DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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13th Warrior, The (1999)
John McTiernan

Le langage des hommes

Par Sylvain Lavallée

Nothing is more human than the wish to deny one’s humanity.

– Stanley Cavell

 

Les grands cinéastes se révèlent dans les moments anodins : au début de The Hunt For Red October, un officier soviétique lit un passage de la Bible dans sa langue natale, alors que par un zoom nous nous rapprochons des lèvres de l’homme. Après avoir prononcé le mot « Armageddon », la bouche maintenant en gros plan, l’officier poursuit sa lecture en anglais, et l’image recule pour le recadrer en plan-épaule ; pour le reste du film, les personnages soviétiques s’exprimeront en anglais. D’un point de vue pragmatique, il s’agit d’une stratégie fort élégante pour éviter les sous-titres dans un film où la moitié du récit se déroule dans un sous-marin soviétique, en nous signifiant que la langue que nous entendons n’est pas celle réellement parlée, mais il y a là aussi toute la marque du génie de John McTiernan. Car « Armageddon », c’est un mot qui existe en anglais comme en russe, c’est un mot partagé, et il l’est d’autant plus qu’en ce temps de Guerre froide, époque à laquelle se déroule le film, l’Armageddon est précisément ce que les Soviétiques comme les Américains veulent éviter. En un mot, un plan de quelques secondes, McTiernan nous signifie que son cinéma se joue là, dans ce qui nous lie les uns les autres, ce qui nous sépare pourtant, et comment sa caméra explore cet espace où la culture prend forme.

Avec The 13th Warrior, neuf ans plus tard, McTiernan revient encore plus explicitement sur cette question du langage. Elle se retrouve d’abord dans le personnage principal, Ahmad ibn Fadlan (Antonio Banderas), un poète pour le Calife de Bagdad devenu ambassadeur, exilé suite à une aventure adultère avec la femme d’un noble de la cour ; un poète, donc un maître des mots, mais qui se voit rejeté dans un pays étranger, là où son expertise, sa langue, ne lui permet plus de se faire reconnaître. Cet étranger érudit allant à la rencontre d’une autre culture, c’est le point de vue privilégié du cinéma de McTiernan, Ahmad succédant à l’anthropologue français joué par Pierce Brosnan dans Nomads, le Hans Gruber (Alan Rickman) de Die Hard (ou son frère dans Die Hard With a Vengeance), les chercheurs occidentaux dans la jungle de Medecine Man, le gentleman cambrioleur anglais de Brosnan (encore) dans The Thomas Crown Affair, voir le Prédateur de Predator. Si les films d’action de McTiernan sont réputés (à raison) pour leur lisibilité, c’est d’abord parce qu’il s’agit là de l’enjeu de sa mise en scène, tel qu’il se révèle par ce regard de l’étranger : cartographier l’espace, avancer dans un terrain inconnu (un pays nouveau, la jungle, un immeuble où on n’a jamais mis les pieds, mais aussi la culture de l’autre) pour en faire le compte rendu. C’est ce qui se reflète aussi dans la structure ludique de ses films, des parties d’échec où le défi est de déchiffrer la stratégie de l’autre pour le déjouer, aller le rejoindre sur son terrain pour le surprendre là où il se croyait en sécurité.

Dans The 13th Warrior, Ahmad doit parvenir à se faire accepter par la troupe d’hommes du Nord qu’il accompagne ; il ne doit plus être le treizième guerrier, l’étranger, celui en trop, mais un guerrier comme les autres (c’est-à-dire ni le treizième ni le premier, mais Ahmad ibn Fadlan). Au départ, il est accompagné d’un traducteur, Melchisidek (Omar Sharif), et pendant les dialogues en langue nordique (du norvégien en fait), le chef des vikings traduit en latin les paroles de ses confrères pour Melchisidek, qui peut ensuite traduire le latin pour Ahmad. La caméra, dans un mouvement vif, passe alors du locuteur viking au chef, à Melchisidek et enfin à Ahmad, marquant sa mise à l’écart par le langage, auquel il demeure relié parce qu’on peut lui traduire cette culture étrangère (on lui explique en même temps un rituel funéraire). Quand il doit partir avec les douze guerriers en laissant son traducteur derrière, et que ses compagnons de route ne savent pas prononcer son nom (« eban » disent-ils, alors qu’il essaie de leur expliquer que « ibn » signifie « fils de » - un détail qui aura son importance plus tard), Ahmad se retrouve isolé d’eux par le gros plan. Dans l’une des plus belles séquences du film, Ahmad va alors apprendre le langage de ces hommes en les observant parler, chaque nuit autour du feu, à coups d’ellipses et d’inserts sur leurs bouches, leur langue passant graduellement du norvégien à l’anglais, à mesure qu’Ahmad s’immerge dans leur culture. À la fin de la séquence, Ahmad peut répliquer à ces hommes dans leur langue, les interrompre et retourner une de leurs insultes pour signifier sa compréhension grandissante de leurs coutumes (les insultes étant d’ailleurs particulièrement révélatrices d’une culture), et commencer à prendre sa place, dans la mise en scène, auprès de ces hommes.

