DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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« GO BIG OR STAY HOME! » : Hommage au marché central

Par Simon Laperrière


 

Du 20 janvier 2025, l’histoire retiendra autre chose que la fermeture du Méga-Plex Marché Central. Pour les cinéphiles, cette date célèbre le premier anniversaire posthume du regretté David Lynch. Pour le reste du monde, elle marque le retour au pouvoir d’un politicien dont l’agenda suscite de nombreuses craintes justifiées. L’annonce de cette clôture définitive est donc passée inaperçue, l’actualité du moment ayant fait ombrage à un communiqué de presse balancé sur les réseaux sociaux.

Il faut dire que cette manchette n’a étonné personne tellement elle s’avérait prévisible. Les problèmes financiers de son propriétaire Vincent Guzzo ne sont plus un secret depuis des lustres. Ce dernier se défend en mettant le blâme sur la pandémie, mais tout laisse croire que la vérité est ailleurs. La COVID-19 a le dos large quand le fisc cogne à la porte.

Rendre hommage au Marché Central peut sembler curieux, surtout quand la cessation de ses activités découle d’erreurs de jugement. Les uns diront que son grand patron l’a cherché, qu’il s’agit tout simplement d’un retour du balancier. Justice est faite, au détriment d’employé·e·s subitement remercié·e·s.

D’un point de vue strictement culturel, il est peut-être vain de pleurer la disparition d’un multiplex sans âme. Le Marché Central, après tout, ne jouait pas le même rôle que l’Ex-Centris dans l’écosystème montréalais. En ne faisant preuve d’aucune volonté artistique, ce lieu s’affichait plutôt comme un adversaire loufoque aux salles de répertoire. Ses rares élans de programmations tenaient de choix douteux qui  du risible Papa est devenu un lutin (2018) au drame pro-vie Unplanned (2019)  ne servaient qu’à générer la polémique. Ils reflétaient bien la posture de Guzzo à titre d’exploitant, prêt à tout et n’importe quoi pour tirer son profit.

Il y a l’endroit lui-même, ce grand bloc de ciment moche quasi-inaccessible en transport en commun. Il accueille depuis des années les usager·ère·s du Métropolitain, devenant au fil du temps le symbole peu enviable de la chute d’un empire. Ses habitué·e·s ont d’ailleurs pu constater son triste dépérissement. Quiconque poussait ses portes de verre sales entrait dans un hall plongé dans la noirceur. Il fallait monter une longue série de marches pour atteindre la billetterie, l’escalier mécanique étant rarement fonctionnel. Après avoir payé le prix d’admission à l’un des trois guichets, direction le cœur même du cinéma qui se déployait sur deux étages. Le premier comportait une piste de go-kart habituellement close, des arcades, un immense comptoir de friandises ainsi qu’un espace avec tables et une vue sur l’autoroute. Les salles de projection, elles, se trouvaient au niveau supérieur.

Le vide des lieux était frappant. Conçu pour accueillir un vaste public, le Marché Central connaissait très peu d’achalandage. Regarder un film complètement seul·e n’avait rien d’anormal. Les conditions de visionnement étaient toutefois incertaines. Parfois, les haut-parleurs ne diffusaient pas le son en stéréo. Un projecteur pouvait s’éteindre subitement, un DCP défectueux risquait de transformer une production hollywoodienne en œuvre expérimentale. Des incidents lamentables qui amplifiaient le sentiment que le Marché Central n’était que le vestige de ses premières aspirations. Laissé dans un état d’abandon, il claironnait sa propre mort.

Faut-il pour autant crier « Bon débarras » ? Récemment, j’ai croisé sur les réseaux sociaux des individus exprimant leur nostalgie envers les clubs vidéo Blockbuster. Pour avoir travaillé dans l’un de ces établissements pendant environ un an, ce type de réminiscence m’apparaît absurde. Cette chaîne était aussi mercantile et sauvage que les Cinémas Guzzo d’aujourd’hui, à la différence que Blockbuster avait en plus la main mise sur plusieurs studios, leur imposant son puritanisme avec la distribution de films remontés. Outrageuse, cette pratique ne devrait appartenir qu’au passé.

Bien évidemment, ce n’est pas cet aspect de Blockbuster que son ancienne clientèle retient. Elle regrette plutôt le bon vieux club vidéo. Ces internautes chérissent un type d’accès au cinéma qui leur a été retiré. Ce qui me ramène au Marché Central.


[Cinémas Guzzo]

Pendant plus d’une décennie, ce multiplexe a été l’un de mes lieux de prédilection. Habitant le quartier Ahuntsic, j’avais le privilège de m’y déplacer à pied en quelques minutes. J’en ai donc fait une habitude. En général, je profitais des séances d’après-midi à tarif réduit. Ce coût minime me rendait beaucoup plus clément envers mes choix de visionnement. Je n’ai donc eu aucune honte à débourser huit dollars pour le remake de RoboCop (2014), la majorité des animations de Pixar, Mike and Dave Need Wedding Dates (2016), la série The Purge (2013-2021) et tant de films qui mettent en vedette Liam Neeson. Grâce au Marché Central, je tâtais hebdomadairement le pouls de la culture populaire et, par la même occasion, j’appréhendais le cinéma en-dehors du prisme de l’auteur·ice. Je suivais alors l’évolution d’une industrie et de sa médiane qui, par une série d’essais et erreurs, cherchent à s’adapter à son public afin de maintenir leur longévité.

Je ne pourrais passer sous silence non plus l’expérience psychotronique que j’associais au complexe de Guzzo. Au fil des années, y aller constituait toujours une aventure. Je ne savais jamais à quoi m’attendre et la projection pouvait toujours être plus divertissante que le film lui-même. Il y avait également une certaine joie à découvrir ces âneries qui ne jouaient qu’au Marché Central. Ne servant qu’à remplir une page horaire, ces longs métrages médiocres n’avaient tout simplement par leur place dans une salle de cinéma. Qu’est-ce que j’ai pu rigoler devant The Curse of Aurore Gagnon (2020), un found footage horrifique inspiré de La petite Aurore l’enfant martyre (1952), ou encore Claw (2021), un slasher avec un vélociraptor comme tueur! Des séries B insignifiantes qui, malgré elles, me révélaient une part maudite du cinéma contemporain.

Ma perspective de ce que l’on appelle le «public en général» a également changé pour le mieux. En fréquentant régulièrement ces spectateur·ice·s ordinaires, j’en suis venu moi-même à désacraliser l’objet de ma passion. Un univers existe en-dehors des festivals et des cinémathèques, un que je n’aurais pu connaître sans quitter ma tour d’ivoire. Il fallait sortir d’une salle et tomber nez à nez avec un Best Buy.

En apprenant la fermeture du Marché Central, j’ai eu une pensée pour ces gens-là qui y faisaient leurs sorties en famille et y maintenaient tous ces rituels qui façonnent à leur manière une communauté. J’ai songé à tous les films qui ne seront pas découverts comme il se doit, ainsi qu’à cette fenêtre sur le monde qui se ferme à une période tendue où elles se font de plus en plus rares. Le Marché Central ne mérite probablement pas de cérémonie funèbre, mais une salle de cinéma restera toujours une salle de cinéma.

 

 

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Simon Laperrière est un critique et essayiste. Il enseigne également le cinéma au niveau collégial. En 2018, il publie Series of Dreams : Bob Dylan et le cinéma aux Éditions Rouge profond. Il co-dirige « Les nuits de la 4e dimension », une série de projections dédiée aux films excentriques.

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Article publié le 30 janvier 2025.
 

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