ce genre de prétentions pour démontrer à quel point elles sont vides, à quel point nous méprenons facilement aujourd’hui la maîtrise technique du médium, ou la course effrénée à l’innovation technologique, pour une qualité artistique, ou comme possédant une valeur en soi. Car ce professionnalisme qui vaut en soi et pour soi, cette ultra-compétence, a un prix : celle de perdre son âme, dans un désir de contrôle, de domination sur le monde, qui résulte en effet sur une guerre ou des films plus « propres » et « efficaces », mais la « propreté » d’une guerre n’est rien de plus qu’une apparence cherchant à cacher, pour ne pas dire justifier, l’entreprise de destruction. Loin d’un réactionnaire, ou d’un donneur de leçons, Lee prêche par l’exemple en utilisant la même virtuosité technique, mais pour penser la place de l’homme à travers celle-ci : si notre désir aujourd’hui c’est de voir le monde en 120 images par seconde, d’atteindre à cette vision parfaite, surhumaine, d’être des John Wick (ou des super-héros, il n’y a qu’un pas entre les deux), alors il nous faut un Henri Jr., un clone, une création numérique, pour nous ramener à qui nous sommes, pour s’ouvrir un avenir prenant en considération notre condition contemporaine sans la nier.
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