Un abri de la tempête
Un énième jour de tempête me réveille en sursaut. Encore abasourdie par les éclats de colère des arbres contre ma fenêtre, je regarde en spectatrice les branches s’abattre dans ma ruelle en me disant qu’il me faudrait sûrement un nouvel abri pour aujourd’hui. Fragment I J’atterris dans le quartier d’Hochelaga-Maisonneuve. À travers les terrains vagues de la rue Notre-Dame, j’aperçois au loin des agents en noir et blanc courir, matraques à la main, pour chasser les dernières ombres de leurs abris. Ma déambulation m’amène devant la façade en ruine du Cinéma Paradis. Immobilisée un instant devant les débris de vitres brisées, un éclair foudroie le grand écriteau du cinéma, entraînant les néons qui s’effondrent sur le sol. Une tornade de poussière m’aveugle et me déplace en plein cœur d’un amas de fumée brillante. Ma veste maintenant incrustée de vieux tickets de cinéma en décomposition me serre aux entournures jusqu’à faire tomber mes instruments de critique. Le grincement d’une porte m’interpelle. Une femme au visage lumineux s’avance vers moi, me restituant mon carnet de notes et mon stylo. « Entre, dit-elle, je te donnerai un abri contre la tempête. » Dans un studio sombre, la lumière artificielle d’un banc de montage dépeint la ville de Jacmel en éveil. L’image est fixe, mais le son, lui, prend possession du studio et évoque la respiration lente d’une mer essoufflée après un déchaînement intense. Sortant de sa poche des fleurs séchées, elle murmure : « N’est-ce pas une immense victoire ? Celle d’avoir la possibilité de créer. Dans ce monde. Celle du souffle de vie. » [1]
Les images du banc de montage s’agitent soudainement et forment un faisceau qui me « perfore ». Peu à peu effacée par les déchirures de l’image, ma peur laisse place à l’apaisement.
Sous une pluie verglaçante, je me retrouve maintenant au milieu d’une rangée de tombes alignées comme un bataillon de soldats prêts à attaquer. Je reconnais les immenses grilles du cimetière de Notre-Dame-des-Neiges. Tentant d’avancer vers la sortie, un cri perçant retentit et fait basculer mon corps entier sur une tombe d’où surgit le nom de Victor Frankenstein. En m’agrippant à celle-ci, je laisse échapper une nouvelle fois mon stylo qui s’enfonce subitement dans la terre. Ma vision brouillée par la pluie glacée perçoit une forêt de laquelle émerge une créature sans forme. Dans ma course effrénée, je suis interpellée par un homme élancé d’une soixantaine d’années, il porte des lunettes rondes et tient dans ses mains les poignées d’une trappe menant vers un sous-sol. « Entre, dit-il, je te donnerai un abri contre la tempête. » L’homme referme les portes de la trappe derrière lui tout en scellant avec une chaîne les poignées rouillées. « Tu as de la chance d’être en vie, il n’aime pas trop les critiques en général. »
Assis à son bureau, il allume une lampe de chevet offrant un reflet rougeâtre à la pièce. Tout autour de nous se dressent des bobines de film empilées les unes sur les autres. Quelques livres ouverts sont étalés sur le sol et forment un chemin tracé vers un fauteuil poussiéreux. Je m’y dépose un instant pour reprendre mes esprits. J’observe le cinéaste de dos se pencher, la tête la première avec une lampe frontale, dans un réceptacle rempli de morceaux de photogrammes.
« [J’aimerais que vous compreniez qu’en nous réappropriant des œuvres narratives, nous, cinéastes expérimentaux, sommes constamment frappé.e.s] d’éblouissement lorsque la chose que nous aspirons à créer se retrouve d’abord à la poubelle, puis prend une vie propre, particulièrement après des mois et des années de minutieux travail solitaire, penché sur un banc de bois, plissant les yeux face à une ampoule incandescente. Pendant plus de 30 ans, j’ai gravi des montagnes de films, cherchant à planter mon drapeau sur de nouveaux territoires. » [2] En prononçant ces mots, deux ombres se forment dans les rayons rougeâtres de la lampe du cinéaste. Elles se saisissent d’une paire de ciseaux ainsi que de longs morceaux de pellicules pour les découper en fragments. Encore abasourdie par la scène, je lui réponds interloquée : « De nouveaux territoires, dites-vous ? »
Allongée sur le sol, le corps engourdi, les yeux étourdis de lumière, je devine les formes spacieuses d’un plafond orné de colonnes en marbre. Une douleur vive me traverse le dos et me force à dégager mon corps du parquet en bois vieilli qui avait, un peu plus tôt, réceptionné ma chute. Je parviens à retrouver mon équilibre en prenant appuie contre une colonne imposante. La salle immense et froide aux reflets de lumière blanchâtre laisse apparaître les marques d’anciens tableaux incrustés dans la chair des murs. Mes pas maladroits semblent perturber un sommeil profond. En marchant à travers la salle déserte, un son lourd et électrique évoque une présence mystérieuse. Une ouverture se dessine, je découvre une nouvelle enclave jusqu’ici cachée dans l’obscurité. Des chants de gorge s’élèvent peu à peu faisant vibrer les boiseries encore endormies. Au centre de la pièce, six femmes autochtones de tous âges sont attablées devant un somptueux festin [3]. Coupes de champagne à la main, elles trinquent tour à tour en remplissant leurs assiettes de mets rares. Dégustant à la fois fruits de mer et gibiers, leurs bouchées font retentir des sons industriels de transaction d’argent mêlés à des accents de cymbales qui se propagent autour d’elles. Je tente de les rejoindre quand une vibration violente me fige. La voix rauque de Tanya Tagaq prend tout à coup possession de mon espace et m’interpelle : « Colonizer, Colonizer, Colonizer… »
Devant moi, se dresse à présent un mur sonore impénétrable. Du bout triangulaire de ma plume, je tente de briser la distance qui me sépare des six femmes, mais celle-ci se fend au creux de mes mains et laisse répandre son encre jusqu’aux pieds de la femme la plus âgée. Cheveux noir corbeau, elle tourne la tête en me transperçant du regard et esquisse un large sourire.
