LES CLOCHES DE MINUIT
— Tu as envie de faire beaucoup de télévision ? — Peter, j’ai envie de faire des films, et je les ferai pour la taille d’écran qui sera disponible.
- Orson Welles
Cette réponse prophétique d’Orson Welles date de 1968. À l’époque, Welles vient de voir son nouveau film, Une Histoire immortelle, être financé par la télévision française et diffusé sur celle-ci. Prophétique, la réponse l’est déjà dans sa manière d’esquiver toute opposition entre l’industrie du cinéma et celle de la télévision, la décalant vers la taille de l’écran, seule dimension mesurable du cinéma qui puisse provoquer autant d’émoi dans notre actuelle réalité multi-écranique. Welles, qui avait pour personnage shakespearien préféré Falstaff (il l’interprète goulûment dans Chimes at Midnight [1965]), celui qui demande si peu du Pouvoir qu’il finit par ne rien en recevoir, n’avait plus rien à demander au cinéma, à un point tel qu’il ne lui restera finalement, comme à son personnage, que les cloches de minuit pour se consoler de son abandon. En attendant que ces cloches sonnent pour l’exploitation traditionnelle du cinéma en salle, une récapitulation locale du débat entourant la présence (ou plutôt l’absence) des productions Netflix dans les salles québécoises semble opportune pour mieux comprendre sous quel paradigme exactement elles s’engagent contre le géant américain. Avec la sortie d’une cinquantaine de longs métrages produits par Netflix d’ici la fin 2019 et encore davantage de distributions, cette année marque un moment décisif pour les politiques d’exploitation. Un changement de stratégie s’impose. En effet, le principal argument des exploitants de salles indépendantes à l’égard des cinéphiles a été dans les dernières années celui de la dimension de leur surface de projection, insistant, dans toutes leurs lettres ouvertes et leurs interventions médiatiques, à opposer le « vrai » cinéma des salles au « faux » cinéma des flux numériques, qui trouve dans tous les appareils de notre quotidien connecté une fenêtre potentielle de diffusion. Le second argument des exploitants, celui dirigé à l’attention de l’industrie et des politiques culturelles, a été d’accuser Netflix de ne pas se soumettre aux mêmes réglementations que celles instituées par le marché dans les dernières décennies. On a reproché à raison à Netflix de ne pas payer ses impôts ni au Canada ni au Québec, où la question vient d’être réglée. On a reproché ensuite à Netflix de ne pas se plier à la règle des 90 jours qui doivent séparer la sortie en salle d’un film de sa sortie en VOD, prétextant qu’il était impossible d’attirer le public hors de chez lui alors qu’il pouvait déjà y trouver une offre similaire. Avec sa dimension technique (« mon écran est plus gros que le tien ») qui dégonfle, la salle de cinéma a comme défi de rénover son prédicat commercial malmené. À savoir que les salles ont du et devront toujours projeter des films que les gens veulent voir, et maintenant projeter des films que les gens veulent voir dans leurs salles plutôt que chez eux. Or d’où vient le refus catégorique de la majorité des cinémas du Québec de diffuser des films appartenant à Netflix ? D’abord, d’une influence mutuelle, qui transite par l’Association des propriétaires de cinémas du Québec, l’APCQ, une association présidée par Vincent Guzzo, mais qui regroupe, en plus de sa chaîne, la quasi-totalité des salles indépendantes du Québec, incluant les cinémas Beaubien, du Parc et du Musée à Montréal, Le Clap et le Cartier à Québec et La Maison du cinéma à Sherbrooke. Ces exploitants, majoritairement issus d’une même génération de gestionnaires se côtoyant depuis longtemps, se tiennent en bloc face à Netflix, à l’instar de leurs grands cousins de la Confédération internationale des cinémas d’art et d’essai (la CICAE). La CICAE, elle, martèle depuis des mois à l’attention des festivals de Venise et de Berlin l’importance pour eux de bannir toute production de Netflix de leur compétition officielle. D’ailleurs, les cinémas Beaubien, du Parc, La Maison du cinéma et le Tapis Rouge (à Trois-Rivières) sont les quatre seuls membres de la CICAE au Canada (il n’y a que deux membres aux États-Unis). Les décisions de la CICAE sont prises à partir de Paris et s’instituent à travers un vaste réseau de relations de pouvoir qui implique les grands festivals européens, festivals dans