DOSSIER : Le retour du glamour
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Grèves à Berlin

Par Mathieu Li-Goyette

LE RETOUR DU GLAMOUR

« Berlin Film Festival’s New Boss Wants to Bring Back the Glamour and Tone Down the Drama », titrait le Hollywood Reporter dans un article évocateur, publié à quelques jours du coup d’envoi de la Berlinale. À lire les gros médias comme celui-ci ou La Presse, on croirait que tout allait comme sur des roulettes dans cette 75e édition, que tout avait été réglé parce que l’événement avait su énumérer dans sa FAQ ce qu’on avait le droit de dire et de ne pas dire. Or rien de plus anormal que notre présence à ce festival soi-disant engagé en février 2025, alors que le simple fait de dire « From the river to the sea » était passible de poursuite par l’État allemand.

Les polémiques autour de la Berlinale et de ce qu’elle représente pour le milieu du cinéma international ne datent pas d’hier. L’an dernier, nous publiions un dossier sur les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin, qui levait déjà le voile sur des logiques festivalières douteuses là-bas et ailleurs, sur des politiques culturelles qu’il fallait déconstruire et sur une place critique à reprendre dans la circulation du cinéma.

Cette année le sujet est focalisé par la force des choses : l’interminable génocide à Gaza, qui vient de recommencer à l’heure où ces lignes sont écrites, et qui dure avec l’appui de l’État allemand responsable de contribuer pour 30 % de l’importation militaire israélienne ; les États-Unis sont loin devant à 65 %, mais l’Italie est aussi loin derrière en troisième position, à 4,7 %. Le même État allemand s’abat sur les cinéastes : l’an dernier sur Yuval Abraham et Basel Adra de No Other Land quand ils ont accepté le Prix du Meilleur documentaire, cette année sur Jun Li de Queerpanorama, blâmé pour l’utilisation du slogan propalestinien interdit. Le même État qui disperse violemment une manifestation parce qu’on y chante en arabe et même en hébreu. Des forces démesurées qui pointent toutes la même direction de l’ignominie.

Après l’année de la terre brûlée, où l’équipe du festival a été renvoyée au profit de la nouvelle direction artistique de Tricia Tuttle (anciennement du BFI Film Festival) et d’une équipe de programmation largement nouvelle, cette édition de la Berlinale est au confluant d’une persistance culturelle et politique visant à défendre la normalité du génocide palestinien en empêchant toute prise de parole libre à son sujet.

C’est le festival, d’abord et avant tout, qui maintient cet état de fait à travers une série de décisions et d’omissions. Il y a d’abord le refus de prendre toute position forte à l’égard du génocide en cours. Il y a les photos d’otages israéliens sur le tapis rouge, il y a la diffusion anniversaire du Shoah (1985) de Lanzmann, en théorie irréprochable, mais gênant dans la pratique actuelle du déni de génocide. Il y a les films de la compétition officielle qui font l’apologie du devoir de mémoire pendant que le présent est écarté. Il y a les 3 rares films à parler de la Palestine sur les quelque 400 œuvres sélectionnées, incluant un film sur le parkour (dont la moitié de l’équipe technique est décédée après le 7 octobre, chose que le festival n’a soulignée d’aucune façon), et deux films sur les otages de Nir Oz, dont un seul tente de faire « la part des choses » et d’exiger une solution à deux états. Un film propalestinien, donc. Peut-être un et demi. Sur 400.

Mais une tonne de films contre les autocrates, contre la censure, contre le capitalisme, contre le patriarcat, contre le racisme, contre l’intégrisme, contre la répression LGBTQ+, contre les massacres, contre l’obscurantisme, contre la Russie ou le nazisme. Mais un film et demi, sur 400, qui endosse la perspective palestinienne. Les films et les journalistes russes sont bannis, mais le Israel Film Fund a une douzaine de tables à café au European Film Market.

Il y a, à travers l’ensemble de ces décisions, tous ces pas de côté faits en direction d’un discours dont toutes les nuances sont de la même couleur, le fait honteux de ne pas protéger les cinéastes qui prennent position à la défense des vies palestiniennes, voire de les mettre en danger en refusant, en tant que festival, de donner à cet enjeu primordial la place qu’il mérite afin de dire haut et fort qu’effectivement, même si l’État allemand est complice, son festival ne l’est pas. Devant ce manque d’effort, ce manque de considération et d’humanité, venant qui plus est du festival qui s’est toujours targué d’être le plus engagé, le plus progressiste, très rapidement c’est notre couverture critique qui a chaviré.

La politique s’est immiscée dans les textes, les discussions, les mésententes. Dans le choix des films couverts, des événements courus, qui allaient dépasser largement du cadre habituel d’un travail de critique en temps de festival afin d’imploser vers de multiples contre-événements. On Strike, Palinale, Barlinale, Falastin Cinema Week : des marges créées en parallèle du festival pour enfin déborder, pour donner un espace aux voix palestiniennes et décoloniales qui interrogent non seulement les discours, mais aussi les narrations hégémoniques. Des espaces où se déroulaient les vrais enjeux de l’événement et où se tenaient les vrais discours entourant les circonstances de sa tenue.

Les articles réunis ici ne parlent pas directement du génocide palestinien, mais en même temps, ils ne parlent que de ça. Ils s’articulent à partir de notre présence à Berlin en tant qu’équipe de rédaction animée par un esprit protestataire, un refus de complicité et un désir, par la critique de cinéma et par la focalisation que peut permettre un numéro de revue, de rééquilibrer un tant soit peu le souvenir qu’on retiendra de cette 75e édition du Internationale Filmfestspiele Berlin ainsi que des événements, des films et des artistes qui ont eu le courage d’y tenir tête.

 

Mathieu Li-Goyette
Rédacteur en chef
 


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Article publié le 24 mars 2025.
 

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