I am on a lonely road and I am traveling — Joni Mitchell, « All I want » (1971)
Un ciel orgueilleux m’accueille dans les rues du centre-ville. Me voici face à une grande façade grise recouverte d’affiches aux couleurs kitsch. Prises dans les griffes du monstre venteux, elles s’enroulent, se détachent les unes après les autres, se déchirant dans les arbres nus et gelés. J’essaie de les attraper. Certaines m’échappent, d’autres se froissent entre mes doigts. Dans leurs danses effrénées, je saisis des mots d’un jargon cinéphilique incompréhensible que je moque dans mon carnet. Me frayant un chemin, je les vois s’effriter dans un éclair fuyant les filtres orange-ébène de la nuit tombante.
Toujours sans refuge, je redoute l’issue de ma course. Acceptant désormais l’errance qui me guette, je fais tournoyer ma plume qui s’exécute, fière, de proclamer ma prochaine destination. Encore vibrante, celle-ci s’essouffle à l’Est, là où la foudre déjà vainqueure réclame son dernier round. Fuyant la colère grondante, je m’éloigne, mes pensées sont interrompues par les hurlements que diffusent un haut-parleur accroché à une porte grise. Au-dessus de lui, trois lettres rouges transperçant la nuit : GIV. Immobile, devant la porte d’entrée, j’écoute les voix du passé scander quelques déclamations. « Parce qu’elle passe par la télévision, la vidéo prend un visage familier. Un moniteur de télévision est un objet quotidien, presque anodin… domestique. Cette relation de proximité aiguise notre fascination du médium. Elle nous défie de rompre les habitudes d’écoute distraites que la télévision et [le cinéma ont créées]. Elle nous incite à présenter des images, des paroles, des associations de formes et de sons autres que celles qui y sont habituellement véhiculées. Des images de femmes entre autres. Nous aimons faire sentir dans ce médium qu’on dit froid, la complicité tissée au tournage. Faire passer des émotions authentiques, des corps non stéréotypés, des comportements imprévisibles et trouver le cadrage ou la façon de monter qui en rendra compte. Quelle satisfaction et quel plaisir que d’inventer, risquer ; bousculer les règles, les défaire, les refaire autrement, les transformer. » [4]
Une femme ouvre la porte avec assurance.
« Entre, dit-elle avec un accent brésilien, je te donnerai un abri contre la tempête. »
Depuis ce jour, je vis dans un pays étranger,
La beauté marche sur le fil d’un rasoir,
Si seulement je pouvais remonter le temps — Bob Dylan, « Shelter from the Storm » (1975)
Julia Minne
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Julia Minne est doctorante en cotutelle à l’Université de Montréal en communication et à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en Arts et sciences de l'art. Elle est également responsable de l’initiative Savoirs communs du cinéma à la Cinémathèque québécoise et chargée de cours à l'Université de Montréal. Dans le cadre de son doctorat, elle mène une thèse en recherche-création portant sur la remédiation des archives du centre d'artistes féministes Vidéo Femmes et collabore régulièrement avec différents organismes culturels au Québec et en France en tant que programmatrice invitée.
[1] Citation de l’article de Miryam Charles. [2] Traduction libre de l’article de Steven Woloshen. [3] Référence à Creatura Dada (Caroline Monnet, 2016). [4] Archive de la fondation du GIV (1975) légèrement modifiée. [5] Traduction libre de la dernière strophe de « Shelter from the Storm » de Bob Dylan (Blood on the Tracks, 1975). |
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