Le cinéma d’action va mal. Cinéma de l’action, pour convoquer son identité hégémonique au-delà des genres, il a toujours été défini, des bandits de Porter aux dernières envolées numériques, par sa pure énergie kinétique, foncièrement cinématographique, tout comme il a toujours défini à son tour, dans sa force, sa portée et son sens, la construction des personnages de ce cinéma.
S’il va mal aujourd’hui, et ce qui suit recoupe certains éléments de notre précédent numéro, Le désert du réel, c’est qu’on assiste progressivement à une désincarnation de sa forme et de ses enjeux, à son détachement du Réel et d’une certaine manière du cinéma lui-même. Prenons l’exemple efficace, en observant cette reconfiguration palpable du cinéma d’action autour du cinéma de superhéros. Il s’agit dorénavant d’une action d’interface où l’on peut soit grâce à des capacités innées héritées d’un déterminisme social violent (on naît Superman, on ne le devient pas), soit grâce à des armes magiques et des équipements technologiques qui rendent leur utilisateur extraordinaire dans leurs capacités, mais pas nécessairement en vertu du sens de cette capacité (ce n’est pas parce que notre bouclier est drapé d’une étoile que nos actions incarnent une image de l’Amérique – du moins, ce n’est pas suffisant pour en faire une matière du récit). Ailleurs, les films d’action se franchisent à leur tour de plus belle, de Jason Bourne à Jack Reacher: Never Go Back, misant sur la popularité d’un héros-acteur pour justifier l’efficacité de ses actions, son aura de star étant la mesure principielle de tout ce qu’il entreprend. Or cette bonne vieille posture hollywoodienne n’aura jamais été aussi subordonnée, dans sa réussite, à l’assimilation de l’acteur par sa propre franchise. Il n’y a pas à dire, de plus en plus de choses, et des choses froides comme des structures et des marques, séparent le geste de sa conséquence.
Ce qu’on peut déplorer du cinéma d’action contemporain s’avère donc son incapacité systémique à mettre en jeu des Êtres, des « Je », des éléments moraux et caractériels, leur préférant une esthétique arrondie et un symbolisme commercialisé, triomphes d’une approche consensuellement capitaliste qui cherche à faire prévaloir les réactions du public sur le récit lui-même. Le cinéma d’action devient tour à tour un cinéma d’easter eggs et de cameos à identifier, de spoilers à couver, de références à réitérer, de nostalgie à raviver, ce qui n’est pas tant du méta-cinéma que de l’anti-cinéma, qui parvient à se dégager des questions de scénario et de mise en scène au nom des interférences (références, etc.) dont il s’affuble fièrement.
Alors pourquoi le wu xia pian ? Pourquoi retourner à ce cinéma de sabre qui a fait la gloire du cinéma d’action chinois des années 60 à aujourd’hui ? Certes pour changer d’air et le faire radicalement. Mais aussi pour revenir vers un cinéma de l’action où l’action dicte la forme et lui permet en retour, dans sa folle générosité plastique, de déployer de nouvelles logiques d’espace-temps pour le cinéma.
