DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Le cinéma arraché au voyeurisme

Par Mathieu Li-Goyette
Cet article est largement inspiré d'une soirée de micro-cinéma YouTube organisée dans le cadre d'une levée de fonds pour le Festival Pop Montréal qui prendra son envol le 30 septembre prochain et s'étendra jusqu'au 5 octobre 2009. Les citations et liens ont été évitées pour alléger le texte et permettre au lecteur une exploration subjective de la « kinomathèque » YouTube tout en désamorçant l'obligation d'y insérer des citations exhaustives. Dans un autre ordre d'idées, l'édition 2009 du Festival du Nouveau Cinéma présentera dans le cadre de la 3e édition de son Lab une foule de conférences et de performances reliées de près aux problématiques abordées dans l'article ci-dessous. Pour plus de détails sur le FNC Lab, surveillez de près notre prochain éditorial et nos dossiers qui se pencheront sur la question des nouveaux médias lors du FNC 2009 (et au cours des prochaines années: il faut bien faire acte des paroles).

Depuis 4 ans, YouTube fait la joie des internautes en tout genre. Vidéos familiaux ou d'exploits dangereux, vidéoclips, collages, courts-métrages, longs-métrages fragmentés, etc. le phénomène s'est propagé à la grandeur de la toile au point où ses vidéos se voient régulièrement citées dans les bulletins d'information télévisuels. Plaie de l'image, ce petit écran à l'intérieur de cet autre petit écran d'ordinateur est pourtant relatif à son utilisateur et au discours théorique qui, mine de rien, s'abreuve continuellement de sa présence incessante d' « images » représentant la « réalité » et semble alimenter systématiquement les dernières théories du postmodernisme. En ce sens une nouvelle fenêtre sur le monde, YouTube (comme Facebook ou Twitter de façon d'autant plus perverse) marque la fin d'un voyeurisme enclenché originellement, par prolongement, dans cette fameuse caverne de Platon. Aujourd'hui désinstallé de toute structure, l'ubiquité du sujet et du spectateur participe au désamorçage d'un voyeurisme dont Bazin parlait comme nécessaire et justement distinctif de l'art de la scène théâtrale. Cette scission entre l'écran immatériel, ses fantômes de lumière et une salle baignée dans l'obscurité peuplée de gens que l'on ne connaît pour la plus part que très peu, mais pourtant dont on se sent souvent coupable d'assister avec eux à un acte sexuel ou à un malaise dramatique provoqué par le film, est jugée essentielle à l'expérience cinématographique. Au même titre où l'on regarde son compagnon de sofa lors d'une comédie, au même titre que l'on acclame le même film d'horreur au sein d'une salle survoltée, le fait « voyeur » du cinéma est une expérience de groupe sur laquelle notre vision se nourrit intrinsèquement de son contexte d'interdit et où notre rapport au signifié épié se rapporte ponctuellement à un signifiant qui protège.

Pourtant, avec YouTube, la popularité des vidéos d'humiliation s'accroît. Les collages de « résumé de film en deux minutes » deviennent une nouvelle forme d'expression cinématographique tout comme la démocratisation des systèmes de distribution qui permettent aujourd'hui aux plus minuscules communautés de partager leur talent ou leur culture à travers un espace « complètement libre » (faux puisqu'il est géré par les codes d'éthiques en ligne largement dominés par les Américains) et où la popularité du vidéo se juge en nombre de visionnements - le box-office youtubien. Propagé par un bouche à oreille et par les divers partenariats que la compagnie a su développés depuis sa création (Google, Facebook, etc.), la plateforme de diffusion est désormais omniprésente et s'avère à la fois le lieu par excellence de la bêtise humaine, la meilleure compagnie de distribution jamais créée, mais paradoxalement aussi la matière à penser d'une nouvelle phase du cinéma postmoderne. En ce sens qu'en cette ère du post-11 septembre où le monde aura croulé en direct sous les yeux de la télévision internationale, la multiplicité des perspectives s'est emparée d'un cinéma américain soumis à une nouvelle continuité accélérée tout en se devant de satisfaire le relativisme de l'image perçue. Renaissance des théories du complot, essor des strates de réalités au cinéma (un exemple commercial assez révélateur demeure Vantage Point: le président subit une tentative d'assassinat dans un complot gouvernemental tandis que le crime est capté par huit sources différentes et huit technologies différentes à partir desquelles l'enquête sera menée), l'innocence de la linéarité du cinéma classique déjà fracassée depuis plus d'un demi-siècle par les modernes s'avère aujourd'hui coincée entre le nouveau discours théorique postmoderne et l'intermédialité dont il profite (ou souffre, faites votre choix) envers la bande dessinée et les jeux vidéo pour ne nommer que ses nouveaux partenaires.

