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Épopée du cinéma en terre d'Internet

Par Mathieu Li-Goyette
Épopée
 
Lorsque nous avons rencontré Rodrigue Jean à l’automne 2009, il nous parlait déjà de ce projet : reprendre les intervenants de son documentaire (encore trop rare) Hommes à louer et le fictionnaliser. Ou plutôt, le brasser, jouer  avec ses registres narratifs, avec ses épaisseurs de réel, au point où la métamorphose, à la condition sine qua non qu’elle soit accomplie aux côtés des principaux concernés, donnerait au discours de Jean un souffle de plus, une honnêteté qui ne serait plus à confirmer, l’épilogue approprié à ces désespoirs filmés. La démarche du cinéaste acadien - diriger une web série ayant pour axiomes des fictions et des trajets - avait tout de sensible, de sensé. Après avoir côtoyé comme il se doit la matière de son film, après avoir permis, par l’entremise de la caméra, de réveiller le public et d’éveiller son sujet, il se devait de permettre à ce dernier de prendre les armes et de l’y accompagner. Pensant avec eux des fictions, traçant avec eux leurs trajets, le site internet epopee.me est un « work in progress » comptant en date d’aujourd’hui quatre fictions (sur les vingt-quatre prévues) et un trajet (sur les douze prévus). Fictions de cinq minutes, trajets de dix minutes, c’est une épopée de près de quatre heures qui est en train de se bâtir sous nos yeux sur la toile.
 
Le projet nous raconte une histoire, celle d’une face cachée de Montréal, mais plus encore, il tente de tracer les délimitations d’un espace (comme celles qui fracturent votre écran à votre entrée sur le site) et vise à donner du sens au quotidien de ceux qui y circulent et les autres qui les regardent. Entre la drag-queen sur le déclin du trajet inaugural, le jeune prostitué de la première fiction et le groupe fêtard de la troisième, un homme retient néanmoins l’attention comme sorti d’un film de Jean. Celui qui danse dans le deuxième segment et interroge dans le quatrième nous apparaît comme le prolongement du travail de l’auteur qui, des pas de danse à l’atmosphère des bars brumeux, retrouve ses premières oeuvres expérimentales et les décors de Full Blast. De son accent anglophone, il nous parle de Falardeau, de la peur de la perte et du chemin tortueux qu’il arpente de ces pas de danse conduits par une pulsion de passion et de sincérité; Jean ne vise pas uniquement à dénoncer, incriminer des injustes, mais aussi à révéler la beauté de ces personnages abandonnés.


Me
 
Cela dit, l’entreprise du cinéaste a d’original sa diffusion, outil libre d’accès qu’est le « world wide web » et où l’information coule au gré des serveurs et non des censeurs. En effet, après le scandale de la distribution trop parcimonieuse d’Hommes à louer (qui reste à mon sens le meilleur du tout-Rodrigue-Jean) et ses coupures obligées par l’ONF, nous voilà donc ici, pour la première fois de notre côté du Canada, en présence d’un véritable auteur de cinéma léguant un peu de son talent au plus imposant distributeur de tous. Il y a d’abord le titre, épopée.me, réunissant l’épopée et la personnalité, l’individualité, mais aussi le français à l’anglais dans un curieux mélange, un travestissement d’occasion où le grandiose rejoint le particulier. Cette recherche de beauté, travaillée par Jean, son équipe, mais surtout par ces acteurs de leur propre rôle, viserait à repenser l’art cinématographique à partir du plus bas, c’est-à-dire de l’en dessous cinéma et même de l’en dessous télévision, la toile et ce petit écran, jamais assez rapide, jamais assez clair, jamais assez immersif, mais pourtant toujours là. Alors que le moindre des amateurs devient « artiste » du jour au lendemain, Jean joue dans la cour des grands et des petits, côtoie un marché qui n’est pas destiné à être projeté dans la salle jumelle du dernier Nolan ou Dolan, mais plutôt là où il a autant de chances d’être gobé qu’acclamé.
 
