LES ANNÉES DE BÉTON En 1968, avec la montée du mouvement de gauche autonomiste en Italie jusqu'à la fin des années 70, les luttes politiques se multiplient, les attentats se cumulent où les politiciens sont enlevés et assassinés plutôt que défaits aux chambres des communes. En référence au film homonyme de Margarethe von Trotta réalisé en 1981, on se réfère à cette période de tension comme celle des années de plomb. Au climat de terreur et d'effervescence des idées qui régnait à l'époque correspondrait ici, au Québec, à un état d'aphasie totale et de platitude entérinée par une classe intellectuelle qui semble encline à la perpétuer. Autant était-il permis de mettre sur le dos de fins stratèges gauchistes italiens des années 60 cette tension qui devait réveiller la population, autant la grisaille des idéaux d'aujourd'hui nous apparaît de plus en plus surannée; l'idéologie se vend en slogans plus que jamais, favorisant une distribution des idées « engagées » comme le thérapeute un peu malin prescrirait le placebo. Années de béton, donc, pour le béton de la construction corrompue, pour celui foulé durant le printemps 2012, pour la couleur grise d'un art cinématographique - provenant des auteurs comme des industriels - qu'on coule dans des moules distincts, mais toujours à partir du même mélange. De Sarah préfère la course à Laurentie en passant par Camion, notre cinéma s'est figé dans un état de stoïcisme sévère qui n'en finit plus de ne rien dire. Chez les auteurs, c'est l'arrivée d'une poésie du simple peuple, les travellings guindés dans Camion qui s'approchent de concierges jasant de groupes indie rock, comme si, en barbouillant le travail populaire avec de la bonne culture, Ouellet parvenait à rendre noble un travail qui se débrouillerait bien sans cette attention de faussaire. Dans Sarah préfère la course, la mise en scène monotone reflète le quotidien robotique de l'héroïne qui coure plutôt que de faire autre chose. Dans Laurentie, c'est la totale. Le plan-séquence interminable sur fond de Sibelius contient apparemment toute la déprime de huit millions d'habitants. Pourquoi Camion poétise-t-il des métiers manuels? Pourquoi Sarah coure-t-elle autant? Pourquoi, ne sachant que faire, le jeune adulte de Laurentie passe-t-il son temps à errer et à se masturber (et là encore, on y poétise l'acte sexuel en lui rendant son état brute et totalement désincarné)? Non pas parce que ces auteurs pensent du mal de leurs personnages, non pas parce qu'ils les prennent en pitié, mais bien parce que pour eux, ces personnages reflètent la « condition québécoise », celle du citoyen blasé qui coure sans raison, qui pratique le travail « traditionnel » et jalouse son voisin anglais jusqu'à vouloir le tuer. Le cinéma québécois ressemble trop à l'image qu'on se fait de sa société... Tellement qu'il en est le miroir sans tain, sans aucune déformation, aucune coloration qui pourrait rehausser l'intérêt qu'on lui porte, la passion qu'on pourrait y retrouver, l'idéalisme travaillé qu'un art un tant soit peu engagé peut proposer. Rien, ni même le cadre ni même la musique ou encore son jeu d'acteur ne brise l'adéquation surfaite entre la représentation et son réel. À l'opposé, Le vendeur de Sébastien Pilote ou encore les films de Marc Bisaillon demeurent exemplaires parce qu'ils sont parvenus à parler d'une certaine réalité des régions sans toutefois vouloir y appliquer la morosité montréalaise. Laissant ces personnages vivre avec leur monde, ils les filment d'une manière totalement décomplexée, laissant entendre leurs voix plutôt que celle d'un « auteur », aussi cohérent soit-il. Ainsi, ils les suivent pas à pas, nous donnant à voir une réalité si plausible qu'elle n'est pas à l'image du Québec, mais bien le Québec lui-même. Quand les autres nous tendent des miroirs, ceux-là nous offrent des loupes, des loupes qui augmentent le quotidien, sa lumière et nous avec elle. À vouloir faire parler notre cinéma à tout prix, on lui fait dire des bêtises, des facilités sur la condition postmoderne qui s'exprime par des plans de nuque d'une symétrie ennuyante. Nos années de béton, ce sont nos années de cinéma en série, un cinéma qui, au fond, est aussi impersonnel qu'une colonne d'immeubles de l'ère soviétique; des films luttant pour un bassin de subventions de plus en plus diminué, des films qui se battent tous pour raconter la même histoire, celle d'une nation sans imaginaire. Durant les deux prochains mois, nous nous pencherons sur le Festival international de Films Fantasia, bassin d'imaginaire qui gagnerait à être respecté alors que Louis Cyr, lui, échouera fort probablement à nous titiller la fibre du terroir. Tour à tour, nous vous proposerons des dossiers thématiques sur Guillermo Del Toro, Edgar Wright, Ti West et Robert Morin dont la sortie des 4 soldats risque d'apporter un baume à une année de plus en plus décevante. Par le biais de ces quatre auteurs, tous profondément ancrés dans la tradition de leurs patries, tous maîtres d'un genre en particulier, nous vous proposons un retour sur les entremêlements du créatif et de l'engagé, du fantastique et du national : des cinémas à l'identité tellement forte, au désir de raconter tellement enivrant qu'ils redonnent au genre les moyens de ses ambitions. Mathieu Li-Goyette Rédacteur en chef |
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