DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Vol. 5 | No. 13

Par La rédaction

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CAMARADE, OUVRE TON POSTE

 

Comme les temps ont changé. Il y a dix ans, quand Panorama-cinéma a commencé à varier son contenu pour y inclure des entrevues, des essais et des éditoriaux, la ligne dure de la cinéphilie québécoise était alignée dans sa méfiance face au numérique ; regardant dans la direction des amis chez 24 images et Hors Champ, nous faisions volontiers partie de ceux qui redoutaient ce changement de paradigme, d’autant plus que nous n’avions jamais connu d’âge d’or. L’espace numérique était moins labouré, les réseaux sociaux moins centraux, la qualité des streamings relativement satisfaisante, puis on craignait tous qu’en subissant cette grande numérisation, le cinéma allait perdre sa diversité au profit d’une normalisation de l’offre.

Il y aurait moins de choix, partout. Le nombre de cinémas s’amenuiserait (en 2009, l’Ex-Centris mettait la clé sous la porte une première fois), les copies pellicules disparaîtraient (en 2010, la majorité des grandes salles de Montréal passaient des bobines aux disques durs) et évidemment les clubs vidéo allaient suivre (en 2013, le Beaubien fermait et les autres ont dégringolé rapidement jusqu’à la Boîte noire en 2016). La Cinémathèque saignait au grand jour (en plus de souffrir de problèmes d’identité à l’approche de son 50e anniversaire en 2013) et l’Office national du film pivotait autour de son patrimoine pour se refondre en géant numérique (à l’automne 2019, ce sera chose faite avec le déménagement du QG à la Place des Festivals).

Si une bonne partie de ces luttes ont été soldées par des défaites lors de combats qui ont échappé même aux fervents, c’est qu’ils ont été perdus hors du cinéma, dans l’irrépressible quotidien, à travers tous les bouleversements technologiques qui mènent à l’aujourd’hui, où l’offre des films à voir et les nouvelles voies communicantes (celles qui circulent dans tout le multi-écranique : les téléphones cellulaires, les tablettes, les téléviseurs, les salles, la réalité virtuelle, etc.) ont décrassé les artères bouchées de l’accès à la culture en créant le problème inverse, celui de la surabondance.

Ce numéro est le dernier d’une « trilogie » où l’on aura pu constater les effets bénéfiques (ou non) de la multi-écranicité sur le cinéma contemporain, qu’il ait été question d’y faire exister le dernier film d’Orson Welles, d’offrir une structure commentée pour le documentaire mondial, ou de voir maintenant de quelle nature peuvent être les influences technologiques sur l’esthétique cinématographique.

C’est l’angle de Sylvain Lavallée dans son texte sur Peter Greenaway et la survivance d’un cinéma mort-né, où il revient sur le vétuste projet des Tulse Luper Suitcases (2003-2004), trilogie de films couplée à des CD-ROM, à une tonne de DVD et un site internet (aujourd’hui racheté, avec comme plus récent billet « The largest carp in the world »). Son article explique bien l’éclatement formel du cinéma de Greenway, et surtout sa conception rigide du numérique comme d’un théâtre interactif entre l’image et le spectateur. À l’extrême opposé, Olivier Thibodeau analyse six courts métrages produits par la 20th Century Fox à l’occasion du 40e anniversaire d’Alien (1979). Ayant complètement digéré les possibilités du virtuel (tant au niveau de la production que de la distribution), ces films témoignent des nouvelles stratégies digitales des grands studios et de la manière dont l’industrie du remake se complaît dans cette esthétique. Enfin, autour de Kiyoshi Kurosawa, je déterre un de ses pinku, The Excitement of the Do-Re-Mi-Fa Girl (1983), afin de montrer comment la médiation technologique lui permet de déployer sa mise en scène pour la première fois ; puis Ariel Esteban Cayer circonscrit le territoire virtuel de Kaïro (2001) comme celui d’une matière organique en décomposition, qui s’en prend progressivement aux forces vitales pour les éparpiller. Dans les deux cas, nous nous entendons pour dire que peu de cinéastes ont su laisser la technologie infiltrer leur cinéma en préservant à ce point leur conscience critique. 

Non loin de là, Lav Diaz, rencontré pour un entretien à Berlin en 2018, entretien publié maintenant pour accompagner sa grande rétrospective à la Cinémathèque et au Cinéma Moderne, discute de la réception de son cinéma. De retour ici, Jean-Marc Limoges rend hommage à Jean Beaudin dans une analyse rigoureuse de J.A. Martin photographe (1977), son chef-d’œuvre, qui s’avère une épopée de reconquête amoureuse jouant brillamment des points de vue. Alexandre Fontaine Rousseau explore quant à lui une restauration récente de Arrow Video, She-Devils on Wheels (1968), un film proto-féministe de Hershell Gordon Lewis, parrain du gore. David Fortin fait l’éloge du nouveau film de Ryûsuke Hamaguchi, Asako I & II (2018), grâce à une mise en valeur de l’ellipse et des non-dits qui prolifèrent dans son cinéma. Et finalement, Francis « Reel Dad » Ouellette livre une couverture cannoise comme vous n’en avez sûrement jamais lu.

