LES DÉVORÉS
Le cinéma québécois, en plus d’être un cinéma national, est une structure [1]. Comme toutes les structures, il est composé par un assemblage de systèmes : système de financement (Téléfilm, SODEC, etc.), système de distribution (Séville, Christal, K-Films, etc.), système de diffusion (Cineplex, Guzzo, etc.), système de réception (La Presse, Le Devoir, les commentaires de cinemamontreal.com, etc.). Depuis plusieurs années déjà, les causes et les effets de la « crise » du cinéma québécois sont imputés d’un système envers un autre, l’ultime fautif désigné étant souvent l’auteur.
Les distributeurs critiquent les salles qui ne laissent plus leurs semaines aux films, les salles plaident pour leurs états financiers, les journalistes s’attaquent à la faible rétroaction entre les films d’auteur et le public [2]. Cette dynamique générale stagne alors que le public évolue et qu’en contrepartie les films d’auteur s’en tirent quand ils le peuvent dans des écosystèmes qui les protègent et les promeuvent, à travers des festivals, des plates-formes numériques [3]. Face à tout ce bazar, les subventionnaires cherchent à jouer un rôle qu’ils n’ont pas à jouer, comme porter plus d’attention aux « stratégies de mise en marché numérique » qu’à la qualité des films en eux-mêmes, avec comme conséquence de stimuler davantage la création d’une page Instagram avec 150 abonnés qu’une véritable prise de risque artistique. Ces divers arguments, avec la même détermination que des dominos, s’abattent d’un système vers un autre, à coup de compromis, de rancœurs, de « nouveaux programmes », de refus comptables et de programmations frileuses, jusqu’à arrêter leur chute à la médiocrité au cinéaste, qui lui doit tenir, céder le moins possible, et finalement souffrir d’avoir osé faire le film qu’il voulait faire. Heureusement, il tient bon.
Lorsque tous ces systèmes s’alignent lors d’une remise de prix, que l’organisme Québec Cinéma, peu importe la bienveillance de ses intentions, organise ce gala, il y aura nécessairement un discours, un constat, un élan qui surplombera les autres et qui les entraînera. Celui de dimanche dernier était que l’industrie s’était mobilisée derrière le film de Robin Aubert, Les Affamés, film qui semblait s’aligner (à son insu) sur cette quête d’équilibre entre le succès populaire (tablé sur les zombies) et le succès critique (tablé sur Aubert). Derrière cette mobilisation, une poignée de films plus petits, moins connus, Boost, Chien de garde, Les Faux tatouages, d’excellents films qui auront eu la chance de rayonner davantage le temps de quelques contrechamps sur leurs représentants. À ces films qui n’ont pas ou peu gagné, le texte des animatrices leur a reproché de ne pas être « le fun », en échange d’une vanne sur les grosses productions qui, elles, seraient mal écrites.
Le gag, inoffensif en surface, est pourtant à l’image de la condescendance des réflexes populistes entérinés dans certains grands médias, qui se plaisent à vider encore plus les salles et à renforcer la complaisance du regard qu’on porte sur les productions d’envergure. Or il suffit d’avoir minimalement traîné dans un 5 à 7 de la haute industrie cinématographique ou simplement d’avoir lu les mauvais chroniqueurs pour réaliser tout le plaisir cynique qu’ont les gens à la tête de ces systèmes à ridiculiser les films les moins vus, et ce, jamais au nom de leur qualité, mais seulement au nom de leur insuccès. Cette culture d’entreprise, qui a depuis longtemps au Québec remplacé la culture, encourage des phénomènes de suffisance sociale et d’humiliation individuelle, comme si le faible box-office d’un film québécois se traduisait en une perte financière pour la province en entier, alors que tout le monde a déjà dit souvent à quel point c’était le contraire.
