DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Le cinéma et ses conjurations

Par Thomas Filteau

TOUT EST LIÉ : LA RÉALITÉ E(S)T LA FICTION

Où est la réalité, où est l’image projetée ? Souvent il n’est pas possible de le dire, car l’émulation est une sorte de gémellité naturelle des choses ; elle naît d’une pliure de l’être dont les deux côtés, immédiatement, se font face.

— Michel Foucault, Les mots et les choses

 

Quand le choix s’est fait de développer un dossier aux allures conspiratoires dont la parution se ferait au lendemain de l’élection américaine, la perspective d’un gouvernement trumpien relevait à mes yeux d’une totale abstraction probablement dérivée de la nécessité d’un espoir à conserver, dont l’effet secondaire s’apparentait à une forme d’aveuglement. Il faut croire que quelque chose a changé. Si un dossier précédent de Panorama-cinéma, publié en 2019, s’était penché sur la question de la paranoïa étatsunienne dans la production des années 70 du Nouvel Hollywood qui s’ancrait dans la crainte d’une menace communiste et une profonde méfiance envers l’autorité de l’état, les tenants actuels des discours conspiratoires s’apparentent moins à une désaffiliation à l’autorité qu’à une posture habilement décrite par Dalie Giroux comme une « revendication de privilège, un désir d’État, et non, comme certains veulent le croire, une révolte des classes populaires. » [1]

La diversité des approches dont témoignent les articles de ce dossier fait état, me semble-t-il, d’une recherche toujours en cours des outils et des discours qui permettraient d’interroger les soubassements de la culture conspirationniste contemporaine. À la manière du tableau de l’enquêteur, il faudrait tisser des liens au fil rouge entre les articles du dossier pour observer la trame que celui-ci développe, puisqu’ils pointent non pas une histoire cinématographique univoque, mais le partage d’une attention à la façon dont le cinéma représente le réel. L’apparition dans ces textes d’une parole critique où un « je » subjectif occupe une place prépondérante semble tout le moins notoire, comme si la question du complot impliquait d’emblée de démontrer le caractère subjectif de nos expériences filmiques. À cet égard, Laurence Perron propose une lecture paranoïaque à la fois joueuse et tranchante des Demoiselles de Rochefort (Jacques Demy, 1967), qui recadre un crime situé à son arrière-plan comme l’enjeu premier de son interprétation. Renato Rodriguez-Lefebvre, nouveau collaborateur à la revue, signe de son côté une étude du superbe Trenque Lauquen (Laura Citarella, 2022) qui se concentre sur la proximité entre le paradigme amoureux et la pulsion d’enquête qui anime le film de Citarella.

Le numéro est également l’occasion de plusieurs portraits de cinéastes contemporains dont la pratique filmique s’ancre dans une interrogation de la représentation du réel : Anthony Morin-Hébert sonde la production cinématographique d’Adam Curtis, réalisateur ayant puisé toute sa carrière dans les archives de la BBC pour développer une critique cinglante des simplifications narratives dont faisaient montre les discours d’actualité occidentales. Anne Marie Piette signe quant à elle une exploration de la filmographie du Torontois Matt Johnson, dont les films relèvent d’un désir d’immédiateté et d’indétermination alliant improvisation et recherche du risque. Mathieu Li-Goyette livre de son côté un duo de textes qui se révèlent tous deux d’une troublante actualité : un panorama de la pratique d’Oliver Stone dévoilant l’évolution de son rapport à la vérité à travers sa pratique documentaire, puis une critique du récent The Apprentice (Ali Abassi, 2024), où Donald Trump se retrouve mis en scène dans une période de jeunesse caractérisée par sa proximité à Roy Cohn, son conseiller juridique qui sert de lien entre deux paradigmes de la paranoïa étatsunienne, ayant lui-même contribué aux audiences maccarthystes des années 1950 visant à identifier les communistes soupçonnés.

Observer le complot contemporain permet aussi de revenir sur des récits télévisuels mythiques, tel que le fait Sylvain Lavallée en plongeant dans un épisode de la plus récente mouture des X-Files, alors que la série commente son propre lexique de la paranoïa par l’introduction d’une nouvelle posture investigatrice offrant une troisième voie à l’opposition entre rationalisme et anticipation ésotérique qu’impliquait la relation entre ses deux protagonistes. Claire Valade s’intéresse quant à elle aux représentations du nucléaire à travers une lecture croisée de deux séries qui ont représenté les évènements de Tchernobyl et de Fukushima Daiichi.

En s’attardant aux bas-côtés du conspirationnisme, le dossier interroge ouvertement notre rapport aux images. C’est ce que fait Mariane Laporte dans un essai analytique spéculatif qui fait rencontrer les modes de production de l’intelligence artificielle, la création cinématographique canadienne et l’ubiquité de la surveillance chinoise. Je signe de mon côté un texte sur différents régimes de relation aux images, en tentant de distinguer comment nos engagements vis-à-vis de celles-ci peuvent servir de guide social à travers la figure de l’attention et de la manière de voir. Le dossier s’accompagne également d’une entrevue avec le duo de cinéastes Ana Tapia Rousiouk et Renaud Després-Larose. Rencontré·e·s en pleine postproduction d’un film à venir, la discussion s’est naturellement accordée avec les enjeux du dossier, et si elle n’aborde pas de front la question du complotisme, elle s’intéresse néanmoins à l’importance de l’indétermination dans le processus de tournage, à la nécessité de créer une marge pour des pratiques filmiques dérivant des canaux usuels de production et aux alliances potentielles entre documentaire et fiction, entre la rêverie et l’instant de nos éveils. Olivier Thibodeau signe finalement une critique de L’amour au temps de la malaria (1992), film programmé à La métropolitainele vendredi 8 novembre à l’occasion du lancement du dossier, récit mi-chanté d’une dissidence populaire transmise par la piqûre de moustiques et seule fiction réalisée par le cinéaste indien Sanjiv Shah, récemment restaurée par la Film Heritage Foundation.

Loin de représenter un cynisme, les propositions critiques qui le composent rappellent la nécessité d’un engagement réitéré envers les images filmiques afin de réfléchir le monde politique. Non seulement posent-elles la question de ce qui se dévoile au regard et qu’est-ce qui s’y dissimule qui sous-tend toute posture conspirationnelle, mais elles pointent ce que démontrent les complots contemporains : que le réel et ses images ne sont pas tant des réflexions en vase clos, mais que ce que nous acceptons comme relevant du vrai ou du faux, du possible ou de l’impossible dérive de leur constante interlocution.

 

Thomas Filteau
Directeur du dossier
 

[1] Dalie Giroux, Une civilisation de feu (Montréal : Mémoire d’encrier, 2023), 49. Le passage cité traite spécifiquement du « Convoi de la liberté » ayant eu lieu à Ottawa en janvier et février 2022 pour contester les mesures sanitaires.
 


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Article publié le 10 novembre 2024.
 

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