Devant cette œuvre morne, filmée dans un 4:3 écrasant qui n’offre surtout qu'une proximité circonstancielle avec les personnages, et qui rappelle constamment l’espace théâtral du récit original, constituant sans conteste la proposition visuelle la moins intéressante du réalisateur, force est de se concentrer sur les lubies allégoriques de ce dernier. Dans une perspective strictement auteuriste, c’est donc l’épais symbolisme spirituel de The Whale qui finit par garantir son intérêt, plus que les performances sincères d’une distribution étincelante, appelée à jouer de façon mélodramatique une humanité qui n’en a toujours que les allures emblématiques, en aval d’une filmographie où celle-ci sert de canevas à la souffrance terrestre. Tout au long du visionnage, on se demande ainsi pourquoi Aronofsky a choisi d’adapter la pièce éponyme de Samuel D. Hunter, huis clos pourtant étranger aux fulgurances visuelles qui ont fait sa renommée ; on se demande pourquoi il privilégie ici une approche si sobre des récits bibliques, dont il retient d’habitude les aspects les plus spectaculaires (le déluge, l’expulsion du jardin d’Éden). On se demande surtout où se situe la figure titulaire au sein du panthéon des martyrs que constitue sa filmographie, cet homme dont nous constatons la ruine totale dès les premiers instants de l’œuvre. On croit d’abord à un film crépusculaire, empreint du cynisme d’un cinéaste en fin de carrière, sorte de réitération hyperbolique de The Wrestler (2008), où un autre acteur disgracié effectue un retour dans la peau d’un autre homme disgracié. Or, il en est tout autrement puisque celui-ci s’avère porteur d’un espoir inhabituel, un espoir sain mais parfois risible de candeur.
Le film débute par une plongée impudique dans l’intimité d’un reclus, alors que l’objectif zoome vers l’image noire au centre d’une fenêtre de vidéoconférence où se déroule un cours universitaire en ligne. Entouré de ses étudiant.e.s, le professeur demeure invisible, laissant sa voix chaleureuse disséminer son humble sagesse sans qu’il ait à dévoiler son obésité morbide aux yeux de son public. La caméra de Matthew Libatique, DP attitré d’Aronofsky, s’en chargera pour lui, d’une façon crue qui frise la cruauté, à l’occasion d’un raccord qui invite le spectateur dans l’appartement de Charlie, « la baleine », qu’on voit subir un malaise cardiaque en se masturbant devant de la porno gay dans son sofa. Empreinte de voyeurisme, la mise en scène sert alors à spectaculariser le physique ingrat du protagoniste, l’objectif implicite étant de montrer « jusqu’où celui-ci est tombé ». Parce que, contrairement à la plupart des films de l’auteur, la chute précède ici l’ascension. En effet, ce n’est que du fin fond de l’abysse, là où même Randy « The Ram » n’avait pas su sombrer, que Charlie parviendra à se racheter auprès d’une famille qu’il a (lui aussi) abandonné huit ans plus tôt après avoir rencontré Alan, l’amour de sa vie. En ce sens, il s’agit peut-être ici du martyr le plus méritoire de son œuvre, puisque c’est celui dont la souffrance est la plus appuyée, celui dont le sacrifice ultime pour atteindre l’illumination mystique se fait dans la douleur la plus flagrante.
Bien qu’il soit pétri de bons sentiments et peuplé de beaux personnages (Charlie, sa fille, son ex-femme, son amie infirmière et un jeune missionnaire idéaliste), tous parfaitement imparfaits, investis à la fois dans la rédemption de leurs âmes blessées et dans le salut d’autrui, le film n’est pas tout à fait humaniste dans sa représentation de l’obésité, qu’il assimile alternativement à une forme de monstruosité et à un symbole de déchéance. Contrairement à l’univers Zoom, où le protagoniste peut choisir de s’abstraire dans une présence vocale, dans une bienveillance désincarnée, le film, lui, n’est pas aussi clément, choisissant plutôt de nous rappeler constamment son poids, par le biais d’images spécifiquement conçues pour abandonner le focus sur l’homme au profit de sa masse. On note ainsi de nombreux plans où la caméra s’éloigne du personnage pour mieux prendre la mesure de son immensité, pour nous rappeler à quel point il est gros, et pour exhiber l’impressionnante combinaison que porte ici Brendan Fraser comme les cendres du phénix, au sein d’un processus de transformation physique oscarisable qui s’apparente au travail de Christian Bale (The Machinist [Brad Anderson, 2004]) ou de Charlize Theron (Monster [Patty Jenkins, 2003]). La posture distinctement mélodramatique de l’œuvre, huilée par l’épais sirop qui sert de trame sonore, n’aide en rien les choses, ajoutant un luisant vernis de pathétisme à sa condition. Charlie se révèle donc à la fois beaucoup plus et rien de moins qu’un obèse, et il s’agit là d’un paradoxe dont le film ne parviendra jamais vraiment à s’extirper, autrement que pour exalter la résilience du héros et localiser sa force dans son aptitude à transcender son embarrassante humanité grâce à la foi (en autrui).
