ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
L’équipe Infolettre   |

La nobélisée devenue réalisatrice

Par Mike Hoolboom

>> English version


:: Annie Ernaux dans Les années Super 8 (Annie Ernaux et David Ernaux-Briot, 2022) [Les Films Pelléas]

La nouvelle a secoué les plages de Cannes. La grande écrivaine française Annie Ernaux, lauréate du prix Nobel de littérature, venait de réaliser un film avec son fils David et il serait présenté au Festival. Quels secrets y découvrirait-on à propos d’une autrice qui semblait prête à partager chaque détail intime de sa vie dans les nombreuses autofictions qui lui avaient assuré une place de choix dans le monde de la littérature ?

L'origine du film se situe, comme toutes les œuvres d’Annie, dans une soirée familiale. Elle était en visite dans la maison de son fils David, où ses enfants avaient demandé à voir les films de famille tournés durant l’enfance de leur père. Alors que les bobines Super 8 défilaient dans le projecteur, Annie s’est mise à parler, et à commenter ce qu’ils voyaient. À la fin de la soirée, David a demandé à son illustre mère si elle était disposée à écrire un texte pour accompagner les images. C’est de ce texte que devait éventuellement s’inspirer le montage du film.

Ces images avaient déjà servi de prétexte et d’inspiration à Annie Ernaux. Elle les avait revues en travaillant sur son chef-d’œuvre, Les années (2008), un mémoire épique couvrant toute l’étendue de sa vie, entrecroisant habilement des moments intimes et des révolutions étrangères, le féminisme et la crainte du nucléaire, la société de consommation. Dans son travail, le soi semble perméable et métamorphique, indissociable des histoires et des luttes qui l’entourent. Finaliste pour le prix international Man Booker en 2019, Les années a contribué à la faire connaître auprès d’un auditoire anglophone. Quinze ans plus tard, le livre a inspiré Les années Super 8 (2022).


Hier, cette certitude,
j’écris mes histoires d’amour et je vis mes livres,dans une ronde incessante.

— Se perdre (Folio, p. 269)

Introduit par Eastman Kodak à l’exposition universelle de 1965, la pellicule Super 8 provient de la double vague de consumérisme et d’utopie scientifique qui émergea dans les années 1960 et 1970. C’était une façon pour le capital d’investir et de réinventer l’espace domestique, s’inscrivant dans une nouvelle série de mécanismes de contrôle qui devaient permettre d’accéder de manière fiable aux rêves de la classe dirigeante. Deux sujets particuliers sont depuis devenus des incontournables du film de famille : l’ouverture des cadeaux de Noël et les images de voyage. Les années Super 8 recoupe ces deux tendances. Entre les épisodes dédiés à l’étalage des produits de consommation se déploie une série de voyages qui commence par des vacances dans le Chili révolutionnaire, où le nouveau gouvernement socialiste d’Allende s’affairait à donner des terres aux paysans, dans l’espoir imminent de nationaliser la production de pétrole et de charbon. Mais les bailleurs de fonds du président américain Richard Nixon possédaient de gros investissements au Chili, l’entraînant à fomenter un coup durant lequel Allende serait tué et remplacé par un dictateur impitoyable qui terroriserait le pays durant 17 ans. Peu après la visite d’Ernaux, la bonne gouvernance, c’est-à-dire le siphonnage des ressources vers les États-Unis, était rétablie.

Au Maroc, la famille se prélasse à côté de la piscine, puis se pose dans l’Espagne post-Franco, et témoigne des dernières années du bloc de l’Est. À Beyrouth, ils craignent la Fraction armée rouge, le groupe de guérilleros urbains ouest-allemands qui s’insurgeaient contre l’état fasciste, assassinant et kidnappant des industriels, volant des banques et distribuant des manifestes — quoique, au moment où la famille arrive, les leaders du mouvement sont tous morts en prison. Sur les plages de l’Albanie, Ernaux constate sèchement: «Le pays est devenu la première destination touristique des Balkans tandis que ses habitants, depuis 1989, ne cessent de le fuir, migrants ballottés d’un bout de l’Europe à l’autre, attirés par l’image d’un bonheur dont nous-mêmes […] leur avons donné l’envie.»


:: 
David et Éric Ernaux [Les Films Pelléas]

Son mari est (pratiquement) toujours désigné comme Philippe Ernaux. Très rarement comme «mon mari», «mon chéri» ou même «il». Le caractère formel de son nom complet est déployé comme s’il s’agissait de quelqu’un qu’elle avait rencontré par erreur dans un bistro un après-midi. Ils ont été en couple durant 18 ans. Lorsque le mariage s’est finalement dissous, elle s’est retrouvée avec les bobines qu’il avait tournées de lui, et le projecteur ; elle est devenue la gardienne de la mémoire, alors que lui est parti avec la caméra. Les deux perpétuent ainsi un autre trait commun du film de famille en Super 8 — c’est le père qui est derrière la caméra. On le voit rarement, comme si les scènes familiales qui accaparaient son attention lui étaient étrangères, qu’il n’y participait qu’à titre d’observateur, de régulateur silencieux et désincarné des événements.