Tout ceci provoque certaines situations d’une crasse absurdité, enfoncées dans une industrie qui semble parfois avoir arrêté de croire en quoi que ce soit. À Robin Aubert qui plaide depuis des mois pour que son film qui n’aurait pas été suffisamment vu (dixit Christal et Séville) soit vu, ses distributeurs lui répondent qu’il sera encore moins vu. Aux auteurs qui se consacrent pleinement à la promotion de leurs films, on leur reproche d’avoir fait des films invisibles, pire encore, des films que les téléspectateurs ne veulent pas voir gagner, comme Hugo Dumas, dans sa chronique du 4 juin, qui cimente l’intérêt d’un gala autour de la prédiction des vainqueurs et des paris d’un pool de trophées. À cet égard, Dumas, qui incarne parfaitement cette mollesse ambiante en se faisant systématiquement le défenseur des succès, le sapeur des échecs et le justificateur des cotes d’écoute, reproche au gala (et à ses règlements et aux membres de l’industrie qui votent) de mettre de l’avant des films dont il n’aurait jamais entendu parler, comme si les nommés l’étaient pour faire fructifier les cotes d’écoute. Pourquoi Dumas ne s’enthousiasme-t-il pas plutôt d’avoir découvert des films qu’il ne connaissait pas ? Il plaidera qu’il occupe un poste de chroniqueur télé, qu’il doit critiquer l’événement avant tout, mais depuis quand la couverture de la télévision doit-elle se faire au détriment du cinéma ? À l’instar de sa consœur Sophie Durocher, qui bêche de toutes ses forces pour continuer à diviser le corps social, les Dumas du Québec agissent en cannibales, dévorant leurs semblables en minorité au nom de la dictature du « gros bon sens ».
Dans son cynisme, cet establishment envoie depuis trop longtemps la même pique au cinéma d’auteur, pique insidieuse, perverse, narcissique, schématisant le succès contre l’art, la comédie contre le drame, la visibilité publicitaire contre le désintérêt public, des sophismes qui deviennent une offensive généralisée des systèmes les plus apparents du cinéma québécois dans cet article du Journal de Québec. Les interrogés d’envergure alimentent à leur tour les propos de Dumas, de Durocher, à savoir que Québec Cinéma devrait encore chercher à concilier « les goûts de l’industrie et du public », alors que le gala a pourtant enregistré une hausse de 23 % en audimat par rapport à l’an dernier (chose que Dumas décrit quant à lui comme une surprise, jamais comme une réjouissance), que les succès commerciaux ont déjà reçu leur prix en billets vendus et qu’il ne reste plus que des prix aux auteurs pour être en mesure de taper du poing [4]. La crise est médiatique, communicationnelle, pas cinématographique. Tout comme la bêtise.
Dans les faits, parmi ces systèmes qui s’en prennent aux auteurs, les deux qui s’avèrent les plus coupables sont à la fois les systèmes de financement avec leur prescience bureaucrate qui prédéterminent, d’abord par la hauteur du financement et des critères, le public cible des œuvres financées ; puis les médias généralistes qui sous-estiment à la fois les films et l’intérêt potentiel d’un public (« vous ne les connaissez pas mais nous non plus »), tout le reste étant coincé dans un sandwich de producteurs, de distributeurs et de diffuseurs où le nombre de feuilles de laitue et de tranches de jambon est plus ou moins fixe et figé, avec une marge de manœuvre qui tient à des subtilités qui peuvent servir d'exempla mais qui ne créeront pas les publics conséquents dont rêve l’industrie. Quand la DG de Québec Cinéma Ségolène Roederer affirme dans l’article du JdQ qu’il faut « aussi travailler sur le développement des auditoires », c’est en grande partie dans la direction des médias qu’elle regarde, médias qui ont pour la plupart abandonné l’idée de faire évoluer la perception du public à force d’informations, préférant la conforter, la restreindre, la décourager, jusqu’à nier dans sa paresse la première raison d’être du travail journalistique [5].
Qu’on se le tienne enfin pour dit : en aucun cas, et surtout pas sous les auspices de notre marché sclérosé, ne devrait-on jeter sur les épaules d’un auteur la faute d’avoir fait un film inconnu. À l’intérieur de ces systèmes qui le compromettent, il ne peut être qu’à la fois la première des victimes et le dernier des responsables de sa prétendue invisibilité.
Mathieu Li-Goyette
Rédacteur en chef
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