:: Mirror Image (2013) [Danielle Schwartz]
Pourquoi suis-je incapable de voir ce qu’il y a droit devant moi? Cette peinture que j’ai achetée à un artiste génial qui en est venu à préférer l’héroïne à l’art — c’était son dernier effort. La chaise moderne du milieu de siècle que mes parents ont achetée dans un élan d’optimisme élégant dans les années 1960 a été recouverte souvent, plus récemment d’une fabrique étincelante rappelant la Cité d’Émeraude d’Oz. Je rends ces objets invisibles non par répression mais par surexposition. C’est l’une des manières les plus efficaces pour créer l’invisibilité à l’ère numérique, quand toutes les personnes que je connais s’affairent à nous gaver des images, des mots et des opinions des autres.
Salma, 14 octobre (2023)
C’est mon anniversaire aujourd’hui. J’avais prévu fêter en grand, mais la guerre l’a empêché. [1]
À tous les jours, les nouvelles nous livrent des images d’enfants ensanglantés et enterrés sous les décombres, ou forcés de ramasser ce qu’il reste de leurs pères et de leurs mères dans ce qui était autrefois leur salon. Il y a quelques mots que j’hésite à utiliser pour décrire ces enfants. Le premier est « Palestinien ». Aussitôt que j’associe ce mot à des enfants, ils disparaissent pour de nombreuses personnes vivant dans mon pays. Quelques décennies passées, ce mot était « Communiste ». Des pays pouvaient être envahis, des gouvernements étrangers renversés, des continents entiers terrorisés à cause de ce terme. Ces mots-clés déterminent qui est humain et qui ne l’est pas. Peut-être que l’histoire de mon pays pourrait être réécrite afin de rendre clair comment il a créé, encore et encore, des mots-clés, des lois et des pratiques qui invisibilisent de larges parts de la population.
Pourquoi suis-je incapable de voir ce qu’il y a droit devant moi ? Dans l’espoir de trouver quelques réponses, je me suis tourné vers Mirror Image (2013), le brillant court métrage de famille de Danielle Schwartz. C’est une juive israélienne, qui écrit l’histoire de ses grands-parents, un récit qu’elle leur lit en les invitant à commenter. Le premier mot qui nécessite d’être remplacé (effacé) est « Palestinien ». Comme le souligne Rivka, la grand-mère de la cinéaste, « À l’époque, nous n’aurions pas dit “village palestinien”, nous disions “un village arabe” ». Quand Danielle note que les villages palestiniens avoisinants ont été conquis en 1948 par une milice juive armée (le village vidé, et les Palestinien·ne·s forcé·e·s à un exil permanent), son grand-père Yossi se demande tout haut en quoi est-ce pertinent. Entre alors le miroir. La famille possède un superbe miroir de grande taille, légué à Yossi par son père, et qui provient de Zarnuqua — le village palestinien effacé. Le miroir appartenait à une famille palestinienne, mais elle l’a laissé derrière lorsqu’elle a été forcée de quitter son foyer.
Yossi et Rivka insistent pour dire qu’ielles ne sont pas des voleur∙euse∙s ; ielles ne prendraient jamais ce qui appartient à quelqu’un d’autre. Comme le dit Rivka, « C’est arrivé au miroir, pas à nous ». Ielles se donnent beaucoup de peine afin de séparer Nakba (la catastrophe des Palestinien·ne·s de 1948 quand les villages ont été vidés à travers le nouveau pays) du miroir. Rivka : « Il y a des gens qui ne sont pas comme nous. C’est ce qui arrive durant la guerre. » Quelle histoire puis-je raconter à propos de moi afin d’éviter que le blâme ne me touche ? Comment puis-je réordonner les événements historiques afin que j’apparaisse propre et sans tache, comme une bonne personne vertueuse ?
Le racisme est l’un des plus puissants agents de l’invisibilité des individus. Comment pouvons-nous avoir une identité quand nous ne pouvons pas tracer une ligne autour de ce qui est nous et de ce qui ne l’est pas ? Il y a des gens qui ne sont pas comme nous. Comme les cimetières secrets des écoles résidentielles au Canada le rendent clair, le prix à payer afin d’être invisible est élevé.
Sara Besaiso, 14 octobre (2023)
Ces derniers six jours nous n’avons eu aucun repos, nous avons à peine dormi durant la nuit. Notre famille a dû fuir trois différentes maisons. Le quartier où je vis a été bombardé de phosphore blanc, ce qui viole les lois humanitaires internationales. Mais rien n’est trop illégal pour être utilisé sur nous Gazaouis. Nous ne sommes pas européen∙ne∙s après tout.
Il y a deux jours, ils ont demandé à 1,1 millions de personnes d’aller vers le sud. Où exactement ils n’ont pas dit. Ils nous ont dit d’aller au sud parce que c’est plus sécuritaire par là. Puis ils nous ont bombardé∙e∙s au sud. Ils ont coupé l’électricité, l’eau, et toutes les ressources dont un humain a besoin pour vivre.
J’ai seize ans et j’ai vécu à travers sept guerres. C’est pratiquement plus que le quart de ma vie. C’est tout ce que j’ai vu en vivant ici. Ce que nous demandons c’est la paix. Nous voulons que cette attaque cesse. Quelle est notre faute, en tant que civil∙e∙s ? Est-ce que c’est notre faute si nous sommes né∙e∙s dans cette ville ? La moitié des civil∙e∙s autour de moi sont des enfants, qui ne comprennent pas ce qui leur arrive. « Pourquoi ? » me demandent-ielles. Peux-tu nous dire pourquoi cela arrive ainsi ? [2]
:: Le quartier de Rimal à Gaza, le 9 octobre 2023 [Wikimedia commons/Wafa]
[1] Salma, « Can you tell us why this is happening? Testimonies from Gaza », n+1 (13 novembre 2023),
https://www.nplusonemag.com/online-only/online-only/can-you-tell-us-why-this-is-happening/
[2] Sara Besaiso, ibid.
*
Mike Hoolboom a commencé à faire des films en 1980. Mis en pratique, avec application quotidienne. Une remixologie continue. Depuis 2000, un flot constant de docus biographiques à partir de séquences trouvées. La question qui anime une communauté : comment puis-je être utile ? Des entrevues avec des artistes médiatiques au fil de trois décennies. Des monographies et des livres, écrits, édités, co-édités. Des écologies locales. Du bénévolat. Ouvrir la porte.
Traduction : Sylvain Lavallée
envoyer par courriel | imprimer | Tweet |