DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Pourquoi Jacques Audiard me gosse (et probablement vous aussi)

Par Laurence Perron


:: Jacques Audiard, sur le plateau d'Emilia Pérez [Pathé Films]


Il y a quelques mois, pendant une table ronde à laquelle je participais à l’UdeM sur la critique de cinéma, un·e étudiant·e nous a demandé, à nous les trois intervenant·e·s, ce que nous avions pensé du film
Emilia Pérez de Jacques Audiard. J’en avais entendu parler pour la première fois de la bouche d’un ami enthousiaste, qui l’avait vu et qui me déclarait, pour me convaincre de me précipiter en salle, que les quatre actrices principales (Adriana Paz, Zoe Saldana, Selena Gomez et Karla Sofía Gascón) avaient remporté ensemble le Prix d’interprétation féminine à Cannes. Je me souviens m’être dit « wow, comme si ça prenait quatre femmes racisées — dont une trans – pour que le compte soit bon, pour que ça corresponde enfin à l’équivalent d’une véritable femme aux yeux du jury ». J’ai cyniquement réécrit dans ma tête une vieille blague vaudevillesque : That’s not an actress, that’s four brown girls in a trench coat.

Devant la classe, je n’ai pas trop su quoi répondre. J’avais vu le film quelque semaines auparavant, et j’en étais ressortie relativement fatiguée. Je crois que j’ai rétorqué quelque chose de mou, parce que le film me laissait une impression molle. La vérité, c’est que j’avais la flemme de dialoguer avec Emilia Pérez, d’y réfléchir. Je comprends la révolte de celleux qui ont élevé leur voix pour critiquer ce film, surtout compte tenu de sa réception très favorable dans le circuit des festivals. Bien sûr qu’il véhicule des stéréotypes crasses sur le Mexique et la transitude et qu’il faut le dire. Mais j’avoue m’être demandé quelle bonne raison j’avais d’essayer d’entrer en discussion avec un film qui prétend que celles qu’on a collectivement tenues ces quinze dernières années dans le monde du cinéma et de l’art en général sur les questions de représentation n’ont jamais eu lieu. Emilia Pérez, ça aurait été une excellente comédie musicale progressiste, si elle avait été tournée il y a cinquante ans par Jacques Demy. En 2024, c’est juste un film qui donne envie de dire « ok boomer ».

En tout cas, c’est ce que je pensais avant de me rendre compte que ça fait à peu près une semaine que j’enrage en regardant chaque matin de nouveaux entrefilets sur le « scandale » qui entoure les tweets de Karla Sofía Gascón, l’actrice qui interprète Emilia Pérez. Entre 2020 et 2021, Gascón a publié une série de tweets jugés racistes et islamophobes sur sa page personnelle. Elle a, depuis, proféré des excuses publiques et supprimé ses comptes sur les réseaux sociaux. L’équipe du film l’a écartée de la tournée promotionnelle précédant les Oscars (des médias lui ont même demandé si elle comptait se retirer de la course, sous-entendant ainsi que ce serait la seule chose juste à faire), cérémonie où le film est en lice pour treize nominations. Interrogé par Deadline Hollywood (traduit ici par les Inrocks), Audiard s’est exprimé dans ces termes sur la polémique et sur sa relation à Gascón :« Je ne lui ai pas parlé et je n’ai pas envie de le faire. Soudain vous lisez quelque chose que cette personne a dit, des choses qui sont absolument détestables et qui méritent d’être détestées, bien sûr cette relation est affectée. C’est comme si vous tombiez dans un trou. Parce que les propos de Karla Sofía sont inexcusables. »

Qui décide de ce qui est ou non excusable ? Apparemment, privilégier une démarche coloniale et extractiviste et faire de l’histoire du narcobanditisme mexicain le sujet fantasmatique du trauma porn européen, c’est excusable, puisque ça n’a pas empêché le film de remporter quatre Golden Globes. Apparemment, tourner un film sur un pays des Suds exclusivement dans des studios parisiens, avec des actrices nord-américaines, et avoir le mépris d’annoncer ouvertement ne faire aucune recherche sur son sujet (en se comparant au passage à Shakespeare !), c’est excusable, au moins aux yeux de la British Academy Film Awards, qui a accordé au film d’Audiard onze nominations. Apparemment, représenter de façon rétrograde et fétichisante la transitude (au mieux par la récupération du poncif éculé du « mauvais corps », au pire par la catégorisation de la féminité trans comme « complète » uniquement si elle souscrit aux critères occidentaux de chirurgie de réassignation) est excusable, puisque ça n’a pas nui aux chances qu’avait le long métrage de glaner des Césars (une institution qui n’est pas embarrassée de récompenser des violeurs notoires, on te voit Roman Polanski). Ben non : ce qui fait déborder le vase, ce qui est inadmissible, ce qui empêche Hollywood de dormir la nuit, ce sont les tweets de Karla Sofía Gascón.

