Les Apocalypses au cinéma « Il faut ruiner un palais pour en faire un objet digne d’intérêt. » — Diderot, Salon de 1767 Au tournant des années 2010, les apocalypses au cinéma foisonnent. L’aura de crédulité entourant l’an 2012 inspire sa part de récits catastrophes insipides et les dernières avancées technologiques encouragent cinéastes et producteurs à se lancer dans la nouvelle équipée du tout numérique. Or c'est la variété de ses approches et de ses tons qui font la richesse du genre en question. De l’adaptation du roman de Cormac McCarthy The Road (2009) jusqu’au médiocre The Book of Eli (2010) en passant par le lointain The Clone Returns Home (2008), une myriade de scénarios apocalyptiques puisent l’expression de leurs peurs d’annihilation dans des obsessions tout à fait contemporaines. Aux hivers nucléaires et quiproquo de la Guerre froide s’ajoutent les armes bactériologiques et autres virus cousins du SRAS et d’Ebola. Encore une fois, le film catastrophe ne suffit plus et l’intérêt se décale vers la survie dans un monde de l’« après ». Mais d’où nous vient cette fascination récurrente pour les renaissances les plus glauques? D’une part, il s’agirait du plaisir du déphasage et de la création d’univers la plus économe qui soit. En recyclant littéralement les objets du quotidien en une vision dystopique et bricolée du futur, ces cinéastes remodèlent le monde à leur désir, profitant du détournement des groupes sociaux (le cinéma post-apocalyptique est pour beaucoup un cinéma de gangs criminels), des moyens de transport et des objets d’usage de la société de consommation. Ils donnent à penser les structures sociales (économiques, politiques, familiales, etc.) en s’affairant à leur déconstruction. Les signifiants sociaux perdent leurs sens respectifs. La monnaie papier n’est plus que papier, mais la rareté du pétrole ou de l’eau potable instaure un nouveau régime de valeurs qui en font une monnaie conséquente. D’autre part, on y reconstruit avec attention le théâtre primitif, voire génétique, de l’humanité; on se plaît à remarquer la résistance ou plus souvent la faiblesse de l’Homme face à la mort, à se faire le témoin d’extrêmes indécences (racisme, misogynie, mais aussi esclavagisme et cannibalisme) et, indiciellement, on épilogue sur l’importance (ou la vanité) des édits constitutionnels de notre ère. Face à notre attachement symbiotique aux structures du pouvoir qui régissent notre quotidien, le cinéma post-apocalyptique reprend le gag du scieur de branche suspendu à l’une d’elles et regarde combien de temps il restera en l’air. À l’instar du kaiju-eiga que nous abordions l’an dernier, le cinéma post-apocalyptique est un genre hybride, composite, véritable bric-à-brac de références cultes. La science-fiction et le film de course automobile se croisent au détour du péplum, du western et de leurs déclinaisons respectives (le film de vikings d'une part, le film de motards d'autre part), distillant les éléments les plus éloquents de ces genres en un cocktail bien particulier de nihilisme. Ce cinéma étonnamment philosophique et sinon ludique n’a cependant pas l’univocité du kaiju-eiga. À ce dernier, qui fait converger les tensions socioculturelles en une singularité monstrueuse et divine, le cinéma post-apocalyptique offre une esthétique de la rouille, voire de l’analogique ainsi qu’une narration de l’éclatement, de la dispersion, de l’éparpillement où la fonction des protagonistes est de rameuter, reboucher, reconstituer le corps social (en « bien » ou en « mal »). Son penchant matérialiste est fascinant. Au sein de ces univers où tout est à refaire, réfléchir les formes d’un grand bouleversement est aussi l’occasion de transposer notre quotidien sur une balance cosmique de la justice où les décombres de l’ancien monde tiennent lieu de preuve dans le procès du capitalisme. Sorte d’aboutissement de la société de consommation, il présente la faillite du monde occidental (lire : l’Amérique). On y met en scène la chute cauchemardesque du rêve de consommation, notamment après la crise du pétrole de 1973 qui marquera l'imaginaire et conscientisera la population à l'épuisement progressif et barbare de nos ressources naturelles. Son autre visage, lui, entretient pour ces mises en scène d’absolutismes décadents une fascination morbide, tenant lieu de carrefour du chaos où la mise en garde et les avertissements en tout genre ont fait place à un état de décrépitude et de pessimisme complet. Tout y est, pour reprendre Deleuze, devenir mort, littéralement mort-vivant, comme un monde pour les morts encore vivants. Le cataclysme devient la ponctuation nette d’une réflexion plus élargie sur l’histoire et l’inéluctabilité de sa marche. Ainsi, pour penser le cinéma post-apocalyptique, faut-il penser de plus en plus les films pré-apocalyptiques (On the Beach de Stanley Kramer, Take Shelter de Jeff Nichols), les déambulations existentielles (Stalker d’Andreï Tarkovski, Clone Returns Home de Kenji Nakajima, The Road de John Hillcoat), la prescience de certains films des années 30 qui, déjà avant la bombe, craignaient la folle avancée du progrès (La fin du monde d’Abel Gance, Things to Come de William Cameron Menzies) et bien entendu les formes documentaires, expérimentales ou tout simplement radicales (The War Game de Peter Watkins, Born in Flames de Lizzie Borden, World of Tomorrow de Don Hertzfeldt). D’où nous vient donc cette fascination récurrente pour les apocalypses au cinéma? Jamais de la destruction, du « in » annihilateur entre le « pré » et le « post », mais plutôt de la relocalisation et de la reconfiguration des données individuelles et collectives. C’est le plaisir de tout redécouvrir, de jouer des valeurs et des sens dans une nouvelle économie symbolique où la préciosité des objets, des moments et des relations les fait se revigorer. Si l'apocalypse cinématographique constitue le genre par excellence du cinéma contemporain, c’est parce qu’il est celui qui est le plus parfaitement adapté à ses besoins. Mathieu Li-Goyette Rédacteur en chef |
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