À l’occasion de notre bilan de l’année 2011, nous déplorions le manque de politisation du cinéma et nous espérions, pour l’année 2012, que le cinéma ne soit pas qu’une cinéphilie, qu’il déborde du cadre et qu’il s’empare d’une autre passion que celle de l’esthétique, de l’image. Près d’un an plus tard, à la suite de plus d’une centaine de jours de grève, d’une élection tumultueuse et d’un nombre impressionnant de films amateurs allant d’une couverture en direct de CUTV aux capsules vidéo d’Universi.TV, celles des amateurs, des professionnels et de bien d’autres, jamais autant d’images politiques, jamais autant de fresques du politique n’ont bombardé nos écrans. Confrontés à cette boulimie d’images choquantes et engagées, il ne nous restait plus qu’à les consommer, les brandir. Substituées à leur fonction sociale, ces images ont servi d’armes, de boucliers, à une lutte populaire avant d’être jetées aux oubliettes une fois le conflit terminé. Toute la confusion qui s'est conclue par une intervention policière à la suite de la projection du film Insurgence par le groupe Épopée dans le cadre du Festival du Nouveau Cinéma donna matière à réflexion. Alors que le cinéma québécois, pris dans le délai des éternelles demandes de subventions, des pré et post-productions, n’avait pas encore eu le temps de réagir, la tempête s’était calmée, la tension avait baissée. Le collectif a révélé qu’il n’y avait rien de plus révélateur des tares d’une société que le cinéma et la manière dont elle le reçoit. Moins précipité que l’actualité, le « recul nécessaire » est inhérent au cinéma; c’est à l’intérieur de ce recul, celui écartant le réel de sa représentation, qu’il faut à présent tenter de se nicher et d’en venir à une réflexion sur le geste politique au cinéma. Allant au-delà du politiquement fait, le geste politique serait celui qui prend d’une main en redonnant de l’autre, qui empoigne le fait réel pour le raconter à nouveau, à la lumière d’un autre temps, d’une autre connaissance qui n’est plus celle de l’actualité, mais bien celle de l’Histoire. Envisageons donc le cinéma, pour reprendre Marc Ferro, comme « agent de l’Histoire ». Reprenons ce que l’historien écrivait, à savoir que « la critique ne se limite pas non plus au film, elle l’intègre au monde qui l’entoure et avec lequel il communique nécessairement »¹. Pour Ferro, l’ambition était de légitimer le cinéma comme outil de déchiffrement de l’Histoire, comme enregistrement assez fiable pour qu’on puisse s’y baser pour (ré)écrire l’histoire d’un mouvement, d’un peuple, voire d’une guerre². Il en était venu à ces conclusions au cours des années 70, avec en tête le cinéma soviétique et celui réalisé pendant la Seconde Guerre mondiale. Ferro martelait que le cinéma, même l’insignifiant, relevait d’une Histoire et d’une époque que l’on ne pouvait plus mettre de côté. Ces acquis sont aujourd’hui inversés. Persuadés que tout est politique, nous relevons volontiers l’insouciance de nombreux films ou la naïveté des cinéastes les plus « déconnectés ». De l’émerveillement du cinéma comme agent de l’Histoire, la critique a constitué sa propre police, sa propre politique (des auteurs) où, comme le disait Jean-Luc Godard, « avec les années, nous avons oublié la politique de la politique des auteurs »³. La qualité politique du cinéma n’est évidemment plus à défendre - elle est à envisager de nouveau, complètement. Sortie de la prison du « sujet » (une école de pensée où le sujet du film est garant de son inflexion idéologique), la critique ne peut se restreindre au « politiquement fait », à l’esthétique comme forme de résistance avant d’être l’enivrement populaire qu’il est dans la réalité et qu’il pourrait être au cinéma. S’il y a une chose qui a été répétée depuis le printemps dernier, c’est bien que la politique est une chose vivante, faite pour être débattue sur la place publique, à la vue de tous, à l’écoute de tous. La définition du cinéma politique ne peut être exclusive à des propositions cinématographiques sophistiquées, complexes comme une épistémologie du politique. Au contraire, elle doit être inclusive sous peine d’être trop rapidement dépassée par son sujet qui n'aura jamais l'opportunité de complexifier de la sorte ses qualités discursives. La politique étant suffisamment tentaculaire et complexe, pourquoi vouloir densifier autant sa mise en images? Fait-on du cinéma politique par engagement ou pour réaliser de l'art engagé? Le luxe de la critique étant d’oublier d'où vient l'expression cinématographique (soit d’une société, mais aussi d’un budget et de contraintes) pour se l’approprier et la diffuser sous l’aune d’une lecture plus « évoluée » du médium, cette défense du cinéma politique ne nous convient pas plus qu’elle ne convient aux autres, à ceux qui, utopiques dans leurs idées, ne peuvent pas toujours se permettre de l’être en pratique. Que pourrait donc être le geste politique au cinéma? Est-il un geste qui politise? Un geste qui révèle? Un geste qui conscientise? Un geste qui cri? En laissant aux autres ce qu’on a toujours considéré comme du cinéma politique, avançons que ce qui nous intéressera plutôt : un cinéma de la biopolitique au sens où l’entendait Michel Foucault, soit ce pouvoir ne régissant plus les territoires et l’administratif, mais bien la pensée et les êtres, car si la véritable politique du pouvoir se trouve dans l’intime, pourquoi le cinéma (bio)politique ne s’y blottirait-il pas lui aussi? À revoir l'évolution de la figure d'Abraham Lincoln, le cinéma américain politique des années 70, celui de la nouvelle vague tchèque, de Koji Wakamatsu et les dernières propositions offertes par les Rencontres Internationales du Documentaire de Montréal, nous tenterons dans les semaines qui viennent de déterminer quelques définitions et mandats du geste politique au cinéma, ses limites, mais aussi sa poésie et ce que, plus que jamais, nous pouvons en tirer. Mathieu Li-Goyette Rédacteur en chef ¹ FERRO, Marc. 1993. Cinéma et Histoire. Paris : Gallimard. p. 41 ² « Dans ces conditions, entreprendre l’analyse de films, de bouts de films, de plans, de thèmes, en tenant compte, selon le besoin, du savoir et du mode d’approche des différentes sciences humaines ne saurait suffire. Il faut appliquer ces méthodes à chaque substance du film (images, images sonores, images insonorisées), aux relations entre les composants de ces substances; analyser dans le film aussi bien le récit, le décor, l’écriture, les relations du film avec ce qui n’est pas le film : l’auteur, la production, le public, la critique, le régime. On peut espérer ainsi comprendre non seulement l’oeuvre mais aussi la réalité qu’elle figure. » (p. 41-42) ³ Dans Marcel Ophuls et Jean-Luc Godard, La rencontre de St-Gervais (Frédéric Choffat, Vincent Lowy, 2011), projeté dans le cadre du Festival des Films du Monde l’an dernier. |
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