DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Les merveilles d’un collectif indonésien de cinéma alternatif

Par Mike Hoolboom

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Le rêve des films d’artistes a toujours été fait de mille plateaux. À la place des métropoles et des soirées tapis rouge, il existerait un horizon dispersé de microscènes, chacune ne ressemblant à rien d’autre, offrant des façons différentes de faire, de montrer et de distribuer. La marge a depuis longtemps compris la relation intime entre production et représentation. Pour créer une culture (même, et tout spécialement, une culture alternative), il serait nécessaire non seulement de fournir les outils de la production, mais aussi d’inventer de nouvelles sortes de cadres où les gens pourraient se retrouver, désapprendre les anciens codes, tomber en amour.

La culture du cinéma alternatif de l’Indonésie s’est inspirée du Forum Lenteng, une entreprise collaborative, mais aussi un mode de vie expérimental. En périphérie de Jakarta, une petite cohorte de personnes vit ensemble dans une maison qui sert aussi de centre communautaire, d’école et de cinéma de 25 places, tout en abritant ARKIPEL, le Festival international de cinéma documentaire expérimental de Jakarta, fondé en 2013. Le premier directeur du Festival, Yuki Aditya, m’a offert une paire de questions inspirantes pour expliquer leurs efforts : « Comment produire et distribuer les connaissances par l’entremise des festivals de films ? Comment amplifier les préoccupations sociales et politiques par un médium audiovisuel ? » Puis, il a ajouté : « Les termes “expérimental” ou “documentaire” existaient à peine [en Indonésie] avant ARKIPEL. Nous voulions élargir les définitions de ces termes. » [1]

Dans le cas de ce collectif de cinéma, la question centrale du collage — c’est-à-dire la façon dont ces pièces s’assemblent en un tout — est abordée dans une vie commune qui encadre toutes les activités du groupe. Qui s’occupera de laver la vaisselle, de balayer les escaliers sont aussi des questions touchant la manière de s’organiser collectivement, de créer les conditions propres à l’émergence de nouvelles formes de cinéma. Selon Yuki Aditya : « Il ne s’agit pas toujours de lutter contre le système, mais d’être ensemble, de faire quelque chose ensemble. Faire partie d’un collectif est dans notre sang. Ça dérive probablement de l’esprit de la société agricole. »

 

« Pour nous, l’art est une autre forme de politique. » — Van Luber Parensen

 

Le Forum Lenteng dirige une école de cinéma radicale. Chaque année, un appel public convie une douzaine de participant·e·s à se réunir pour six mois, formant alors un collectif nommé Milisifilem, qui se rencontre tous les vendredis et tous les samedis. Ensemble, ces personnes absorbent de l’art et des cinématographies historiques, puis concluent leur résidence en tournant des films. Le cœur du sixième atelier (en 2023) portait sur le travail du héros indonésien de la contre-culture Pramoedya Ananta Toer (1925–2006). Courageux défenseur des droits de la personne et écrivain prolifique, il a été incarcéré comme prisonnier politique tant par les colonisateurs néerlandais, de 1947 à 1949, que par les gouvernements indonésiens successifs, en 1960, puis de 1969 à 1979, qui ont fini par l’exiler sur l’île isolée de Buru. Au cours de la dernière décennie qu’il a passé en geôle, il a « écrit » son œuvre la plus connue : le Buru Quartet, quatre romans historiques se déroulant pendant l’indépendance indonésienne. On lui avait interdit de posséder même un crayon, mais il en a dicté le texte à voix haute à d’autres prisonniers qui l’ont noté. Puis, ce texte a été sorti du pays clandestinement par un ami et traduit en plus d’une vingtaine de langues. Entremêlant expérience personnelle, perspectives anticoloniales et personnages fictifs, ces récits complexes ont servi de guides d’étude et d’inspiration pour une nouvelle cohorte de cinéastes en herbe du Forum Lenteng en 2023. Imaginez une école de cinéma où les écrits d’un dissident radical servent de personnage principal. Le cadre de ces livres révolutionnaires a créé les conditions pour permettre à de nouvelles façons d’imaginer le cinéma, pour le colonialisme de l’état et de soi. On ne s’étonnera pas trop alors que mon film préféré de l’année ait émergé de cette cohorte.



[Forum Lenteng 2021]


:: The Sparrow in the Storm (2023) [Van Luber Parensen]


The Sparrow in the Storm 
(Pipit Dalam Badai) a été réalisé par Van Luber Parensen. Il est né à Sumatra (comme ma mère), mais il a déménagé à Jakarta à l’âge de deux ans avec ses parents, « pour une vie meilleure », selon lui, comme trop de gens dans ce pays. Les Néerlandais en ont fait la capitale des Indes orientales néerlandaises et, en raison d’un legs colonial cruel, elle en est demeurée la capitale pendant des décennies, remplies d’écoles, d’emplois et de possibilités culturelles, tandis que les autres îles indonésiennes, qu’on dénombre aisément au-delà des 14 000, recevaient moins. Comme Van Luber me l’expliquait sur Skype : « Ce qui s’est produit dans le passé se produit toujours. »

Pipit commence dans un rêve de fumée blanche, la caméra perchée dans une nature sombre et grouillante de vie animale qui capture un moment dans la ville, alors qu’un homme en uniforme vaporise un jet blanc qui tourbillonne vers le ciel. Ce jet est dirigé vers les moustiques, les résidents non désirés du quartier. La brume crée un cadre pour mieux comprendre l’univers de ce film, un endroit où le bien et le mal marchent l’un à côté de l’autre, où il peut être difficile de distinguer où les blessures du colonialisme prennent fin et où les tyrannies personnelles perdurent.