Le geste, courageux pour un homme jouissant d’une réputation aussi forte, témoigne au moins d’une nécessité quant à la diversification des moyens de diffusion. Film coopératif sans générique et d’une longueur fâcheuse pour les nababs, épopée.me n’aurait pu être qu’une web série. Ni un sérial du muet, ni un téléfilm, ni un film choral, il n’est ce qu’il est car il a été décidé qu’il serait divisé ainsi sur notre écran, qu’il serait visionné dans un environnement où le drame se frotte contre la barre des tâches et où le rythme de l’oeuvre craint la moindre atteinte à la barre d’espacement. Un véritable lieu de cinéma web, jouissant d’un sujet en adéquation avec un support « démocratique », libre, où l’absence des règles imposées au cinéaste se joint à l’absence des règles d’Internet où l’image (cette chose pas trop fiable que l’on regarde aujourd’hui plus fréquemment que le réel) se libère de nouveau, chose qu’aucune autre plateforme de diffusion ne peut se vanter d’être en mesure d’accomplir - voilà un édit bien simple, mais dont il me fallait faire écho pour ce qui suivra.


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L’art numérique, l’art vidéo, l’expérimental sous à peu près toutes ses formes, la « marge » du cinéma lutte contre la bienfaisance d’un système trop classique qui donnerait d’une main pour reprendre de l’autre. Dans ce cas de figure, l’épopée de Rodrigue Jean marquera, car non seulement elle est la première digne d’intérêt, mais aussi parce qu’elle devrait se faire prophète des démarches à venir. Plus tôt l’an dernier, Sylvain L’Espérance nous parlait de son idée de retourner une quatrième fois aux abords du fleuve Niger au Mali et de tourner en compagnie des intervenants bergers de sa trilogie documentaire. Pourrait-il choisir la voie de la toile? Et qu’en est-il de ces autres cinéastes dont les deuxièmes oeuvres se font attendre? Les Bernadet, Verreault et Galiero qui bénéficieraient peut-être d’un public plus imposant s’ils confiaient leurs oeuvres aux mains de l’Internet. Certes, ils devraient se départir de bien des droits, « faire confiance », mais peut-être que le pari en vaudrait la chandelle. Fabulons encore plus.
 
Et si la popularité de ces cinéastes augmentait leur cote auprès de la SODEC? De Téléfilm? De l’opinion générale si dure à satisfaire? Comprenez-moi, car je ne parle pas de faire honneur à ce qu’est le septième art dans sa définition la plus pure (une salle obscure, une pellicule, 24 photogrammes par seconde et patati et patata), mais bien de la simple visibilité de l’oeuvre - lorsqu’un film n’a qu’une semaine sur nos écrans, qu’il soit signé de Catherine Martin ou distribué par Evokative Films, il n’a qu’une minuscule visibilité au coeur d’un milieu qui ne semble plus vouloir leur laisser leur espace vital. Ces films auraient-ils une durée de vie indéfinie sur leurs serveurs? Encore plus probable, ces oeuvres participeraient-elles à remplir les poches des équipes de tournage qui, derrière les différentes instances par lesquelles s’achemine l’opus de la lentille à l’écran, perd encore beaucoup au change?
 
Voilà donc le beau paradoxe qui se remet en marche : le cinéma est un art et une industrie. Il doit être intelligent et rentable. Alors que l’industrie empièterait toujours sur les neurones (elles ne seraient pas suffisantes pour bien vivre), voilà que la vilaine équation pourrait inverser ses variables. Reste à voir les rapports du front de l’éclaireur Jean, à se croiser les bras et à attendre la cinquième fiction et le deuxième trajet… Sans oublier qu’avec cette suspecte hybridation des plateformes, les principes fondamentaux de l’image filmique resteront très certainement inchangés, qu’elle soit sur Kodak ou sur MPEG : il y a de bons et de mauvais films, comme il y a des tâcherons et de véritables auteurs de cinéma.
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Article publié le 9 février 2011.
 

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