Pendant ce temps, on annonçait le 18 juin dernier que h264, une petite maison de distribution bien dégourdie, allait se lancer dans l’agrégation numérique avec l’appui de la SODEC et de son Plan culturel numérique du Québec. Face à la croissance des plates-formes de distribution en ligne, h264 pourra rassembler la production québécoise indépendante et la rendre plus accessible (on cite déjà les catalogues de la Distributrice de Films — avec des films de Sophie Bédard Marcotte, Charles-André Coderre, Denis Côté et Olivier Godin ; ou encore ceux de Filmoption International – des films de Renée Beaulieu, Marc Bisaillon, Guy Édoin ou André Forcier). Cette agrégation permettra à ces œuvres, détenues par des distributeurs aux moyens moindres qui les obligeaient à vivre sur des fenêtres Vimeo payantes, d’entrer dans le marché des interfaces numériques comme iTunes.

Sans faire table rase du passé (il faudrait être inconséquent pour se satisfaire du cinéma numérique), force est de constater que la ligne de front s’est déplacée au fil de ces dix dernières années. Des injonctions vaillantes de Bernard Émond (« Il y a trop d’images », « Camarade, ferme ton poste »), nous voici à l’ère de ce que Jacques Rancière appelle le « spectateur émancipé », le spectateur qui s’est trop longtemps cru asservi par la sainteté de l’image, celui qui a contemplé dans le spectacle cette « Activité qui lui a été dérobée, […] sa propre essence, devenue étrangère, retournée contre lui, organisatrice d’un monde collectif dont la réalité est celle de cette dépossession » [1]. Pour le philosophe, ce spectateur apprend aujourd’hui à s’émanciper non pas de son siège (comme si l’émancipation passait par un saut sur la scène – celle de l’interaction vue par Greenaway par exemple), mais à s’émanciper en tant que spectateur, faisant de sa « normalité » le point de départ d’un partage égalitaire du sensible, du développement des « implications d’une similitude et d’une égalité » [2]. Le spectateur émancipé a une part de droit sur l’image qui sature son modèle ; comme il gagne à rapprocher sa propre image de celles qu’on lui projette afin de leur imposer sa condition, d’assumer qu’il fait aussi partie de l’image, qu’il construit son histoire. C'est pourquoi le spectateur émancipé idéal consomme des images de toutes sortes, car il étend son influence à travers leur diversité en croisant d'autres spectateurs émancipés. Il me semble même que la fortification morale et généralisée que connaît le cinéma grand public depuis #MeToo répond de cette stratégie.

Il s’agit donc de travailler à faire des expériences individuelles et des choix qu’elles permettent dans la multi-écranicité le lieu de revitalisation d’une cinéphilie enfin arrachée à la bourgeoisie et au métropolitanisme. Il faut parler des films entre nous, entre amis, collègues, voisins, peut-être écrire sur eux entre nous [3]. Et la meilleure manière d’appuyer les créateurs qui doivent subir toute la lourdeur de cette transition technoculturelle, c’est aujourd’hui d’aller là où le cinéma se trouve ; il s’agit pour l’instant d’une responsabilité qui doit occuper les cinéphiles. Au risque de voir ces films rejetés à nouveau.

 

Mathieu Li-Goyette
Rédacteur en chef

 

 


[1] Rancière, Jacques. 2008. Le spectateur émancipé. Paris : La Fabrique éditions, p. 13.

[2] Ibid., p. 26.

[3] Dans une triste note sur la fin de l’édition papier des Fiches du Cinéma, leur rédacteur en chef Nicolas Marcadé écrivait ceci sur Mediapart en février dernier : « Car les films se fanent quand ils ne se sentent pas désirés. Ils se laissent aller. Dans les années 1960, dans les années 1970, le cinéma éclatait de beauté parce qu’il se sentait regardé. Les yeux de la société étaient sur lui. Le courant électrique du désir passait. Il y avait un cercle vertueux qui faisait que plus le cinéma était aimé plus les films étaient bons, et mieux les critiques savaient en parler. Aujourd’hui, ça ne circule plus. Le cercle vertueux s’est mis à tourner à l’envers. Et on ne sait plus par où commencer pour faire repartir le mouvement dans l’autre sens. »

 




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Article publié le 21 juin 2019.
 

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