DOSSIER : Entre autochtonies et cinéphilies
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Vivre d’amour et d’eau fraîche

Par Olivier Thibodeau


Au mois de janvier, j’avais publié une chronique à propos des coulisses de l’organisation festivalière [1]. Après toutes ces années passées à couvrir les festivals de films et à commenter la façade proprette que ces événements présentent au public, il me semblait impératif de m’intéresser à ce qui se déroule derrière, à l’abri des regards, nommément dans la gestion du travail et la rémunération des employé·e·s.

Les révélations rapportées par Mike Hoolboom en janvier 2022 à propos de la purge de l’équipe de programmation du Festival international du film de Rotterdam [2] (remplacée par des travailleur·euse·s saisonnier·ère·s) ont suscité mon indignation, surtout qu’il s’agissait d’un événement que je couvrais alors depuis sept années. Mais qu’en est-il des festivals montréalais que nous aimons ? Qu’en est-il de Fantasia, qui stimule les passions des amateur·ice·s de cinéma de genre depuis plus de 25 ans ? En janvier, j’avais exprimé mon mécontentement à propos du renvoi d’Ariel Esteban Cayer et du retrait de la section qu’il programmait (Camera Lucida), évoquant un dur coup pour la culture cinématographique montréalaise. Mais le problème est beaucoup plus vaste et plus complexe, touchant à l’ensemble des personnes qui œuvrent dans les coulisses de l’événement. Les récentes révélations parues dans Le Devoir du 27 juin [3], à propos du montant forfaitaire de 2000 $ consenti aux assistant·e·s de production (qui équivaudrait à un salaire horaire de 5 $) et du mandat de grève dont s’est doté le syndicat des employé·e·s, n’ont fait que stimuler mes ardeurs. Je suis donc allé à la rencontre de quelques membres de l’équipe et de la direction pour me permettre de mieux comprendre l’imbroglio qui s’est soldé mardi par une entente de principe historique.

 

 

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A priori, tout semble être une question d’amour. C’est du moins ce qui propulse l’événement depuis ses débuts. « Je crois que c’est pour cela qu’ils s’en sortent avec autant de choses », me confie un membre de l’équipe qui préfère rester anonyme, appelons-le Gilles. En effet, c’est une passion préalable pour le festival qui semble avoir motivé une bonne partie des programmateur·ice·s. « Tout le monde était fan au début », poursuit Gilles, qui était lui-même très excité à l’idée d’obtenir un poste de stagiaire. « J’étais un méga-fan à cette époque, j’attendais le festival avec impatience chaque année, et je me suis précipité pour faire l’entrevue. » Justine Smith, programmatrice de la section Underground et membre du comité de négociation du syndicat abonde dans le même sens : « Je suis une fan de longue date », dit-elle, « la première fois que j’ai assisté et que j’ai couvert le festival, c’était en 2007 ou en 2008, et j’ai assisté à presque chaque édition depuis. » Idem pour le PDG du festival, Pierre Corbeil, pour qui Fantasia « représente le prolongement d’une passion pour le cinéma de genre que j’ai depuis que j’ai 8-9 ans ». Fondé en 1996 de concert avec André Dubois et Martin Sauvageau, l’événement constituait à l’origine un pur labeur d’amour. « Personne n’était payé. C’est-à-dire les programmateurs et moi n’étions pas payés », ajoute Pierre. Il n’est donc pas surprenant que cette culture du don de soi soit inscrite dans l’ADN de Fantasia. Le problème, c’est que les choses ont changé depuis et qu’il y a désormais plusieurs dizaines de personnes qui travaillent d’arrache-pied pour faire fonctionner le festival, et dont les revenus dépendent de sa bonne gestion. Le problème, c’est qu’il est impossible de vivre d’amour et d’eau fraîche, particulièrement face à l’explosion actuelle du coût de la vie.

Les difficultés sont nombreuses pour les travailleur·euse·s du festival, dont la compensation forfaitaire rend les heures travaillées particulièrement infructueuses, surtout qu’elle n’inclut pas de prime au surtemps (un standard pour les salarié·e·s). L’équipe de programmation travaille à longueur d’année, mais le gros de son labeur s’effectue pendant l’événement. « Durant le festival, les heures sont incalculables », confie Gilles, qui doit notamment s’occuper de toustes les invité·e·s de sa section et s’assurer qu’ielles profitent au maximum de l’événement. Même Pierre abonde dans ce sens : « On est un marathon, dit-il, et il faut être un peu un Iron Man des festivals. » Le fait qu’il n’y ait pas de véritable méthode pour comptabiliser les heures complexifie également le calcul de la rémunération horaire, ce qui constitue en soi un écueil aux négociations entre le syndicat et le patronat. « Puisque nous ignorons comment les heures sont calculées en ce moment, ils disent qu’ils ont bonifié l’offre et que plusieurs personnes reçoivent maintenant le salaire minimum, au dollar près, mais nous n’avons aucun moyen de confirmer ou de vérifier cela puisqu’il n’y a pas de système en place [pour le calcul des heures] », nous explique Justine. « Cela veut aussi dire que, si quelqu’un fait juste une heure de surtemps, cette personne se retrouve à nouveau sous le salaire minimum. »