[A24 / Protozoa Pictures]
L’approche paradoxale de l’obésité trouve néanmoins son sens selon une certaine logique auteuriste, et c’est là qu’elle devient utile, du moins pour quiconque préférera s’amuser à un jeu de correspondance thématique que de s’abandonner à la larmoyante tragédie que constitue le film au premier degré. Étant un cinéma de martyrs, l’œuvre d’Aronofsky s’intéresse particulièrement au pouvoir rédempteur de la souffrance et au sacrifice de soi en tant que voie vers la grâce. C’est le cas du mathématicien génial de Pi (1998) qui se lobotomise à l’aube de découvrir le secret de l’univers, mais aussi du lutteur de The Wrestler et de la ballerine de Black Swan (2010), qui meurent tous deux sur scène après avoir offert des performances surhumaines et s’être abandonnés au potentiel transcendant de leurs rôles. La souffrance, c’est celle de tous ces personnages, qui triment de façon fanatique pour leur art ; c’est aussi le propre des junkies de Requiem for a Dream (2000), auxquels on finit par scier les bras, et de Mère Nature dans l’imbroglio biblique de mother! (2017). En ce sens, le poids gigantesque de Charlie n’est pas simplement une réalité objective, mais une puissance allégorique, représentant pour lui l’immensité de la croix à porter, symbole et source d’une souffrance de tous les instants.
L’obésité si spectaculaire du protagoniste, c’est un rappel constant de sa douleur, une affliction qui rend chaque geste pénible, qu’il s’agisse de se lever, de marcher, de se laver, de se coucher, etc… C’est d’ailleurs cet état de martyr constant qui en fait un personnage exemplaire au vu de la logique chrétienne de l’auteur, portant simultanément « le poids » des péchés commis à l’égard de sa famille et de son échec à sauver Alan de la mort. Là où le film se distingue cependant, c’est dans le fait que le potentiel de rédemption et de transcendance réside strictement ici dans l’abandon aux autres, dans l’abnégation pure, plutôt que dans toute conception spectaculaire, voire égocentrique de la grâce. En effet, si Randy « The Ram » finit par toucher au divin, c’est après avoir abandonné sa fille pour de bon, c’est dans la poursuite d’une gloire avant tout personnelle. Pour Charlie, pas de gloire ; son suicide est entièrement dédié à sa fille, à qui il lègue non seulement des leçons de vie de dernière minute, mais l’entièreté de sa fortune, laquelle aurait pu lui permettre de prolonger sa propre existence. À ce titre, il est très révélateur que sa mort survienne au moment où il tente de marcher de son sofa vers son enfant, d’une façon très humblement héroïque, sans le flair spectaculaire de Randy, ni l’exhibition populaire de son geste. C’est dans l’ouverture à l’autre qu’il trouve sa rédemption, marquant l’expression d’une foi caractérisée par un prosaïsme rafraîchissant, axée strictement sur l’humain (« People are amazing » dira d’ailleurs le héros dans une scène immortalisée dans la bande-annonce).
En fin de compte, la satisfaction que m’a offert The Whale n’aura été que doctrinale puisque celui-ci ne m’a nullement touché ou ému, son caractère hagiographique me semblant désespérément étranger à toute forme de réalisme, émotionnel ou narratif. Les pics dramatiques (la scène où Charlie se gave de façon suicidaire et celle où il s’éreinte à marcher jusqu’à sa fille) m’ont paru particulièrement grotesques, voire clownesques, trouvant leur principale raison d’être dans leur valeur symbolique. L’humanisme est donc principalement théologique ici, mais la théologie en devient simultanément plus humaniste. Et c’est ça le miracle auquel le film nous propose d’assister : plus que la résurrection de Brendan Fraser, c’est l’avènement d’une foi extrêmement simple, sobre, quotidienne, une foi en autrui. Et si ce changement de paradigme justifie esthétiquement une forme de sobriété luthérienne, qu’à cela ne tienne. Sans constituer une œuvre mémorable, il s’agit néanmoins ici d’une œuvre charitable, et d’un remède opportun aux dérives de la foi autoritaire, dogmatique, qui régit notamment la vie politique aux États-Unis.
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