Entre autochtonies et cinéphiliesLes fossés entre les autochtonies et les cinéphilies sont multiples et persistants au point qu’on les croirait imperméables à l’urgence qui les sous-tend. Urgence de mieux reconnaître l’expression cinématographique des Premiers Peuples, urgence de réévaluer une histoire du cinéma afin d’y dégager des espaces pour en développer de nouvelles qui seraient plus diversifiées, interconnectées, intersectionnelles, qui pourraient faire coexister le western et le cinéma autochtone, le documentaire ethnographique allochtone et les documentaires autochtones, dans une dynamique d’échanges à la fois compensatoire — qu’est-ce qu’il y en a du boulot à rattraper, des fautes et des omissions à racheter, à faire pardonner — et égalitariste. Car soyons francs : la critique, les cinéphilies et les festivals occidentaux ne savent décidément pas encore comment s’y prendre avec les cinémas autochtones. La critique les ignore souvent, prétextant s’intéresser plutôt à l’esthétisme, au formalisme, faisant du grand drame de ces cinémas celui de ressentir le besoin d’être encore, souvent mais pas si souvent non plus, un cinéma militant et communautaire avec des priorités différentes de celles de la critique. Les festivals généralistes, quant à eux, les brandissent et les érigent en totems ostentatoires, en catalyseurs de capital politique et subventionnaire, cumulant les reconnaissances territoriales et les premières clinquantes lorsque les astres s’alignent. C’est vrai qu’il est beau de voir Scorsese et la délégation osage à Cannes. C’est vrai qu’il est beau aussi de voir la première mondiale de Soleils Atikamekw au FNC, un film extraordinaire qui mérite cette plateforme locale, mais qui s’avère aussi le seul long métrage au sujet autochtone du festival, isolé parmi une sélection d’une centaine de films. Sachant que l’œuvre est distribuée par FunFilm, qui est lié depuis longtemps au C.A. du festival, on réalise qu’une part d’intérêt et de désintérêt ont fait qu’aucun autre long métrage autochtone n’a été programmé à la dernière édition de l’événement. L’ambition première de ce dossier est d’affirmer qu’il est du devoir de la critique québécoise de se frotter avec plus de sérieux, plus d’assiduité et plus d’ouverture aux cinémas autochtones. La seconde est de dire que ce n’est pas si difficile de le faire ; du moins, pratiquement aussi difficile que cela l’a été d’apprendre à faire la différence entre le jidai-geki et le gendai-geki ou de discourir sur les différences entre le 16 mm et le super 16 mm. Bien entendu, vient rapidement la question méthodologique fondamentale à une telle démarche. Ce dossier, que nous avons préparé comme une suite à notre « Cinémas autochtones du Canada » (2022, codirigé par André Dudemaine, Nicolas Renaud, Isabelle St-Amand et Anthony Morin-Hébert), a été pensé dans la foulée du précédent, à partir des questions avec lesquelles il nous avait laissé∙e∙s. Nos allié∙e∙s de 2022 nous ont aidé cette fois à démarcher des auteur∙rice∙s et à prolonger des liens de confiance qui ont été solidifiés, notamment à travers notre présence sur le terrain du Festival Présence autochtone, qui souffre encore de salles trop vides et d’un manque de curiosité évident de la cinéphilie contemporaine. Ces liens ont donc été solidifiés par notre couverture régulière du festival et par notre implication dans diverses activités gravitant autour de celui-ci ; des tables rondes, un colloque à Ottawa. Nous avons aussi programmé sur Le Panoptique un film de Zacharias Kunuk (Le Journal de Knud Rasmussen, 2006) et celui d’Óscar Catacora (Wiñaypacha, 2017), décédé à l’âge de 34 ans en 2021 et dont l’œuvre posthume est diffusée durant l’édition 2024 du festival (Yana-Wara). Il nous semble important de mentionner ces gestes ici, d’une part pour souligner l’accompagnement critique que nous intensifions auprès des cinémas autochtones, d’autre part pour montrer que cette relation de confiance n’est pas le fruit de politiques éditoriales complexes. Dans cet ordre d’idée, et avec l’appui des directeur∙rice∙s du dossier précédent, ce numéro est composé à majorité d’articles écrits par des Allochtones qui sont des critiques de cinéma. Des raisons de temps, de rendez-vous manqués, de sursollicitation et de logistique se cachent derrière cet état de fait, qui exprime cependant aussi une volonté éditoriale de ne pas reporter sur les personnes autochtones la responsabilité totale d’écrire sur leurs propres cinémas. Pour rééquilibrer notre posture face à ces sujets, nous avons privilégié des entrevues avec des artistes autochtones et cela nous a permis de réaliser en aval qu’un thème commun parcourait leur parole : le désir d’être vu∙e∙s pour autre chose que leurs traumatismes, voire leurs traditions ancestrales. La volonté de faire des films de genre ou des comédies romantiques comme n’importe quel autre cinéaste, ou encore l’envie d’explorer comment les dernières technologies numériques peuvent être mises au service de leurs cultures et du cinéma. En cela, ce dossier veut participer d’un double décloisonnement pour notre revue : celui des expressions critiques qui se retroussent les manches pour écrire sur ce qui leur est étranger et celui