:: Micrographie électronique d'une cellule mourante infectée par le coronavirus [National Institute of Allergy and Infectious Diseases]
Tout le monde a vécu la pandémie à sa façon. À ma naissance, il y avait une vieille télé en noir et blanc qui jouait dans la chambre d’à côté à l’hôpital. Les premiers mots que j’ai entendus proviennent d’un homme qui a passé son enfance à se transformer en machine. « Dans la ville nue se déroulent huit millions d’histoires. Celle-ci est l’une d’entre elles. »
Mon ami Yuri m’a demandé d’envisager le coronavirus comme une forme de vie, aussi précieuse et parfaite que celles de nos ami·e·s. Je voulais le croire, je voulais acquiescer à cette équivalence radicale, à l’étreinte post-humaine, au refus de l’éloignement, au réveil profond de tous les êtres conscients. Je savais que l’origine de chaque action raciste, sans oublier celle de la catastrophe perpétuelle des changements climatiques, provenait des divisions que nous avons créées au nom de l’identité. Dans mon cœur, je savais que les prières bouddhistes visaient juste. Mais ce n’est pas ce que j’ai ressenti lorsque la pandémie m’a offert son premier cadeau, la mort de ma mère.
Le mot pandémie vient du grec pandemos ; c’est un mot qui nous interpelle toujours par-delà les siècles. Il signifie : tous les gens. La pandémie relie tous les gens via la menace commune de l’infection et de la mort, mais aussi via l’espoir d’un remède ou d’un rétablissement. La pandémie nous rappelle que nous vivons dans un village global.
En tant que cinéaste, la pandémie me confronte à une énigme impossible — et qu’y a-t-il de plus irrésistible que cela ? Comment faire un portrait de « tous les gens » ? Comment créer un cadre assez large pour tout inclure ?
J’ai cinq ans, et je suis assis à la table de ma mère. Elle tend les mains vers l’avant et les rabat ensemble, entrelaçant ses doigts, fronçant le sourcil pour m’inciter à faire de même. Elle baisse les yeux vers ses doigts étreints et dit : « Voici une église. » Puis, de l’entrelacement, elle soulève les deux index et poursuit : « Ça, c’est le clocher. » Je répète ce qu’elle dit. Elle retourne ses mains et les ouvre, révélant un enchevêtrement de lignes (du destin, des enfants, du mariage) et l’Anneau de Salomon. Elle me regarde et déclare solennellement : « Ouvre la porte, et tu verras tout le monde. »
Peut-être que, pour faire un portrait de tous les gens, il faut d’abord ouvrir la porte.
:: Hito Steyerl dans How Not to be Seen. A Fucking Didactic Educational (2013) [Hito Steyerl]
Dans son essai intitulé Freedom from Everything: Freelancers and Mercenaries, publié en 2013, la célèbre artiste et théoricienne virtuose Hito Steyerl décrivait la nouvelle précarité économique issue du néolibéralisme. La Rand Corporation, le groupe de réflexion conservateur états-unien, estime que 47 billions de dollars sont passés des salarié·e·s de la classe moyenne et pauvre vers les élites depuis 1975 — le plus grand transfert de fonds de l’Histoire [1]. Le vernis idéologique qui camoufle ce piratage nous avait avant tout promis la liberté : la liberté d’obtenir un bon emploi et un salaire viable, la liberté de trouver un endroit décent pour vivre et une éducation abordable.
Hito retrace l’origine du travail de plateformes à temps perdu d’aujourd’hui, avec ses travailleur·euse·s temporaires constamment sur appel, chez les « travailleurs autonomes » du Moyen-Âge — des soldats à la solde, des mercenaires. Cette époque témoigne aussi des débuts d’un nouvel ordre économique qui devait se répandre comme la peste à travers le monde. Selon l’historienne féministe italienne Silvia Federici, le capitalisme a débuté par deux gestes : une attaque concertée contre les femmes, qu’on a baptisée la « chasse aux sorcières », et la conversion des terrains publics en terrains privés par le vol de ces terrains. Ce vol du bien commun se poursuit aujourd’hui dans les efforts du gouvernement conservateur de l’Ontario pour privatiser les soins de santé et les terrains publics, de même que ceux du gouvernement fédéral pour encourager la tarification monopolistique et l’allégeance corporative promues par nos plus grands fournisseurs de services téléphoniques et Internet.