Les images ont été tournées entre 1972 et 1981. À mesure que les années passent, la famille quitte tranquillement le cadre. À mesure que la distance se creuse entre Philippe et Annie Ernaux, la caméra s’intéresse aux objets et aux paysages, aux sépulcres de la distraction. Ce qu’on tourne, c’est la dissolution de leur mariage, alors que ce qui est absent prend progressivement une importance plus grande que ce qui est montré. N’est-ce pas étrange que, dans les centaines d’heures de films de famille que j’ai visionnées, je n’ai jamais été témoin d’une chicane domestique, du mauvais traitement d’un enfant, d’une trahison des adultes, des infidélités et des mensonges qui constituent le tissu de la vie quotidienne? À leur place se trouve un enregistrement «des moments de bonheur et des choses belles […] que jamais on ne verra deux fois», comme le dit Ernaux; en d’autres mots, c’est le «visage bienséant» de la famille qui nous apparaît. On assiste à des scènes jugées bonnes à partager, même si, ironiquement, ses seuls spectateurs sont les sujets du cadre. C’est comme si on prenait la caméra pour que la famille soit scrutée par les images même qu’elle produit.


Par-dessus tout, [le journal intime que je tiens était une façon] de sauver la vie, sauver du néant ce qui, pourtant, s’en approche le plus.

— Se perdre (Folio, p. 13)

Une trame mystérieuse traverse l’œuvre. Le portrait d’une artiste affairée à prétendre qu’elle n’est pas une artiste. Au début des années 1970, Annie commence à travailler sur son premier roman en secret. Tout comme son éducation universitaire la distinguait de ses parents ouvriers, son écriture constitue une façon pour elle de quitter la famille, ou, du moins, de réinventer sa place au cœur de celle-ci en se créant une nouvelle identité, un nouvel espace pour s’exprimer qui devait lui appartenir à elle seule. Elle s’appuie sur sa mère. Celle-ci vit avec la famille, heureuse de passer du temps avec ses petits-enfants, à en prendre soin, à faire le travail de reproduction. Au cours de ces heures volées, Annie débute sa carrière comme écrivaine. Le sujet de son premier livre est un avortement qu’elle a vécu à l’âge de 24 ans, alors qu’elle était encore étudiante. Même avec sa jeune famille gravitant autour d’elle, l’autrice réfléchit aux vies qui auraient pu être, et à l’humiliation profonde doublée du sentiment de mort imminente qu’elle ressent à l’idée de retomber dans l’univers villageois de son enfance. Son écriture, comme son avortement, sont des façons pour elle d’échapper au sort de ses parents.


il fallait que ma mère meure et que j’écrive sur elle pour être « elle » enfin.

— Se perdre (Folio, p. 366)


:: La famille Ernaux [Les Films Pelléas]

La célèbre maison d’édition Gallimard s’intéresse à son premier livre. Un second lui succède, puis un troisième et un quatrième. Il s’agit de fictions subtilement déguisées, tirées de sa propre vie, remplies de détails impitoyables, rendus dans de brefs éclats poétiques qui reflètent sur son expérience de vie, comme si elle était la protagoniste d’un roman. En commentant son jeune visage qui tourne le regard vers la caméra de Philippe Ernaux, elle déclare: «Je me sentais la spectatrice de ce qui allait devenir pendant plusieurs années un rituel.» Comme si elle se voyait elle-même et son partenaire, de même que chaque membre de la famille, jouer des rôles prédéterminés. Pour des raisons qu’elle analyserait avec une précision chirurgicale dans ses romans à venir, il lui était impossible d’accepter son rôle assigné d’épouse et de mère, de même que leurs tâches afférentes. «J’avais été élevée dans l’idée de ma liberté et de mon égalité avec les hommes», dit-elle en réfléchissant au rôle de «nourricière, de gestionnaire silencieuse de l’intendance» qu’elle occupait depuis son mariage. C’est une insatisfaction on ne peut plus personnelle, mais symptomatique d’un problème social plus large, qui la pousse à commencer à écrire, à trouver sa voix.

En Espagne, elle apparaît dans un plan large, adossée à un mur de briques qui serpente à travers un grand paysage verdoyant. Les vieilles certitudes sont dures à ébranler, ayant perduré durant des siècles. Comment une femme pouvait-elle abattre ce mur et amorcer sa vie ? Comment pouvait-elle trouver les mots pour parler de tout alors qu’elle était embourbée dans les détails ? Elle utiliserait Simone de Beauvoir comme boussole, s’engageant à subir les interminables heures de solitude nécessaires pour apprendre son métier. En regardant les bobines de film, elle constate : « Il fallait des mots pour donner sens à ce temps muet. » Le mutisme qu’elle évoque n’est pas que le propre des bobines elles-mêmes, qui consignent les images sans le son, mais aussi de la famille qu’on y portraiture. La voix off donne à chacun des personnages une échappatoire, une porte de sortie, une forme d’émancipation. Au cours des dernières décennies, la nécessité de briser ce silence a agi comme un puissant incitatif pour Annie Ernaux.


Ce besoin que j’ai d’écrire quelque chose de dangereux pour moi, comme une porte de cave qui s’ouvre, où il faut entrer coûte que coûte.

— Se perdre (Folio, p. 377)


 

*

 

 

Mike Hoolboom a commencé à faire des films en 1980. Mis en pratique, avec application quotidienne. Une remixologie continue. Depuis 2000, un flot constant de docus biographiques à partir de séquences trouvées. La question qui anime une communauté : comment puis-je être utile ? Des entrevues avec des artistes médiatiques au fil de trois décennies. Des monographies et des livres, écrits, édités, co-édités. Des écologies locales. Du bénévolat. Ouvrir la porte.

 

 Traduction : Claire Valade

>> English version

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 25 septembre 2023.
 

Chroniques


>> retour à l'index