DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Seven Veils (2023)
Atom Egoyan

Faire écran au désir

Par Laurence Perron

Jeanine se voit confier la difficile tâche de monter à nouveau Salomé, un opéra de Richard Strauss inspiré par le texte d’Oscar Wilde que Charles, son maître à penser (et ancien amant) avait jadis mis en scène. Rapidement, la jeune femme est submergée par de sombres souvenirs: ceux de cette première mouture sur laquelle elle travaillait à l’époque en tant qu’apprentie, mais aussi ceux de son enfance. Car, apprend-t-on au fil du film, les choix scénographiques opérés par Charles ont en partie été orientés par des confidences sur l’oreiller faites par Jeanine, et qui concernent de troublants films maison dans lesquels son père la faisait jouer d’étranges rôles. 

Les sept voiles est le nom de la danse que va performer Salomé pour son père Hérode. Séduit, celui-ci lui offre en échange ce qu’elle désire : la tête de l’ascète Jean Baptiste (Iokanaan). Par son titre, donc, le nouvel opus d’Egoyan nous indique déjà en partie son sujet, mais c’est aussi par son principe organisateur que Seven Veils renvoie au mythe de Salomé. Les jeux de miroir décalés qui structurent le récit biblique (Hérode épouse Hérodiade, la femme de son défunt frère, dont le nom redouble le sien  on y entend aussi diade; Hérodiade marie Hérode, celui-ci désire sa fille Salomé, qui n’a d’yeux que pour Jean-Baptiste, lui-même tourné vers Dieu) fondent aussi le film d’Egoyan: Jeanine perçoit en Charles une figure de substitution pour son père incestueux, tandis que Charles voit en elle la Salomé qui l’obsède et qu’il cherche à cerner par sa pièce. Jeanine se reconnaît aussi en Salomé, interprétant le texte à l’aune de son expérience personnelle, mais se projette également en Charles alors qu’elle endosse le rôle de pouvoir qu’il occupait jadis. Ces projections figurées se littéralisent d’ailleurs par des jeux de médiatisation et d’écranisation des corps chers au cinéaste depuis ses débuts. «Le fait que le désir de Salomé soit tout entier copié sur un autre désir n’enlève rien à son intensité, bien au contraire: l’imitation est plus frénétique encore que l’original», écrivait René Girard dans Le bouc émissaire (1982). Quoiqu’on pense du travail de l’anthropologue, difficile de ne pas songer, devant Seven Veils, aux mots qu’il avait consacrés au personnage biblique de Salomé. 

Le film reprend ce principe mais il le reproduit aussi : en effet, Egoyan avait lui-même monté l’opéra de Richard Strauss pour la Canadian Opera Company en 1996. Ce sont d’ailleurs des extraits de la captation de cette prestation réelle qui sont imputés à Charles, et que remet en question Jeanine par son interprétation neuve. La question qui hante Jeanine, son double, est donc en partie celle d’Egoyan: comment refaire, redire, sans exactement refaire, redire? Ou plus précisément: redit et refait-on réellement la même chose lorsqu’on reproduit avec exactitude une pièce plus de vingt ans plus tard, dans un contexte différent? Le réalisateur prend ces questions au sérieux tout en se gardant d’y répondre définitivement, mais son film les déploie avec beaucoup d’adresse.

Quelque chose, dans Seven Veils, semble nous mettre en garde contre la tentation de la mimésis. Les doublures des acteur·ice·s et les répliques en plâtre de leurs visages sont là pour nous le rappeler: tout désir rate sa cible, puisqu’il se cherche lui-même en l’autre, et ne rencontre que ses propres projections (à ce titre, il n’est pas inutile de souligner que les interprètes d’opéra Ambur Braid et Michael Kupfer-Radecky jouent ici leur propre rôle). Jeanine, plus que quiconque, semble attachée à la dimension mimétique de la représentation: c’est elle qui refusera l’option proposée par Cléa de sculpter la tête décapitée plutôt que d’en faire une moulure, comme pour être au plus près du réel. Et, d’une certaine façon, l’effet escompté va se produire, peut-être un peu trop d’ailleurs, puisque la séance de moulage va donner lieu à une agression de la costumière par l’acteur problématique  événement grâce auquel, métaphoriquement, on finira par «avoir sa tête». Jeanine désire ardemment que les doubles restent fidèles, véritables, tout en constatant qu’ils ne pourront jamais l’être. Elle le sent intuitivement d’ailleurs, puisqu’elle s’oppose aux forces institutionnelles qui refusent qu’elle apporte des changements, même minimes, à la mise en scène de Charles. Tombant constamment dans le piège qu’elle souhaite éviter, elle s’extirpe peut-être finalement de cette logique à la toute fin du film, tandis qu’elle défigure son père sur la peinture familiale trônant dans la maison de sa mère (toujours par personne interposée, cette fois-ci grâce à l’amante de son mari).

Jeanine le spécifie lors de la conférence de presse qui ouvre le film : les changements seront minimes, mais significatifs. Dans le texte de Wilde, Salomé demande à Hérode la tête de Jean Baptiste pour avoir le plaisir d’enfin embrasser ses lèvres. Ce choix narratif constitue une incartade par rapport au texte biblique, dans lequel c’est la mère de Salomé qui lui commande de formuler cette requête. D’une adaptation à l’autre, donc, quelque chose semble demeurer, s’amplifier : c’est la volonté toujours plus grande et goulue d’agentivité que l’on attribue à la jeune femme, et qui nous laissent espérer que son émancipation ne fait que commencer. 

 

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Critique publiée le 14 octobre 2023.