De quelles fins parle-t-on? Celle du cinéma, du moins d’une certaine forme de cinéma. Mais aussi d’une fin au cinéma. En ce sens, la dernière édition du Festival du Nouveau cinéma, tout comme la dernière édition chargée de nostalgie du Festival Fantasia, fut l'une de ses plus prestigieuses, mais aussi l’une de ses plus sombres. Heureusement, peut-on aujourd’hui penser, que
The Tree of Life n’y était pas, car entre la métaphysique cosmique de Malick et le nihilisme tout aussi astral de von Trier, le choc aurait été de trop - si les deux étaient présents à Cannes, la croisette n’avait pas de
Faust ni de
Cheval de Turin pour surenchérir sur la névrose collective. Nous sommes donc définitivement devant une année de cinéma se jouant dans l’absolutisme le plus ambitieux. Même
Take Shelter qui eut la finesse de parler d’une paranoïa de la fin à venir plutôt que d’en faire la démonstration pessimiste, s’inscrivait dans cette quête populaire de l’anéantissement. L’âge d’or de la mélancolie, écrivions-nous en août, c’était déjà sans avoir vu
Melancholia qui fit exploser l’émotion éponyme dans une urgence troublante.
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MELANCHOLIA de Lars von Trier (2011) |
L’ultime cri de Charlotte Gainsbourg devant la planète en voie de collision, comme le fondu au noir du dernier Bela Tarr, sont autant de fins à digérer et à enfouir - ne s’écoulait pas une journée festivalière sans l’appréhension du prochain film qui allait tout raser, nous faire reconsidérer le moindre nuage gris. C’était comme si ce hurlement final, ce cri à la Munch était la plus récente trouvaille des auteurs et qu’ils tentaient chacun leur tour de le pousser - le problème étant qu'il va s'en dire qu'il représente plus qu'une trouvaille stylistique. La dureté de Sokourov nous a déprimés, ses teintes brunes rouillées nous ont fait oublier la possibilité des couleurs vives, joyeuses. La louve semblait même avoir prévu le coup. Dessinée le plus simplement du monde par un unique trait jaune, elle dissimulait derrière elle des arbres grisâtres à en pleurer; probablement que certains d’entre eux figuraient dans
Antichrist.
Le problème est plus grand. C’est que depuis quelques temps, peut-être une dizaine d’années - l’intuition mènerait à dire depuis l’an 2000, dernier cap en règle pour les craintes millénaristes - on ne peut que se diriger vers
moins. Il y aura toujours moins d’espèces, moins d’ozone, moins de pétrole. L’horloge tourne et cette conscience que nous ne pouvions que nous diriger vers une fin inéluctable - l’heure de son arrivée elle seule changera selon nos actions - provoque une accumulation alarmante des fins au cinéma. La fin du classicisme au cinéma, vue de notre temps présent, est aussi la fin des commencements. Il n’y aurait plus de débuts ni de classiques ni de premières fois. Seulement des avant-dernières et des dernières.
Concrètement parlant, Debra Kaufman disait il y a de ça un mois à peine
ici, que « quelqu’un, quelque part, tient la dernière caméra pellicule au monde ». En effet, si les thématiques de fins du monde se multiplient, une fin plus concrète vient de se confirmer, celle de l’arrêt de la production des caméras 35mm par les géants Arri, Panavision et Aaton. Les laboratoires de développement serviront encore un certain temps leurs clients, la pellicule deviendra de plus en plus coûteuse jusqu’à ce qu’un jour, on ne puisse plus en trouver que sous une forme artisanale. Victime de ses attributs industriels visant à rentabiliser au possible la fabrication d’un film, la fin du celluloïd tel qu’il a toujours été connu implique non seulement une toute nouvelle manière de tourner, mais aussi un excès d’images maintenant trop faciles à créer. Terminées les prises périlleuses où la pellicule se faisait précieuse, terminé ce grain sensible recouvrant les images. De la captation d’une lumière naturelle, le cinéma devient officiellement, à présent, capture d’information numérique.
Face à cette transition et cette prise de conscience, il semble que le mot d’ordre soit de pallier l’inévitable par le cynisme, voire le minimalisme; Tarr en a fait la plus belle démonstration possible en nous donnant à voir si peu, mais si grand, car il ne pouvait filmer plus banalement l’effritement de l’homme. Les cyniques ont donc la cote, mais ce sont aussi les plus lucides, particulièrement lorsqu’ils démontrent le chemin décrépi qui mène le raisonnement de son ère classique à ses derniers balbutiements. Il me semble que von Trier l’a accompli cette année et que ce projet, aussi rare et précieux soit-il, trouve ici même de l’écho chez les jeunes cinéastes (Galiero) ou les vétérans (Forcier) qui ouvrent des manières de reconsidérer le quotidien à partir d’une fantaisie trop socialement consciente pour être honnêtement féérique.
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THE TREE OF LIFE de Terrence Malick (2011) |
Toute cette mouvance du cinéma, on ne pourrait dire qu’elle ne se dirige que dans une seule et même direction. Les chemins qu’elle emprunte sont des plus divergents, mais tous semblent se croiser dans une volonté de retrouver une valeur de sacré dans la création et la réception des images. Rencontré au printemps, le conseiller monastique de
Des Hommes et des Dieux, Henry Quinson, n’avait certes pas tort d’affirmer que le cinéma était la dernière église des hommes. En tentant de prendre du recul, celui qui refuse de voir l’esthétique sublime de films ancrés dans une imagerie fantastique comme une mode constatera assurément qu’il s’agit d’une exploitation de plus en plus explicite des récits fondateurs. La Bible, les mythologies, les contes, le folklore renaissent peu à peu non pas au profit d’un fantasme, mais plutôt comme s’il n’y avait rien d’extravagant. Bien qu’on les ait pris à la blague, les dinosaures de Malick avaient cette particularité de refuser de se donner en spectacle. Avec la prémisse inattendu du
Cheval de Turin racontant les débuts de la folie de Nietzsche, on nous amenait à accuser le philosophe d’avoir tué Dieu et, par le fait même, d’avoir détruit à l’avance des espérances inconsolables. Devant la mort, il n’y a plus de mysticisme possible.
Que les dinosaures de
Tree of Life soient là, sans exubérances, sans raison lyrique sauf celle de la beauté philosophique, s’avère alors aussi terrifiant que le dernier des films sur la fin du monde. Parvenir à raconter la création et la fin, c’est signe d’un certain point d’arrivée, d’une conclusion, ou du moins, d’une impression de conclusion et de la naissance d’une conscience de notre propre finalité. Cette impression, probablement fausse, mais trop forte, qu'un quelque chose dans le cinéma est arrivé à terme et ne pourra plus, comme tout le reste, que s’arrêter de battre un jour, trop tôt.