Il suffit pour s’en convaincre de regarder la quête d’apprentissage du héros de wu xia, élément central de ce récit de chevalier galant qui le fait se distinguer, déjà dans ses origines littéraires, du récit de chevalier errant de la littérature médiévale européenne. Le récit entretient une forme d’incomplétude, tellement que le héros de wu xia souhaite toujours se parfaire. Son manque à gagner est personnel et spirituel. Il prouve ainsi sa valeur dans l’exécution de ses techniques qui renvoient, dans les plus beaux films, à d’autres caractères opposés, comme dans The Kid with the Golden Arm (Chang Cheh, 1979), où l’essence de chaque personnage est canalisée par sa technique. Dans la tradition narrative européenne, l’acquisition de connaissances et de capacités du héros marque les étapes d’une conquête dans le récit. De l’épopée de Siegfried à celle du Roland furieux, ces éléments sont moteurs à l’achèvement d’une quête donnée (le Graal, l’immortalité, la victoire, l’amour d’une promise, etc.). Ici, comme dans Come Drink With Me ou A Touch of Zen (King Hu, 1966 et 1971), un protagoniste croise le chemin d’un autre, un mystérieux passé percute le présent, la situation initiale est troublée et l’on mesure la valeur des héros à l’altruisme et la confiance mutuelle qui les habitent (alors que les antagonistes sont des menteurs et des tricheurs). Œuvres de création corporelle et de belles méfiances, elles racontent des épopées où le héros de wu xia se distingue du chevalier parce qu’il ne cesse jamais d’être dédié à son art du combat et aux valeurs morales qu’il doit exprimer à travers ce dernier. Il est disciple avant d’être un soldat ; il est en quête, mais moins d’un objet qu’en quête de soi. L’action le représente ainsi doublement, puisqu’elle le définit à la fois dans sa morale (son « Je ») et dans sa discipline (sa fonction de guerrier — et même souvent de guerrière — de cinéma).
Ces épisodes à la structure moraliste, tirés de mythes chinois datant du 4e siècle avant Jésus-Christ, sont l’occasion de retrouver une forme à la fois pure et primitive de récit (à sa base, car il va de soi que le wu xia pian a beaucoup évolué). Ainsi le wu xia pian se démarque par cet univers animiste, fondé sur des équilibres spirituels qu’il tient à maintenir vivant à travers la violence et l’Histoire (parce qu’il s’adresse directement à des tensions historiques et ethniques qui nous sont méconnues bien qu’elles aient forgé l’Asie du Sud-est). Il accomplit cela par des allégories, souvent bouddhistes (et cycliques), dans leur volonté de relier à rebours le geste à sa raison, la fin à son origine (comme le bras coupé du héros de One-Armed Swordsman [Chang Cheh, 1967] : perçue comme une malédiction, son absence forcera le héros à développer de nouvelles techniques qu’il éprouvera dans une finale qui fait de son handicap, à rebours, le fruit de son succès). De même, se branche rapidement au wu xia pian une tendance en forme de polar, qui récupère cet attirail de symboles pour en faire les clés d’un mystère. Dans une autre forme exaltée qui renvoie à des traditions littéraires plus récentes, le genre se déploie dans le fantastique lorsqu’il assume jusque dans la mort ses avatars animaliers et ses assassins vengeurs.
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Nous profitons de ce numéro pour remercier et saluer les nombreux spectateurs qui sont venus assister à la projection de A Touch of Zen que nous présentions à la Cinémathèque québécoise le 7 décembre dernier (avec l’appui du Conseil des arts de Montréal). Notre prochain programme se déroulera le 18 février à 18 h 30 dans la même salle, avec la projection du diptyque indien de Fritz Lang (Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou) en 35 mm.
Enfin, ce numéro marque un changement majeur pour notre revue. Après 13 années passées à titre de directeur général, le co-fondateur de « Pano », Jean-François Vandeuren, se retire de ses fonctions. Il peut le faire la tête haute et c’est avec une sincère amitié et une profonde reconnaissance que le comité de rédaction salue son travail, son engagement et sa persévérance. Sa camaraderie m’était précieuse au quotidien et je n’aurais pas persisté à critiquer le cinéma si je ne l’avais d’abord fait avec lui.
Afin de reprendre le flambeau de la direction, nous sommes toutefois heureux de pouvoir compter sur David Fortin, co-animateur du 7ème Antiquaire, réalisateur de Planète sauvage (tous deux sur CHOQ.ca) et documentaliste à la Cinémathèque québécoise. Il est un des premiers lecteurs de la revue et son expertise, sa précision et son flair sauront, j’en suis sûr, étendre nos possibles.
En attendant notre Top 30 de l’année 2016, nous vous souhaitons de joyeuses fêtes,
Mathieu Li-Goyette
Rédacteur en chef
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