C'est-à-dire qu'il est de plus en plus pernicieux pour le consommateur, critique, historien et théoricien de parler de « cinéma ». Celui-ci, depuis la légitimation que l'on doit grandement aux premiers théoriciens du milieu (Eisenstein, Balázs, Bazin), ne cesse de se regarder et d'éliminer une par une les discordances de la question: « qu'est-ce que le cinéma? ». Bien posons-la la question. « Qu'est-ce que le cinéma? » à l'ère du cinéma kino, à l'ère des vidéos amateurs vulgairement conçus, mais qui par des signes communs et rassembleurs attirent plus de regards que l'oeuvre réfléchie, planifiée et tournée « à l'ancienne » (pellicule, numérique ou vidéo, je parle bien ici de la plateforme de diffusion) qui pourrit à l'intérieur des cinémathèques du monde? Ainsi, une vidéo de deux jeunes demoiselles dansant le hip-hop dans leur salon de Californie récolte plus de trois millions de lectures. Un jeune noir s'adonnant au air sex et alimentant certains discours opportunistes sur les théories féminines et queer reçoit plus de 4 millions de lectures. Ces chiffres, additionnés aux innombrables segments vidéos faisant état d'une certaine condition humaine demeurent cependant un témoignage ineffable de l'expression individuelle et de sa certaine liberté. Qui sont les théoriciens et critiques pour démentir la portée d'un tel cas de document anthropologique? Pour la postérité, « pour la suite du monde » comme l'on disait ici à une autre époque, ces innombrables manifestations culturelles désacralisent cependant certainement un certain fait du cinéma. Ce fait n'est pas mise en scène, ni montage (puisque les outils du cinéma appartiennent au domaine de la prise de vue plus qu'à celui du septième art), il est plutôt celui du voyeurisme et de l'exclusion du sujet filmé grâce à l'« illusion de réalité ».

Déterminé comme factice, le sujet du cinéma de fiction (et celui du cinéma documentaire dans la mesure où il conserve encore aujourd'hui sa caractéristique d'artéfact et de « ruine » du réel) s'élabore bien autour de sa propre image du réel à laquelle il n'est que projection dans l'esprit d'un spectateur à la fois bercé dans le rêve et la nostalgie (ce qu'on nomme parfois un peu naïvement « magie du cinéma »). À l'opposé, le phénomène YouTube et sa kinographie (au risque de prêter au concept québécois Kino des allégeances trop peu artistiques) s'inscrit dans une captation de l'instantanéité, du reportage et de la nouvelle « disponible 24 heures sur 24 ». Que l'on recherche un vidéoclip ou le vidéo amateur d'une catastrophe naturelle, la facilité du média introduit de nouvelles données dans l'expérience visuelle de l'internaute. Premièrement parce que son expérience dépend d'un lien intrinsèquement médiatique (la « kinographie » s'inscrit alors dans la lignée de la radio et de l'Internet, pas de la photographie et du cinéma) et ensuite parce qu'elle permet une « invincibilité » du regardant envers son sujet complètement malléable. À cette malléabilité, il faut évoquer un important dévoilement de ficelles par lequel l'utilisateur type a lui aussi téléchargé des vidéos en ligne et est aussi parvenu à décoder les tenants de la mise en ligne du cinéma (publicité virale, fonctionnalités spécifiques à chaque espace d'exploitation vidéo, etc.). À la fois créateur et consommateur, le voyeur d'autrefois est le voyant d'aujourd'hui et accomplit cette bien lointaine prophétie platonicienne en passant de sa caverne à l'extérieur sans choc puisqu'il y possédait déjà toute la lucidité requise pour comprendre le monde dans lequel il se préparait à pénétrer.