À l’instar des travailleur·euse·s de l’économie à la tâche, l’équipe de Fantasia possède un lien ténu avec l’employeur, ce qui entraîne une forme de précarité angoissante. Doté·e·s pour la plupart de simples contrats verbaux — pas d’ententes écrites pour la majorité d’entre ielles — les membres de l’équipe sont souvent traité·e·s comme des travailleur·euse·s autonomes qui s’occupent de leur propre facturation et ne bénéficient d’aucune sécurité d’emploi, même neuf mois après la formation du syndicat. « J’ai peur de ne pas avoir d’emploi demain. […] Honnêtement, je n’ai pas de contrat, alors je ne sais pas. Si je n’avais pas foi en les gens qui m’ont engagé, j’aurais très peur. […] Je ne suis protégé d’aucune façon », nous confie Gilles, que j’ai rencontré lundi dernier, soit un jour avant la rencontre de négociations entre le syndicat et la partie patronale du 9 juillet. Quand je lui demande ce qu’il espère de cette rencontre, il me répond du tac au tac : « J’espère juste que demain, ils vont nous voir comme des employé·e·s qui méritent un salaire équitable. Je crois qu’ils ont roulé très longtemps sur la passion, mais que, plus que jamais, les employé·e·s décident de se battre. Je crois que le voile est levé et que les gens veulent être compensés adéquatement. »


:: À droite : Justine Smith (© King-Wei Chu / Festival Fantasia)


:: Ariel Esteban Cayer (© Festival Fantasia)


Les choses ont évolué depuis. Après une rencontre infructueuse le 9 juillet, le syndicat s’est prévalu de son mandat de grève, voté à l’unanimité en assemblée, pour mettre la pression sur la partie patronale. Au terme de la journée subséquente de négociations, le 12 juillet, les deux partis en sont arrivés à une entente de principe, laquelle a été entérinée par les membres du syndicat le mardi 16 au soir, satisfaisant à la fois la direction et les travailleur·euse·s, qui exigeaient des meilleurs salaires et une moins grande précarité. « Il y avait beaucoup de questions, mais aussi la sensation triomphale d’avoir un modèle qui nous permettrait d’améliorer nos conditions de travail », relate Justine, qui évoque aussi les « applaudissements et les larmes » de ses collègues. « On est satisfaits, on trouve que c’est raisonnable comme entente. Puis ça a quelque chose de positif de structurer les choses », déclare pour sa part Pierre Corbeil, qui semble voir d’un bon œil l’amélioration des relations de travail que provoquera l’obligatoire restructuration du festival, et qui insiste sur le talent de son équipe. Mais la route a été ardue pour en arriver là. Après un processus de syndicalisation s’apparentant à une « opération clandestine » durant le printemps et l’été derniers, qui devait être menée dans l’urgence pour obtenir l’aval de 51 % des membres d’une équipe qui risquait de changer du tout au tout l’année suivante, le syndicat des travailleur·euse·s a fini par obtenir son accréditation auprès de la CSN en septembre 2023. Ensuite, il aura fallu engager de longs processus de négociations qui ont nécessité l’implication d’un médiateur. Mais, selon Justine, le jeu en valait la chandelle : « Un peu moins d’un an après avoir appliqué pour une couverture syndicale, notre travail acharné a porté ses fruits. »

Et même si la direction du festival fait état de larges déficits, — le chiffre de 216 000 $ avait été avancé dans l’article du Devoir — Pierre a bon espoir de pouvoir continuer à opérer le festival tout en offrant une rémunération adéquate pour ses employé·e·s. « Oui, on va avoir des dépenses supplémentaires suite à l’entente, dit-il, mais on pense être capables d’arriver avec un petit déficit ou d’arriver à peu près à l’équilibre. » Pour cela, il compte sauver de l’argent « un peu partout », évoquant notamment la négociation à la baisse des montants consentis aux distributeurs, aux réalisateurs et aux producteurs, le nouveau programme imprimé à moindre coût, l’accroissement des revenus publicitaires, la refonte du plan médias et la réduction du festival de trois jours.