Mais ces treize guerriers sont partis rejoindre une communauté assiégée par une menace « that must not be named », une terreur sans nom, terrifiante précisément parce qu’il n’est pas possible de la nommer. Le film procède alors à un double mouvement d’apprentissage de l’Autre, où Ahmad peut s’intégrer aux Vikings à mesure qu’ils apprennent ensemble à nommer cette menace sans nom, mais là où Ahmad observe pour s’intégrer (toutes les scènes sont structurées autour de son regard), les Vikings cherchent à nommer pour mieux détruire. Il s’agit pratiquement d’une entreprise d’épistémologie, où la connaissance est affaire de savoir nommer les objets et les choses de ce monde (connaître un objet, c’est savoir utiliser le mot qui le désigne dans le bon contexte), où, comme disait Wittgenstein, les limites de notre langage sont les limites de notre monde : d’abord innommable, la menace sera finalement identifiée comme les Wendol, que l’on pense être une sorte de peuple de bêtes mythiques. Ils se déplacent dans la brume, attaquent la nuit venue, les premiers combats se déroulant ainsi dans les ombres, McTiernan insistant sur le caractère inconnu de ces Wendol, qu’on ne peut pas plus voir qu’on ne peut les dire, jusqu’à ce qu’on découvre qu’il s’agit d’hommes se déguisant sous des peaux d’ours (« just a man » comme dit Ahmad, stupéfié par cette révélation).

À mesure que les personnages découvrent la culture de ces barbares, ils apprennent aussi à en parler, à les nommer, et la peur se dissipe : nous retrouvons là une logique semblable à celle de Predator, la stratégie de dissimulation des Wendol rappelant le camouflage du Prédateur, où d’invisible le Prédateur devient visible, puis retire son masque, se dénude à mesure que nous apprenons à le connaître. Si Arnold Schwarzenegger peut au final vaincre le Prédateur, c’est parce qu’il finit par le connaître, de même que les Vikings peuvent vaincre les barbares du moment qu’ils comprennent leur culture (à l’inverse, Hans Gruber meurt lorsqu’il méprend Gary Cooper pour John Wayne en faisant référence à High Noon, trahissant son ignorance du western américain). Dans les tête-à-tête de McTiernan, la victoire appartient à celui qui connait le mieux son adversaire, mais il ne s’agit pas tant, pour le cinéaste, de louanger la force du conquérant, mais plutôt de nous rappeler que la connaissance peut être une forme de violence, répondant à une volonté de puissance sur le monde. Cette violence, au cœur du cinéma de McTiernan, est toujours liée à cette attitude du conquérant, qui détruit en s’appropriant le terrain d’un autre (comme dans Medecine Man, où le désir des occidentaux de construire une route dans la jungle finit par l’enflammer), ou qui exclut en traçant les limites de sa culture (Hans Gruber est l’ennemi surtout parce qu’il n’exprime que du mépris envers la culture de masse américaine), la complexité de certains de ses meilleurs films tenant en partie à ce que McTiernan porte autant d’attention au héros qu’à l’antagoniste, pour montrer, comme par ce mot d’ « Armageddon », ce qu’ils partagent et ce qui pourtant les rend fondamentalement étrangers l’un à l’autre, et donc comment le mouvement d’exclusion s’effectue dans les deux sens.

