Contre-plongée sur un groupe de voyous prêts à en découdre, travelling à toute vitesse, déplacements chorégraphiés et fusillade figurée en ombres chinoises… Les premières images de L’amour ouf donnent le ton : il sera bruyant et saturé. Il ne s’agit pas d’une liste exhaustive des effets de style du film, mais bien des seules premières minutes du deuxième (très) long métrage de Gilles Lellouche en tant que réalisateur. La question de la masculinité était déjà au cœur du Grand Bain (2018), exploration aquatique réussie des affres de la cinquantaine. Ici, changement de cap. Les battes de baseball remplacent les slips de bain et les hommes sont violents, passionnés, piégés jusqu’à la morale finale : l’amour sauverait de tout. Du lycée à l’âge adulte, les deux amoureux sont Clotaire et Jackie, deux gamins du nord de la France dans les années 1980, archétypes de la jolie fille intelligente et du mauvais garçon. Après les premiers émois de l’amour naissant, le jeune homme se retrouve pris dans un engrenage de délinquance, et passe 12 ans en prison pour un crime qu’il n’a pas commis. L’amour ouf est un double fantasme : de cinéma, un rêve bariolé et naïf qui donne le vertige, mais aussi, et c’est là le plus perturbant, d’un amour adolescent et toxique. Malgré une débauche de moyens et d’efforts, l’alchimie rêvée ne prend pas et le film accomplit un exploit paradoxal, celui d’être à la fois beaucoup trop dense et étrangement creux.
Divisé en deux parties, cette histoire d’amour est incarnée par un quatuor d’acteur∙rice∙s, un même couple dédoublé, de l’adolescence (Mallory Wanecque et Malik Frikah) à la fin de la vingtaine (Adèle Exarchopoulos et François Civil). Autour d’elleux évoluent une pléthore de seconds rôles interprétés par ce que le cinéma français compte de plus populaire : Alain Chabat en papa poule et protecteur, Raphaël Quenard et Jean-Pascal Zadi en potes de galère et de trafic, Vincent Lacoste en mari par défaut, ou encore Karim Leklou en père ouvrier violent et alcoolique… Pour la subtilité de ces figures qui se présentent plus qu’elles n’existent à part entière, il faudra repasser. Si la performance du jeune duo impressionne dans la première partie, elle ne parvient pas pour autant à pleinement incarner les personnages, étouffés sous la mise en scène hyperactive.
Des idées, Lellouche en a beaucoup, et en récupère çà et là dans ce qui s’est fait de mieux en termes de drame romantique, de films de gangsters et de comédies musicales. Il cite régulièrement le cinéma américain, Godfather et Goodfellas en premier lieu, mais aussi West Side Story, avec une scène de danse incongrue, pas inintéressante, mais vite chassée par une nouvelle salve d’effets. On ne peut pas lui reprocher d’avoir essayé, et il y a, sans ironie, quelque chose de touchant à observer la traduction si littérale et premier degré d’un rêve adolescent, quand bien même le réalisateur a dépassé cet âge depuis quelques décennies. Mais le fantasme est ici indigeste, alourdi par une musique ultra présente qui donne au film les allures d’un enchainement de clips. Le tout est comme trahi par son ambition principale : à force de trop vouloir en faire, il ne reste aux spectateurs∙rice∙s qu’un assemblage grossier et peu crédible. Le fait par exemple de systématiquement filmer le couple à travers des éléments de décor (les roues d’un vélo, les herbes hautes, les fenêtres du collège, les vitrines des magasins, les reflets dans les flaques…) révèle rapidement les faiblesses d’un scénario que la multiplicité et l’omnipotence des effets ne parviendront pas à combler. La naïveté de cette mise en scène trop démonstrative aurait pu être inoffensive, si elle n’était pas au service d’un imaginaire viriliste et ringard.
La surenchère de chaque plan comme exploit de cinéma, cette volonté de bander les muscles dans la forme, trouve un écho dans la construction même du personnage de Clotaire à qui est offert, pour seul moyen de communication, l’usage des poings. Le film se complait ainsi dans une esthétisation à outrance de la violence masculine, y compris lorsque le « gentil » mari, pas si innocent, finit par frapper son épouse quand il réalise qu’elle en aime un autre depuis toujours, et qu’elle s’apprête à le rejoindre : le personnage interprété par Vincent Lacoste n’existe vraiment qu’à ce moment-là dans l’économie du film, en apparaissant par surprise dans la cabine téléphonique où Jackie tente d’appeler Clotaire. Petit bourgeois lucide et plat, il nous fait alors sursauter, comme si sa présence ne pouvait réellement advenir que dans la performance d’une masculinité violente.
Le problème n’est bien sûr pas de mettre en scène cette violence (au contraire, on aimerait voir plus de fictions qui en décortiquent les manifestations), mais bien de valoriser un romantisme construit de toute pièce au profit de la domination, qu’elle soit patriarcale ou sociale. En guise de morale, Gilles Lellouche rejoue, sur un mode lyrique et pseudo-passionnel, ce vieil adage qui consiste, pour les femmes, après avoir été abandonnées, à sauver les hommes et les remettre dans le droit chemin grâce à leur amour et au contrat moral qu’elles instaurent. Clotaire ne devient un adulte que le jour où il accepte, au nom de son couple et de la promesse faite à Jackie, une humiliation en bonne et due forme, qui aurait par ailleurs justifié une réaction. L’énorme succès du film en France, notamment auprès des jeunes, interroge : est-ce vraiment ce fantasme-là qu’il faut peindre comme ouf ?
Au début du film, le jeune Clotaire discute avec son père sur le port et s’enthousiasme d’une flaque d’huile dans laquelle se mélangent reflets du paysage et couleurs psychédéliques. Coupant court à tout lyrisme, l’ouvrier explique à son fils : « Le joli, ça sert à rien. » Lellouche semble avoir voulu compenser à l’extrême cette injonction utilitaire. Malheureusement, c’est aussi ce que le film souligne : le joli à tout prix, au mieux ça n’apporte rien, au pire ça cache quelque chose de douteux.
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