lesquels la CICAE décerne des prix, à travers lesquels la CICAE devient aussi le représentant consolidé d’une multitude de salles de cinéma d’art et essai (environ 2000) éparpillées en Europe et aux quatre coins du monde (Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes, avait confié en 2018 avoir pratiquement laissé sa peau pour avoir osé diffuser deux productions de Netflix durant l’édition 2017 du festival – en 2018, la pression de la CICAE fût telle que le festival a décidé de bannir Netflix de la compétition). Dans le cas de la CICAE comme de l’APCQ, il est important qu’aucun exploitant ne sorte du rang, que tous s’entendent pour dire qu’il ne faut surtout pas céder un pouce de terrain au diable rouge. On remarquera d’ailleurs que les seuls endroits où Roma ait été projeté au Québec demeurent trois salles qui ne font pas partie de l’APCQ : le Cinéma Moderne, la Cinémathèque québécoise et le Station Vu. Revenons au prédicat des salles d’ici, tassons les décisions du marché européen (dont l’influence est plus liée au prestige et à la sévérité de ses politiques culturelles nationales qu’à une quelconque comparaison possible avec le marché nord-américain) et reposons la question primaire : comment convaincre les spectateurs de choisir de voir un film en salle plutôt qu’à la maison ? Pour l’heure, outre la taille mirobolante d’un écran, la réponse des exploitants d’ici se joue sur le terrain des journées d’exclusivité (ils en réclament 90) tandis que Netflix, qui souhaite protéger l’exclusivité de ses propres productions, part de l’extrême opposé, le day-and-date : une sortie simultanée sur tous les écrans possibles. Au milieu, d’intenses négociations, un élastique qui s’étire et qui fait tranquillement changer le marché. Dans le cas du Moderne, Roma a pris l’affiche le 7 décembre dernier, une semaine seulement avant sa sortie mondiale sur Netflix. Les membres de l’APCQ, qui ne se seraient jamais contentés d’une si petite fenêtre, ont eu tôt fait de refuser la diffusion de Roma sur leurs écrans. Aujourd’hui, quinze semaines plus tard, Roma est encore à l’affiche au Moderne. Plus encore, sa directrice Roxanne Sayegh nous a confirmé un taux d’occupation de salle de 99,6 %. Sur 126 représentations, seules 6 séances n’étaient pas à guichet fermé et d’autres sont prévues jusqu’à la fin avril. L’histoire a de quoi réjouir. Elle semble même sortie d’un autre temps, que ma génération née dans les années 80 et 90 n’a jamais connu, un temps où les films d’auteur gardaient pignon sur rue par la seule force de leur succès. Quelle leçon faut-il alors en conserver ? Que peut-on espérer des autres salles qui refuseront à nouveau les productions Netflix lorsque viendra le temps de la sortie de The Irishman, le prochain Scorsese, attendu pour l’automne 2019 ? Qu’elles comprennent enfin que la guerre territoriale qu’elles ont décidé de mener contre Netflix est impossible à gagner, qu’elle est déjà perdue puisqu’elle s’est jouée, à un niveau plus global, dans une dématérialisation généralisée de la culture et des moyens de communication, un schisme technologique qui nous oblige aussi à interroger la vraie nature du cinéma (le texte de Sylvain Lavallée sur Welles et le post-cinéma s’en charge dans ce numéro). Ensuite, que le blocus anti-Netflix risque surtout de priver ces salles d’entrées qui leur sont nécessaires, car les nouveaux spectateurs (ou ceux qui n’ont pas Netflix), ceux qui ont grandi dans une ère où l’accessibilité des œuvres rime avec leur propre ubiquité technologique et culturelle, sont tout à fait prêts à continuer de fréquenter les salles de cinéma à condition que celles-ci s’adaptent et s’orientent vers une prise de risque qui soit à la hauteur de la diversité du cinéma mondial actuel. C’est là, me semble-t-il, que le bât blesse doublement, car cette prise de risque est codépendante de celle encourue par les distributeurs québécois indépendants. Netflix inquiète parce qu’il produit, distribue et diffuse, profitant d’une synergie dans ses méthodes, sa programmation et ses finances qui nécessite aux distributeurs d’être à la hauteur du marché mondialisé qui est canalisé par le streaming. Or si certains distributeurs québécois indépendants pestent tant contre Netflix, c’est bien parce que leur propre vision de la programmation est d’un vétuste affligeant, misant sur des valeurs sûres et des goûts