The 13th Warrior complexifie quelque peu cette structure par la courbe narrative d’Ahmad, qui cherche une reconnaissance pour retrouver une sorte d’humanité perdue lors de son exil, de son rejet hors de sa communauté. Or, dans Predator, c’est justement en perdant sa communauté, sa troupe de soldats, qu’Arnold Schwarzenegger devenait lui-même un Prédateur, un chasseur solitaire, mais aussi, donc, une forme d’extra-terrestre, une créature qui a n’a plus de lien avec l’humanité ; l’extra-terrestre n’était au fond qu’une figure du radicalement autre, d’un corps qui nous semble si étranger que nous le rejetons en dehors de notre humanité (ce n’est pas un hasard si le Prédateur faisait face à ce corps-ci, celui du bodybuilder, questionné par la caméra, comme si son humanité n’allait pas de soi, l’intégration d’Arnold Schwarzenegger au monde des hommes étant toujours une question fondamentale de mise en scène dans les années 80). The 13th Warrior rend parfaitement clair que ce rejet ne procède pas d’un fait naturel, d’une différence fondamentale entre l’Autre et nous (du moins dans le cadre de ce film), mais bien d’une disposition de l’esprit : quand les Vikings réussissent à suivre les Wendol, à les retrouver dans leur repaire pour les attaquer sur leur terrain, ils découvrent un amoncellement d’ossements humains. « I was wrong. These are not men. » murmure Ahmad : les Wendol étaient des hommes, par leurs comportements sanguinaires les voilà identifiée à nouveau à des bêtes. Leur rejet en dehors de l’humanité, rendu effectif par le langage, justifie leur extermination, les barbares succédant ici à l’extra-terrestre comme figure du non-humain.

Mais en parallèle, Ahmad, l’Arabe, se voit enfin inclus dans la communauté des Vikings : McTiernan nous le signifie d’abord parce que ce sera à son tour d’être observé, lorsqu’il prie avant le combat final, sa culture devenant subitement un objet de curiosité pour les autres, Ahmad se voyant enfin reconnu pour qui il est. Surtout, il sera intégré à la prière des Vikings qu’ils entament à sa suite, en évoquant leurs pères, leurs mères, leurs frères et sœurs, « the line of my people », le montage reliant tous les guerriers en les présentant tour à tour récitant les vers du poème, jusqu’à Ahmad qui prononce « they bid me to take my place among them », auprès des braves dans les couloirs du Walhalla. Lui qui était objet dérision lorsqu’il essayait d’expliquer qu’il est « ibn », « le fils de », lui qui ne pouvait plus user de sa langue, de sa poésie, pour s’exprimer, le voilà inclus dans une nouvelle généalogie, en troquant son rôle de poète pour celui de guerrier. L’exilé retrouve une nouvelle maison, et il peut désormais « become a man, and a useful servant of God », comme il le dit dans une dernière prière qui clôt le film : devenir un homme, c’est prendre sa place auprès d’une communauté capable de nous reconnaître, que nous sommes capables en retour de reconnaître, par un langage partagé, traçant les limites de notre monde, certes, mais il n’en appartient qu’à nous de savoir le partager. Bien sûr, il semble impossible de partager quoique ce soit avec les barbares de The 13th Warrior, mais il s’agit avant tout d’une allégorie, une manière de représenter l’Autre tel qu’il nous apparaît lorsque nous refusons de reconnaître ce qu’il partage avec nous, ainsi que la violence inhérente à une telle attitude d’exclusion. 

Que nous puissions reconnaître The 13th Warrior comme un film de McTiernan tient pratiquement du miracle (lui, d’ailleurs, a rejeté le produit final) : des conflits avec son producteur, Michael Crichton (le film est une adaptation de son roman Eaters of the Dead) force McTiernan à quitter la salle de montage après une première version jugée désastreuse. Crichton reprend le montage, retourne en production pour tourner quelques scènes, troque la trame sonore originale de Graeme Revell pour une nouvelle de Jerry Goldsmith... Si la touche de McTiernan demeure évidente dans les scènes d’action, ces conflits de production entachent le film, comportant son lot de scènes confuses (l’introduction) et de sous-récits bizarrement inexplorés (une vague histoire d’amour, un fils de roi jaloux). Il est donc difficile de considérer l’œuvre comme tout à fait réussie, et ce premier montage (apparemment très différent de la version que nous connaissons) ne peut que nous faire rêver tant la vision de McTiernan continue de briller à travers les coups de ciseau d’un monteur négligent – n’empêche que The 13th Warrior mérite mieux que sa réputation le suggère, et qu’à quelque part nous y retrouvons malgré tout l’essence du cinéma de son auteur. Qui, lui aussi d’ailleurs, tarde trop à être reconnu, à prendre enfin la place qu’il mérite amplement dans la lignée des grands cinéastes.

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Critique publiée le 24 octobre 2018.