Alors, quand la pandémie a commencé, il était difficile pour moi de ne pas y voir le virus du néolibéralisme. La société a été repensée comme un hôpital géant, tout le monde étant forcé de porter un masque chirurgical et de parler la langue des bulles et de l’isolement. L’accumulation de vaccins et le tourisme vaccinal ont débuté. Et tandis que les adresses gouvernementales différaient de pays en pays, je n’ai jamais entendu le premier ministre dire : voici une nouvelle façon de s’occuper des autres. Une nouvelle façon de prendre soin. Voilà pourquoi on devrait vouloir porter un masque : pas pour se protéger soi-même, mais pour protéger les autres. Et, pour les trop nombreuses personnes qui n’ont pas le luxe de pouvoir rester à la maison, il pourrait y avoir des mesures pour s’assurer de limiter leur séjour dans la zone rouge, et que quelqu’un d’autre — peut-être même quelqu’un qui ne soit pas noir ou brun — prenne leur place. Chaque personne prendrait son tour.
Ce ne sont pas seulement les modes de production capitalistes qui sont en crise, mais les anciennes formes de représentation politique. De quel genre de portraits avons-nous besoin aujourd’hui ? Et que pourrons-nous montrer et partager avant de les trouver ?
:: L'enfance de Marleen Hoolboom [Archives personnelles de l'auteur]
« Pourtant jamais, jamais les gens ne se croyaient plus intelligents et plus inébranlables dans leur vérité que ceux qui étaient contaminés. Jamais ils n’avaient crû plus inébranlables leurs verdicts, leurs convictions scientifiques, leurs morales et leurs croyances. » [2] Alors que Crime et châtiment touche à sa fin, Raskolnikov tombe en proie à une longue hallucination. Une pandémie se déclenche en Asie, provoquant une panique mondiale. Chacun est convaincu que lui seul possède la vérité. Par conséquent, personne n’arrive plus à différencier le bien du mal, la structure s’effondre, les systèmes défaillent, les soldats se repaissent l’un de l’autre. La faculté à s’occuper des autres, à prendre soin l’un de l’autre, succombe à une idée contagieuse.
Lorsque je suis devenu séropositif, et que la mort a effacé mon vieux visage, le virus m’a donné une seconde chance, une seconde vie. Comme toutes les révolutions, le virus m’a appris que l’on ne vit que deux fois.
Deux mois après le début de la pandémie, ma sœur m’a appelé pour me dire qu’elle avait retrouvé notre mère effondrée sur son lit dans une marre de sang. Sans l’épidémie et les visites quotidiennes que cela implique, Maman aurait pu gésir là pendant des jours. Nous nous sommes précipités à l’hôpital, où nous avons pu partager ses dernières heures avec elle. Elle était comateuse et immobile, mais quand même. Son visage était profondément détendu, elle avait le même air que dans ma jeunesse, ses préoccupations obstinées s’étant évanouies pour un instant. Après plusieurs heures d’immobilité, elle a laissé échapper une vocalise étouffée que je peux seulement qualifier de musique. Elle venait d’atteindre le seuil entre les mondes et interpellait les fantômes que nous étions devenus. Sa voix résonnait de façon inédite pour moi, quoiqu’il s’agisse de la voix qui m’avait appris à écouter, et bien plus encore ; elle renfermait désormais une beauté neuve et terrifiante alors qu’elle témoignait de la fin de cette peste, de sa vie longue et riche, remplie d’actes généreux et de prise en charge d’autrui, comme si s’occuper des autres était ce qui nous rendait humains, et qui faisait de nous les personnes que nous sommes. Elle est redevenue silencieuse, et sa respiration a cessé quelques instants plus tard. C’était le début de la longue nuit.
[1] Carter C. Price et Kathryn A. Edwards, Trends in Income from 1975 to 2018 (Rand Corporation, 2020), https://www.rand.org/pubs/working_papers/WRA516-1.html.
[2] Fiodor Dostoïevski, Crime et châtiment, vol. 2, traduit par André Markowicz (Arles : Actes Sud, coll. Babel, 2002), 468.
:: Marleen Hoolboom à la maison [Archives personnelles de l'auteur]
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Mike Hoolboom a commencé à faire des films en 1980. Mis en pratique, avec application quotidienne. Une remixologie continue. Depuis 2000, un flot constant de docus biographiques à partir de séquences trouvées. La question qui anime une communauté : comment puis-je être utile ? Des entrevues avec des artistes médiatiques au fil de trois décennies. Des monographies et des livres, écrits, édités, co-édités. Des écologies locales. Du bénévolat. Ouvrir la porte.
Traduction : Olivier Thibodeau
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