Mais cela sera-t-il suffisant à long terme ou faudrait-il revoir entièrement le modèle du festival ? Selon Justine, les deux principales solutions à préconiser pour assainir les finances de l’événement seraient de réduire la durée du festival (qui dépasse déjà largement celle des festivals majeurs sur le circuit international) et de limiter le nombre d’invité·e·s en provenance de l’extérieur. Or, Pierre est réticent à envisager de telles solutions, qu’il semble juger contraires à la nature du festival. « Le gros problème avec notre modèle d’affaires à Fantasia, dit-il, c’est qu’on est un rendez-vous à intérêt international, c’est-à-dire qu’il y a beaucoup de monde qui vient à Fantasia de l’international », ajoutant un peu paradoxalement : « On veut certainement continuer à être un événement à intérêt international. » Et ce même si cela implique de se placer dans une position de vulnérabilité face à l’augmentation des coûts de l’hébergement et du transport. Même chose pour la réduction de la durée du festival, qu’il juge préjudiciable aux amateur·ice·s inconditionnel·le·s de l’événement, vers qui le festival est orienté. « Il faut comprendre aussi que Fantasia, ça a toujours été pensé avec, en tête, des gens qui aiment voir des films même pendant 18 jours. »


(© Festival Fantasia)


Plus largement, il incombe ici de s’interroger à propos du fonctionnement des organismes culturels internationaux. Selon Justine : « Il s’agit d’un problème commun à plusieurs festival de films à travers le monde, qui auraient besoin de revoir leur fonctionnement, particulièrement du point de vue des travailleur·euse·s. […] Peu importe si nous aimons le cinéma et que nous aimons les arts, il doit y avoir une façon pour les gens d’assurer leur subsistance. » Dans ce type d’événements, il règne présentement une culture du bénévolat sans laquelle tout le château de cartes s’effondrerait, et Fantasia n’est pas immun à cela, bénéficiant, en plus du travail d’employé·e·s sous-payé·e·s, de celui d’une centaine de bénévoles, issus notamment de la population estudiantine. Or, il s’agit là d’un problème systémique. « Ils sont financés par notre
cheap labour, rajoute Justine, mais le problème ne concerne pas que le festival. Il concerne le secteur culturel et la façon dont il fonctionne et comment Montréal, Québec, le Canada ou d’autres pays financent ces organismes, parce que Fantasia dépend beaucoup des subventions. […] Ils sont dans le pétrin, et c’est pour cela qu’ils dépendent de notre bénévolat. »

Si l’on est en droit d’exiger une gestion humaine des finances de Fantasia, il importe également de faire pression sur les gouvernements pour mieux financer la culture qui, contrairement à l’entreprise privée, dépend des deniers publics pour fonctionner. Surtout qu’elle permet à la métropole de rayonner au même titre que d’autres événements non culturels financés à grands coûts (les courses de F1 par exemple). « Il est très clair que la ville de Montréal et le gouvernement du Québec, même du Canada, profitent du rayonnement que procure le festival Fantasia, mais aussi tous les festivals dans un endroit comme Montréal. […] Le fait qu’ils bénéficient de ce rayonnement, qu’ils bénéficient du tourisme, qu’ils bénéficient de tout ça sans offrir plus de support est un peu hypocrite. » « Le Québec, à mon avis, a quelque chose de vraiment exceptionnel avec Fantasia, ajoute Pierre, puis on pense qu’on mérite d’être soutenu pour qu’on continue notre développement plutôt que de crouler sous les déficits. » Je terminerai avec les mots de Gilles, qui résument assez bien la situation : « Nous voyons toustes que le festival peut être quelque chose de génial s’il est bien organisé et que les gens sont rémunérés convenablement. Je crois que nous sentons toustes qu’il y là quelque chose de potentiellement formidable si nous lui laissons la chance de l’être. »

Bon festival à toustes ! La couverture de Panorama-cinéma débutera ce samedi 20 juillet.

 


[1] Olivier Thibodeau, Personne ne veut savoir comment c'est fait ou la désillusion festivalière, Panorama-cinéma (25 janvier 2024), https://www.panorama-cinema.com/V2/article.php?categorie=5&id=1144.

[2] Mike Hoolboom, «Rotterdam et la révolution des comptables», Panorama-cinéma (25 janvier 2023), 
https://www.panorama-cinema.com/V2/article.php?categorie=17&id=989.

[3] Marco Fortier, «Menace de grève à Fantasia», Le Devoir (27 juin 2024),
https://www.ledevoir.com/culture/cinema/815557/menace-greve-fantasia.

 


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Article publié le 17 juillet 2024.
 

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