J’ai écrit « jugés racistes et islamophobes » à propos des tweets, mais entendons-nous, je les ai lus : ils sont bel et bien racistes et islamophobes. Je ne suis pas en tabarnak parce que Gascón est accusée à tort. Je suis en tabarnak parce qu’elle est clouée au pilori par une industrie qui, simultanément, absout les agresseurs, porte aux nues des tyrans, laisse les hommes blancs dire à peu près n’importe quoi sur les plateaux télé sans (en dépit de leurs cris d’orfraie) qu’ils soient ensuite écartés de l’espace médiatique. Je le suis parce que cette condamnation sans retour est sans commune mesure avec les petits slaps on the wrist performatifs qui suffisent à mettre hors de portée des critiques ou des châtiments les pires ordures. Je suis en tabarnak parce que ce sont des canaux comme BFMTV qui n’hésitent pas à torpiller l’actrice pour ses propos — on parle d’une chaîne télé qui ne rougit pas de donner le micro à des chroniqueurs d’extrême droite comme Éric Zemmour ou Mathieu Bock-Côté.

Ce texte n’est pas un plaidoyer pour Gascón, c’est un avertissement : aucun degré de conformité et d’asservissement ne protégera celleux qui désobéissent à l’ordre cishet — et ce, peu importe leurs tentatives individuelles de s’y plier, puisqu’être riche, européenne et avoir un cis-passing n’a pas protégé Gascón. Même être aussi raciste et islamophobe que ses contreparties cis n’a pas protégé Gascón de la grogne de celleux qui ont temporairement fait semblant de trouver ça outrageant. On applaudit Audiard parce qu’il daigne s’intéresser à l’histoire d’une femme trans et donner le premier rôle à l’une d’entre elles (et qu’importe si cet espace est médiocre, qu’importe s’il s’y véhicule des clichés nauséabonds) tout en punissant cette dernière de l’occuper. Car c’est de cela dont il s’agit, d’une sanction : les tweets de Gascón, aussi nauséabonds soient-ils, ne sont pas réapparus par magie. S’ils font la une, c’est parce que des gens se sont échinés à les retrouver, à chercher la tare, à dénicher ne serait-ce qu’une once de crasse pour renvoyer l’actrice au ban des persona non grata, avec les autres dérangé·e·s du genre qui se faufilent dans nos toilettes publiques pour semer la terreur.

C’est un film sur une femme trans mexicaine : pensiez-vous vraiment que c’est elle qu’il s’agissait de célébrer ? Think again. Comme si l’industrie n’allait pas trouver une façon d’en faire l’occasion d’honorer un énième réalisateur blanc imbu de lui-même. Parce qu’en le célébrant, c’est nous qu’on célèbre, nous les oc(cis)dentaux gargarisés de leur suprématie bienveillante. Emilia Pérez est un film dont l’objectif est de donner bonne conscience aux bourgeois·e·s blanc·he·s tièdement de gauche, qui sont convaincu·e·s, en sortant de la séance, de leur propre tolérance parce qu’iels sont capables d’être ému·e·s par l’histoire d’une femme trans brune — pourvu que celle-ci ait été imaginée par un européen cis hétéro blanc. Les personnes marginalisées n’ont pas le droit d’être des personnes. Elles peuvent être des icônes muettes ou mourir. Et elles n’auront pas droit à cette mort non plus, puisqu’elle appartient désormais contractuellement aux studios qui les ponctionnent pour alimenter leurs rêveries vampiriques.

En ce moment, le président américain, celui du pays où se déroulera la cérémonie des Oscars, signe des décrets pour établir qu’il n’y a que deux genres. Il coupe les vivres aux universités et aux écoles qui auraient l’audace d’enseigner autre chose, met fin aux programmes EDI (Equality, Diversity & Inclusion) du fédéral à travers tout le pays. Il persécute des enfants en les privant d’accès aux soins de transition. Mais tout va bien, parce qu’Emilia Pérez d’Audiard est là pour nous rassurer sur notre ouverture d’esprit — et tant pis si des Emilia Pérez réelles crèvent tous les jours sous les tirs, tant pis si on les laisse mourir dans les rues, si elles n’ont pas accès à des soins, si elles se font battre à mort. Tant pis, parce qu’heureusement, les hommes blancs continuent à faire du cinéma (et du fric à foison) avec nos vies et à nous jeter après usage. Ils continuent de se congratuler entre eux de la petite larme à l’œil que provoque dans leur cœur rassis notre ostracisation, dont ils orchestrent activement la continuation. Mais tout va bien : on a gasp devant les tweets.

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Article publié le 11 février 2025.
 

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