Pour parvenir à aborder cette nouvelle forme de communication, il faudra certainement développer un nouveau discours critique qui s'attaquera d'abord à la division arbitraire des sphères artistiques. Ce qui différencie la séquences vidéo d'un jeu vidéo d'un film d'animation subissant l'exploitation en salles est très mince. Celle qui différencie le storyboard cinématographique de celui de la bande dessinée est aussi, de façon conceptuelle, difficilement séparable. Il reste que ces formes d'expression sont maintenant réunis sous la même bannière qu'est celle de la toile internet. Si la consommation de la bande dessinée web et du jeu en ligne (pas celui qui se joue en ligne, mais bien celui qui se trouve en ligne et qu'on ne peut emporter avec soi) n'ont pas encore eu droit à un réel discours théorique, le cinéma et le discours critique qui s'en rapproche est tout aussi figé, car prisonnier des perspectives postmodernistes; il ne s'est pas encore attaqué à la consommation de son art. Là où le jeu vidéo web tel que je l'entendais « appartient » à l'internet - une drôle d'entité qui attend d'être anthropomorphisée - le cinéma diffusé sur internet et conçu pour internet appartient lui aussi à ce bien vaste espace public. Du billet dans une salle (d'un voyeurisme perfectionné) jusqu'à la location ou à l'achat pour un usage personnel et fétichiste, le cinéma est tout à coup mis les nerfs à vif et détaché (de façon directe et non indirecte) de ses contraintes commerciales. Tout à coup une expression qui n'a plus nécessairement besoin d'être rentable parce qu'elle devient expression libre, la remise en contexte du « cinéma du futur » provoque un certain vertige alors que les fondations du classicismes et de l'institutionnalisation de ses grands canons sont amenés à être comparés au premier venu. La dernière scène du Au hasard Balthazar de Bresson est aussi visible que le premier documentaire animalier sur les ânes et leur domestication. La hiérarchie de la théorie des auteurs, celle du système hollywoodien et celle sur laquelle se base le recyclage postmoderniste (puisque systématiquement inspiré de ces deux premiers champs) s'effrite au fil du temps et ne laisse derrière elle qu'une impression amère: l'impression d'avoir été berné par une belle et grande illusion qui se compare par milliers d'exemples et à tout heure du jour aux millions d'exemples qui sert aujourd'hui à l'homme pour communiquer à tous ses prochains. Le scandale est là, il l'a toujours été, l'abondance de l'image ne fait peut-être que commencer à soulever son voile.

Ainsi, sans autre prétention que d'offrir ma bien petite opinion sur un sujet qui mériterait les travaux de plusieurs chercheurs échelonnés sur plusieurs années, j'espère avoir participé à l'ouverture d'une brèche sur le discours critique contemporain et sur l'analyse qualitative du cinéma. Parce que la critique se doit d'être qualitative pour se distancier du discours théorique ou savant, il est selon moi du devoir des «écrivains de cinéma» de remettre en cause systématiquement la qualité des récentes oeuvres (qu'elles portent l'étiquette Michael Bay, Abbas Kiarostami ou Philippe Falardeau) et de les apposer à une production qui évolue non pas en marge (comme le cinéma expérimental ou underground y a été et est encore contraint), mais bien en périphérie; prête à bondir sur le cinéma, une théorisation de la kinographie a cela d'intéressant qu'elle remettrait en question les valeurs économiques et structurales de l'industrie cinématographique tout en remettant dangereusement en cause la portée sociale de l'objet filmique. Probablement trop horrifiant pour les penseurs que de travailler en faveur de la mort du cinéma, il sera par ailleurs nécessaire que les discours critiques à venir réorientent leurs perspectives en se mettant aussi à questionner les cinémas « nécessaires » (documentaires, humanistes, nationaux) maintenant abondant de partout et en toutes qualités. Sans faire l'apologie d'un laissez-aller et d'un n'importe quoi généralisé, il en incombera finalement et simplement au travail du critique de prendre ses responsabilités envers un champ de visionnement démultiplié et dans lequel l'idée hégémonique d'auteur ne fait du sens que pour une arrière-garde bornée à délimiter les modes d'expression cinématographiques à des questions de styles et de propos (« un monde moderne sauvé par l'artiste » vantait Nietzsche). Devant faire fit de cette pensée réductrice totalement arbitraire (qui est auteur?), nous devrons faire confiance à l'imaginaire collectif et aux vecteurs de tensions qui gèrent la carte géopolitique mondiale pour édifier un cinéma à venir. Nous devrons graduellement mettre à terre le discours théorétique du cinéma et l'orienter vers un sens qui dépasse celui de l'expression d'un unique individu. En arrachant au cinéma le voyeurisme qui demeurait son plus fidèle mécanisme de défense, les nouveaux médias s'apprêtent depuis peu à lui lancer un ultimatum contre lequel sa survie semble affronter un compte à rebours dont le tempo dépend de l'audace à venir de la critique cinématographique. Osons.
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Article publié le 23 septembre 2009.
 

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