Après son départ, un homme portant un casque de vélo surdimensionné introduit en cachette une plante dans cet espace public, espérant la sauver des pesticides. Bienvenue dans une ville de mystères et de secrets baignée d’une beauté naturelle et détendue. Un gros plan sur une main nous guide dans un livre contenant des plantes pressées à plat entre ses pages. Comme si les plantes elles-mêmes étaient un langage en soi qui attend que les lecteur·trice·s finissent par comprendre leurs messages urgents. Van Luber disait : « La biologie en tant que projet d’étude est issue de la modernité, ce qui nous vient des Néerlandais. » Alors que les plantes débordent dans les coins ombragés de la ville, le scientifique tente de capturer et de nommer des spécimens morts dans ce livre. « Les spécimens de plantes “pressées” ont émergé comme méthode cruciale d’identification et de classification scientifique. » [2] Le projet colonial nomme certaines plantes « mauvaises herbes » ou « espèces envahissantes ». Il introduit des plantes provenant d’autres pays pour essayer de contenir les espèces locales. La muscade, les poivres, le clou de girofle et la cannelle ont été décuplés par les Néerlandais à l’aide de nouvelles cultures jamais vues dans les îles : le café, le tabac, le sucre et l’opium. Les plantes sont devenues la pierre angulaire d’une nouvelle économie mondiale, des signatures coloniales.

Ce livre sans mots raconte une grande histoire : celle de la conversion des peuples, des plantes et des minéraux mondiaux en capital. Tant de choses sont évoquées dans une seule image. Celle-ci est suivie d’un mouvement panoramique, terriblement lent, vers le haut d’un arbre, d’un âge et d’un feuillage extravagants, comme si nous regardions un arbre qui en regarde un autre. Je suis ce livre, cette feuille, cet arbre. Une narration se fait entendre, tirée du second tome du Buru Quartet de Pramoedya, intitulé Enfant de toutes les nations (1980). Elle prête voix à une lettre écrite par Miriam de la Croix, une Européenne qui écrit à Minke, un Indonésien qui est le personnage principal du livre.

 

« Le rêve de voguer vers le nord a toujours été considéré par votre peuple comme prémonitoire de
la mort, non ? » [3]

 

Les ironies et les contradictions abondent dans la lettre. Celle-ci est envoyée par une personne « du nord » — du pays colonisateur, des marchands de la mort, bien qu’elle soit signée « votre amie ». La lettre dit que, alors même que le nord continue de piétiner les îles, ses citoyen·ne·s continuent de rêver à s’échapper vers cette destination étoilée. « Leurs ordures et leurs maladies, voilà tout ce que vous obtenez », proclame la dame européenne (interprétée par une Indonésienne) d’une voix douce et réconfortante, alors qu’elle décrit les coutumes indonésiennes à son auditoire indonésien.




:: The Sparrow in the Storm (2023) [Van Luber Parensen]

Entretemps, trois enfants et leur père scientifique se promènent dans le quartier ou s’amusent dans une cour arrière (celle du Forum Lenteng). Le père nomme les rivières et essaie d’intéresser ses enfants aux livres, mais ils et elles sont occupé·e·s à jouer, à interrompre, à rire, à exister. Il incarne un héritage colonial, celui de la science et du contrôle, tandis que les enfants semblent figurer une résistance indonésienne décontractée. La caméra reste basse, près du sol, empruntant la perspective d’un enfant (ces jeunes sont en fait ceux du cinéaste de 37 ans, ce qui explique pourquoi ils paraissent aussi confortables devant la caméra pourtant si près avec ses mouvements calmes). La caméra est toujours à l’épaule, ces plans expriment un symptôme du contact, la preuve d’un corps en relation à d’autres corps. La caméra n’est pas un instrument d’examen, mais un outil pour être ensemble.

 

« En Europe, les êtres humains s’effondrent devant un tas de protozoaires nommés capital. » [4]

 

Cet essai cinématographique est aussi un film de famille, une fiction, un poème de résistance qui se déploie au cœur d’un brouillard de frontières indistinctes. Document anticolonial sophistiqué, c’est un reflet sur les façons dont l’« Europe » continue d’exister en tant que destination de blessure et de rêve, en tant que portail vers la modernité pour créer une terrifiante cascade de séparations — entre êtres humains et non humains, pères et enfants, fleurs et mauvaise herbe, maître et esclave. En tant que réflexion sur les réflexions, le film ne propose aucune conclusion ; son espoir est de mettre la pensée en mouvement dans une série de cadres magnifiques qui portent le pouls de la vie elle-même, chacun d’entre eux épaulé par les camarades de la coopérative, donnant un coup de main pour rendre tout cela possible.
 


[1] Toutes les citations de Yuki Aditya et de Van Luber Parensen dans cet article sont tirées d’appels Skype avec l’auteur de cet article, en octobre 2024.

[2] Banu Subramaniam, Botany of Empire: Plant Worlds and the Scientific Legacies of Colonialism, 49. [trad. libre]

[3] Pramoedya Ananta Toer, version anglaise de Child of all Nations (Enfant de toutes les nations), 55. [trad. libre]

[4] Ibid, 102. [trad. libre]

 

 

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Mike Hoolboom a commencé à faire des films en 1980. Mis en pratique, avec application quotidienne. Une remixologie continue. Depuis 2000, un flot constant de docus biographiques à partir de séquences trouvées. La question qui anime une communauté : comment puis-je être utile ? Des entrevues avec des artistes médiatiques au fil de trois décennies. Des monographies et des livres, écrits, édités, co-édités. Des écologies locales. Du bénévolat. Ouvrir la porte.

 

Traduction : Claire Valade
 

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Article publié le 5 mars 2025.
 

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