DISTRIBUTION ET REDISTRIBUTION
Pas besoin d’être un lecteur de Kierkegaard pour comprendre que toute répétition est vaine et impossible, pour être d’accord avec cette idée que toute quête de reprise, abordée comme une répétition, ne peut mener qu’à l’insatisfaction de celui ou celle qui cherchait par là un chemin vers la réminiscence. C’est ce que le philosophe danois comprend le mieux en premier, que notre expérience du temps est informée par l’espace, puis par les objets et les gestes qui l’habitent, que ce n’est pas en alignant les mêmes conditions que la pareille peut ressurgir ; je me sentais bien dans cette chambre d’hôtel, dans cette ville qui ne m’était pas familière, à cette heure précise de ce temps de l’année — alors je ferai en sorte de m’y retrouver à nouveau sous ces mêmes paramètres, me rendant finalement compte que ce premier sentiment n’était maintenant qu’un souvenir qui, au mieux, pouvait se transformer au contact du présent en simulacre de cette première expérience. Voilà brièvement ce que nous dit Kierkegaard et ce que nous confirme à son tour le cinéma contemporain.
À l’heure où la répétition est devenue un processus narratif pleinement commercial, notre rapport au temps du cinéma et à son histoire se complexifie. Le rapprochement entre le recyclage du passé s’accompagne d’une ubiquité des œuvres passées, créant deux passés (celui d’une histoire du cinéma qui s’élargit à chaque ressortie et celui de la perception postmoderne du cinéma actuel qui se rétrécit à chaque sortie) qui s’alimentent esthétiquement et industriellement, les entreprises les plus rodées s’axant sur une mise en valeur de leur patrimoine respectif (c’est ce qui se produit chez Lucasfilm, chez Netflix, chez Disney, pour nommer les plus gros). La dématérialisation de la culture et sa réification numérique en silos de marques déposées annonce des défis importants pour le cinéma et ses prochains spectateurs, le premier étant de substituer une histoire du cinéma hégémonique — et par définition lacunaire — par une histoire du cinéma encore plus morcelée, traînée à la remorque des marques et des tropes qui constituent présentement le paysage cinématographique.
Viennent en jeu les distributeurs et les restaurations qu’ils proposent. Il y a 10 ans, le cinéphile aguerri pouvait compter sur la collection Criterion afin d’assouvir ses désirs d’édition « de prestige ». Bourré de suppléments, de commentaires, de livrets et parfois même de livres, ce modèle a fait des petits sur qui repose à présent une part de l’avenir du cinéma. Kino Lorber a élargi son spectre de rééditions en dehors de ses éternels disques de Keaton et d’Eisenstein, proposant des restaurations magnifiques de films qui n’ont jamais été reconnus à leur juste mesure. Arrow et Shout! Factory ont fait sortir le cinéma de genre de ses bas-fonds de cassettes rares et prisées, proposant des incontournables autant que des films mineurs, sur le principe qu’il y avait maintenant un public pour ces films qui, autrefois, n’auraient jamais rêvé de tels soins méticuleux. AnimEigo, premier distributeur d’envergure d’anime en Amérique du Nord, a reconfiguré son modèle d’affaires depuis la chute de son marché (l’anime est aujourd’hui téléchargé illégalement ou streamé, plus personne ne pouvant supporter l’idée de faire des coffrets en volumes des quelques 800 épisodes de One Piece) pour développer des éditions de collection via des campagnes de sociofinancement, la demande des acheteurs permettant de gonfler, en étapes, l’opulence des suppléments proposés.
Le dénominateur commun de ces renaissances cinématographiques pensées pour nos lecteurs Blu-ray, c’est d’une part la confiance des cinéphiles en certaines instances de distribution (comme certains achètent des Criterion sans avoir entendu parler d’un film mais par principe) et d’autre part la qualité et l’audace des choix que font ces distributeurs. Intervient ici un phénomène non pas de distribution, au sens commercial classique, mais bien un phénomène de redistribution, plus apparenté au travail des conservateurs de musée qu'à celui du receleur, aux programmateurs de cinémathèque qu’aux gérants de sièges. Aussi faut-il savoir que les films qui nous arrivent des catalogues de Masters of Cinema ou de Arrow sont le prolongement de cette vaste entreprise de sauvegarde du patrimoine cinématographique, appuyée par des cinémathèques, par des festivals, par des centres de recherche universitaires, par des historiens, des critiques de cinéma, bref, des individus qui se commettent à travers des choix qui n’auront jamais paru aussi vitaux qu’à cet instant où le passé du cinéma risque l’enfermement sous le diktat des algorithmes de popularité et d’influence (n’avons-nous jamais été aussi près d’une culture où seuls des films de référencement seraient considéré dignes d’intérêt par un public en quête de l’original ? d’une histoire du cinéma populaire simplement écrite en évinçant toutes les tomates pourries du baril ?). Contre tout cela, cette redistribution n’essaie pas tant de vendre la quête de répétition d’un passé évanoui que de proposer une véritable reprise, c’est-à-dire un film accompagné, entouré par des discours (muséaux, théoriques, critiques) qui s’efforcent de rendre la contemporanéité du film au jour de sa première sortie tout en faisant la lumière sur sa contemporanéité actualisée.
« L’art aide à se bâtir un avenir, non à s’enfermer dans le passé », écrit Sylvain Lavallée dans son texte sur Ready Player One qui accompagne ce numéro. C’est la même démarche qui file les textes d’Alexandre Fontaine Rousseau sur un western d’Allan Dwan sorti il y a 102 ans, son autre sur le Legend of the Mountain de King Hu ou celui de David Fortin sur Onimasa, des perspectives critiques qui, en débordant du seul regard référentiel, cherchent à remettre en contexte les œuvres dans une posture qui souhaite jouir de notre avantage sur l’histoire (celui d’être au présent, d’être en mesure de voir les films qui ont suivi et les précédents qui nous auraient échappé). Cette démarche nous semble plus que jamais nécessaire à l’exercice critique, exercice qui doit apprendre à recritiquer, précisément parce qu’il nous arrache à la tyrannie de ce présent révisionniste et métacalculé, qu’il nous permet de nous approprier, critiques comme spectateurs, ce temps perdu du cinéma qu’il nous faut absolument retrouver.
Mathieu Li-Goyette
Rédacteur en chef
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