des expressions autochtones qui manifestent la volonté de ne pas être réduites à leur seule marginalité. Les ponts érigés nous ont ainsi permis de renouveler notre collaboration avec le critique maori Leo Koziol, qui nous a généreusement cédé la suite de son recensement des meilleurs films autochtones traduit à l’occasion de notre dernier dossier. Joignant la voix de cinéastes contemporain·e·s à la sienne, Koziol dresse un état des dernières percées réalisées à l’international par les productions autochtones et nous partage cinq films coups de cœur ayant récemment complété leur tournée en festivals dans son article intitulé « Le nouveau cinéma autochtone ». En parallèle, nous publions enfin un entretien-fleuve conduit avec Witi Ihimaera, premier grand écrivain maori et figure de proue de la littérature autochtone mondiale. Responsable d’avoir adapté lui-même ses romans au cinéma (comme The Whale Rider [Niki Caro, 2002] et The Patriarch [Lee Tamahori, 2016]), l’auteur y aborde les débuts de la résurgence maorie, la décolonisation de son style romanesque de même que sa critique du dernier film de James Cameron. Ce dossier donne aussi la parole à plusieurs cinéastes actif·ve·s d’ici et d’ailleurs. Dans le texte « S’actualiser par l’écran... enfin » d’Anne Marie Piette, qui rassemble trois entretiens réalisés avec Mélanie Lameboy, Marie-Kristine Petiquay et Jack Belhumeur, l’incidence profonde de l’organisme Wapikoni au sein des communautés autochtones canadiennes apparaît avec évidence, tout comme le désir des jeunes Autochtones de faire rayonner leurs cultures en créant leurs propres films. L’entrevue de Mariane Laporte avec Violeta Ayala, une artiste multidisciplinaire quechua, fait quant à elle comprendre pourquoi les technologies numériques et le cinéma sont traversés par la logique coloniale, et en quoi leur récupération ainsi que leur mise en commun peuvent — et doivent — contribuer aux luttes autochtones. Le détournement des codes du cinéma de genre, en particulier l’horreur et la science-fiction, participe justement de cet effort ; Olivier Thibodeau, dans « Les spectres du colonialisme », montre bien par quels moyens les cinéastes canadien·ne·s et maori·e·s s’y prennent et en quoi leurs efforts sont innovateurs. Thomas Filteau, quant à lui, aide à comprendre comment l’esthétique numérique peut elle aussi servir cette cause, à travers son appréciation du travail expérimental de Fox Maxy, qui milite notamment pour la protection territoriale dans son travail de l’image et du montage. Dans son tout premier article pour la revue, Vincent Careau, critique autochtone en formation, propose quant à lui une chaleureuse discussion entreprise avec Jess Murwin, la personne l’ayant initié au métier de programmateur·rice de festival, l’occasion de parler de responsabilité communautaire et de cinéphilies. À cela s’ajoute une contribution de René Lemieux, professeur de traduction à l’Université Concordia, sur l’expérience d’enseigner en classe le regard allochtone, ainsi qu’un texte de Mathieu Li-Goyette sur la présentation de l’ambitieux coffret rétrospectif de 14 DVD consacré à l’œuvre d’Alanis Obomsawin préparé par l’ONF. Enfin, nous incluons notre couverture de la 34e édition de Présence autochtone en guise de cahier critique, où Sarah-Louise Pelletier-Morin, Olivier Thibodeau et Claire Valade se penchent sur dix longs métrages projetés cette année tandis qu’Anthony Morin-Hébert nous parle de Red Fever, le dernier documentaire de Neil Diamond et Catherine Bainbridge.
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Les fossés entre autochtonies et cinéphilies sont persistants, mais ils finiront bien par être comblés ; le contraire représenterait un échec cuisant pour le cinéma contemporain, qui a pourtant su faire une place grandissante à un cinéma de plus en plus diversifié tout en s’intéressant à la restauration d’un patrimoine qui n’est plus seulement centré sur les canons du classicisme occidental. Ces jours-ci, une version de Star Wars: Episode IV – A New Hope doublée en ojibwé est en train d’être inaugurée. Plus tôt dans l’année, une version de The Avengers doublée en lakota a été rendue disponible sur Disney+, quelques mois après qu’une des dernières séries de Marvel, Echo, ait mis en vedette une actrice autochtone menominee (Alaqua Cox). Il est certes ici question d’opportunisme culturel et politique de la part d’un géant aux mains sales, mais ces dernières avancées sont surtout symptomatiques d’une toile qui se tisse progressivement entre les cinéphilies — quelles qu’elles soient — et les autochtonies. Pour ces raisons, il nous semble crucial de trouver des manières de faire interagir davantage ces deux polarités culturelles, de réfléchir à ce que le cinéma peut faire pour aider la reconnaissance des conditions autochtones tout en voyant, dans les luttes décoloniales des dernières années, le moyen de poursuivre la déconstruction d’une histoire du cinéma encore trop complaisante. Car comme le résume bien Vincent Careau dans son entretien avec Jess Murwin, le western, c’est encore « le genre préféré de nos réalisateurs préférés ».
Mathieu Li-Goyette et Anthony Morin-Hébert |
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