généralement démodés, souvent américanophobes et eurocentristes. C’est pourquoi il ne leur reste souvent que leur indépendance pour se défendre, celle-ci devenant le portemanteau d’une précarité censée les dédouaner de leur manque de vision artistique. Le rôle des distributeurs québécois et des exploitants (et a fortiori le Cinéma du Parc qui a encore la chance de compter sur son permis de festival lui permettant de programmer des films sans distributeurs nationaux) est de se commettre par des gestes concrets : de la programmation courageuse, à contre-courant, qui mise sur la projection de films qui ne seront jamais sélectionnés par Netflix si tant est que Netflix devienne la nouvelle mesure normative du cinéma mondial. Si le Moderne s’est taillé en moins d’une année une place d’importance dans le paysage montréalais, si la programmation art et essai de la Cinémathèque québécoise fait autant de bien, c’est parce qu’ils opèrent avec des grilles horaires quasiment anarchiques (ce qui prouve d’une part que le public n’est plus fait pour une industrie où tout se joue sur le premier week-end) et qu’ils appuient la radicalité d’un cinéma qui ne sera pas du genre à atterrir sur Netflix. Dans les deux cas, cette programmation repose sur une préciosité cinématographique (rareté du film, de la restauration, du genre, du cinéaste, de son sujet, de son approche) qui demeure la valeur la plus sûre et la plus enrichissante pour les salles d’art et essai. La question n’est donc plus de voir si l’on cède ou l’on ne cède pas face à Netflix, si l’écran de notre téléviseur est moins noble que l’écran qui se trouve à quatre stations de métro, mais bien de savoir ce que cet écran éloigné peut nous apporter en expériences (le bar à l’entrée du Moderne, le rythme impressionnant auquel défile les nouvelles expositions à la Cinémathèque, la convivialité générale du Station Vu) et surtout comme découvertes (les programmations incontournables – le cycle Hong Sang-soo à la Cinémathèque – ou inusitées – DeuXX, M : les Maudits, le cycle 10/10 organisé par la revue 24 images au Moderne). Pour le dire autrement, puisque le futur tendra de plus en plus à abolir la hiérarchie entre toutes les formes d’écran, la seule résistance possible se fera par la qualité de la programmation et par l’ouverture d’esprit des salles de cinéma qui sauront faire cohabiter les évènements multi-écraniques (à la Roma) avec les initiatives minoritaires et fragiles, en considérant non plus Netflix comme un compétiteur direct, mais bien comme un contributeur de films (qui n’ont pratiquement pas besoin de publicité) et dont le succès général pourrait financer le risque inhérent aux projections de niche. De la même manière, l’exploitation du cinéma au Québec doit se fragmenter, apprendre à ajuster ses programmations en fonction de ses publics respectifs et à refuser les dynamiques de paroisses qui centralisent une soi-disant éthique culturelle autour d’un protectionnisme traditionaliste. C’est enfin pour cette raison que ce nouveau numéro est dédié à l’ultime chef-d’œuvre d’Orson Welles, The Other Side of the Wind, qui, malgré en avoir assez bavé, n’a pourtant jamais eu droit à sa projection en salle à Montréal. Comme le film de Welles porte sur la multiplicité des points de vue et que cette situation souligne particulièrement bien la diversité des manières de voir le cinéma, la rédaction vous propose ici quatre points de vue différents et complémentaires sur le dernier film de Welles (signés par Sylvain Lavallée, Claire-Amélie Martinant, Claire Valade et moi-même). En complément, un focus sur le passage de Carlos Reygadas à la Cinémathèque à travers un entretien conduit par Philippe Bouchard-Cholette et un article de notre collaboratrice Maude Trottier sur Post Tenebras Lux. Du côté des salles, Olivier Thibodeau a vu Répertoire des villes disparues de Denis Côté et revu 3 Visages de Jafar Panahi, un autre réalisateur qui sait comment se mettre en scène ; en festival, il a couvert celui de Rotterdam et je l’ai rejoint pour la Berlinale, où l’avalanche de films novateurs et inconnus a su, entre autres, motiver cet éditorial. Finalement, suite à la belle réception de sa première chronique, Francis Ouellette nous revient avec le deuxième épisode de Reel Dad : chroniques d’un parent cinéphile.
Mathieu Li-Goyette |
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