EXCÈS D'ACCÈS Il y a une belle boutade, réactionnaire et complètement pleine d'esprit, qui alimente en creux tout le film L'arbre, le maire et la médiathèque d'Eric Rohmer (1993). On y voit Fabrice Luchini s'époumoner devant un arbre et une médiathèque, stipulant que la culture de l'accès (accès aux autoroutes, aux stationnements, aux ascenseurs, etc.) allait finir par couper l'arbre pour permettre l'accès à la médiathèque. S'il est bienséant de penser que tout ceci est de l'ordre des moindres maux pour les plus grands biens, c'est que nous voilà dans une ère où la bureaucratie gangrène la gestion de la culture. Jusqu'où irons-nous pour permettre l'accès? Combien d'arbres couperons-nous autour de la médiathèque pour permettre qu'on puisse y entrer sans problèmes, sans percuter des visiteurs égarés, sans se soucier des places de stationnement? En viendra-t-on à couper la forêt pour permettre des accès singuliers, individuellement pensés pour chaque utilisateur? C'est un peu ce qui vient de se produire avec la fermeture de la Cinérobothèque de Montréal. Plateforme primordiale à la diffusion de la culture cinématographique pancanadienne, fleuron de l'Office National du Film, sa fermeture concorde avec un plan quinquennal approuvé par le commissaire actuellement en poste. En mettant l'emphase sur la numérisation des archives, sur la diffusion du contenu sur le web et dans les diverses applications pour téléphones intelligents¹, la décision prise à la suite du dépôt du dernier budget fédéral allait de soi. Pour parvenir à couper 10% du budget annuel de l'institution d'état, la porte de sortie idéale était de se tourner vers la fermeture de la médiathèque de Toronto et de la Cinérobothèque de Montréal - est-il besoin de le rappeler que cette dernière accueillait une vingtaine de festivals annuellement, que près de 30 000 visiteurs participaient chaque année à ses ateliers et que des dizaines de milliers d'usagers ont utilisé les loyaux services de son robot Ernest? Résultat? Au nom de l'accessibilité, on vient de désactiver Ernest. Les films qu'il nous servait courtoisement sur un plateau tomberont dans l'oubli, des oeuvres qui ne font pas partie de celles déjà numérisées, déjà mises en ligne sur la plateforme web de l'Office. Pour faciliter l'accès nationalisé au visionnement de Pour la suite du monde, on se prive d'un lieu physique pour le projeter; le serrage de ceinture continue et pour les gestionnaires de la culture, c'est par élimination que semblent se prendre les décisions dans une logique du « moins pire ». Même son de cloche du côté du Empress Theater dont, à notre plus grand regret, nous avons vanté les mérites du Cinéma NDG trop hâtivement. C'est qu'entretemps, on nous a informés de l'existence d'un projet probablement moins médiatisé, plus ancien encore que cette rénovation de l'immeuble en complexe commercial (à 50% de la superficie) doté de quatre salles numériques (exit l'argentique). Cette autre option, elle comprenait « un espace de performance à fonctions multiples d'environ 250 sièges, un institut analogique pour préserver la création non numérique de films avec des laboratoires d'enseignement, des salles de visionnement et des archives, un jardin sur le toit avec Action Communiterre et des unités de résidence (environ 12) pour des artistes et autres visiteurs à NDG », a-t-on appris par voie de communiqué. L'issue du concours lancé par la ville pour déterminer le nouveau locataire sera connue le 5 septembre prochain; sans aucune participation citoyenne, sans aucune consultation, la Mairie semble avoir déjà jeté son dévolu sur la prospérité économique. Penchant vers un modèle où les 500 sièges de salles numériques seraient installés à côté d'un colocataire de taille (une hypothétique Caisse Desjardins, dit-on), le raisonnement logique, la pensée économique l'emporte de facto face aux 250 sièges d'une salle capable de pellicule logeant dans un espace multidisciplinaire dont le centre de gravité aurait été un café-bar... Ce projet alternatif intitulé Institut Analogue risque maintenant de ne jamais voir le jour. Pourquoi? Au nom d'un bail plus sûr, d'un cinéma numérique axé sur l'accessibilité des différentes communautés culturelles (lire : en projetant un DVD débordant d'une variété de sous-titres, on peut évidemment satisfaire tous les regroupements du quartier montréalais le plus hétéroclite²). Préférant la commodité des projections les plus diversifiées malgré les dangers bien connus de la numérisation en masse du cinéma, l'accès à la « salle de cinéma de quartier » (argument qu'on nous a servi au téléphone il y a de ça deux mois) est en train de tous nous priver d'un nouvel espace foncièrement original, unique. Sans diaboliser le projet du Cinéma NDG - initiative louable en soi - c'est maintenant du ressort de la ville de trancher, d'être garante de la culture de sa municipalité en dépit des facilités d'ordre économique et, dans un tel face-à-face, d'opter pour la diversité culturelle et artistique plutôt que pour une culture de la diversité (économique). Mathieu Li-Goyette Rédacteur en chef ¹ Sans compter les tablettes électroniques ou même la présence en HD d'une poignée de films de l'ONF sur le Playstation Store de Sony (question de pouvoir alterner entre une bonne partie de God of War 3 et un témoignage de Léopold Tremblay). Il faut dire qu'aujourd'hui, mieux vaut avoir la possibilité de visionner On est au coton sur son siège de toilette, dans l'autobus ou sur sa PSP... ² Concrètement, l'idée même d'organiser un festival, une rétrospective ou la plus simple des projections dotée de sous-titres dans une autre langue que le français ou l'anglais m'apparaît non seulement infructueuse, mais profondément communautariste. D'ailleurs, l'idéologie bureaucratique de l'accès n'est rentable qu'au nom d'un individualisme collectif. |
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