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:: Lac Holmavatn, Islande (photo : Magnús Bergsson)
https://fieldrecording.net/wp-content/uploads/2019/07/motorhead-c3a1-hc3b3lmavatni_-5db_nr.mp3
La récente vague pandémique témoigne de la propagation de l’activité humaine dans des espaces qui appartenaient auparavant aux animaux. Ces lieux sont devenus des zones où les maladies peuvent sauter des animaux aux êtres humains et forger de nouvelles vies, et de nouvelles morts. Le besoin incessant d’extraction motivé par le capitalisme contribue à la raréfaction effrénée des habitats naturels, de la faune et de la flore. Dans les arts, il existe un microgenre voué à ces mondes qui disparaissent nommé « enregistrements sur le terrain ». En quoi cela consiste-t-il ? Une personne, parfois accompagnée d’assistant·e·s mais le plus souvent s’aventurant toute seule, se rend dans des lieux encore vierges de toute présence humaine, puis enregistre des sons sur place. Ces bandes sont ensuite partagées sur des sites comme Freesound.org ou SoundCloud, vendues sous forme d’« effets sonores » ou de « CD de bruits de la nature », et occasionnellement présentées dans des galeries à titre d’art sonore. Plusieurs des pistes sont de longs enregistrements non manipulés qui peuvent durer une demi-heure ou plus, alors que le thème subtil et les variations d’un lieu unique permettent à l’auditeur·trice attentif·tive de s’abandonner aux détails. Les casques d’écoute sont indispensables pour distinguer les petites subtilités qui procurent une grande partie du frisson, ce qui signifie qu’il s’agit d’un travail que l’on reçoit le plus souvent seul·e, à l’instar de la technologie d'un livre. Ces enregistrements exigent des périodes d’attention soutenue, difficiles à trouver dans une culture propulsée par l’interruption, la distraction et le spectacle. La plupart des enregistrements ne sont jamais publiés, mais plutôt conservés sur disques durs ou alors effacés ou perdus. Et même ceux qui sont mis à la disposition du public demeurent, dans le sens le plus littéral du terme, des documents d’arrière-plan. C’est une forme d’art où il n'y a aucune figure centrale, aucun ver d’oreille, aucune mélodie, ni aucune traction narrative, aucun endroit évident dans lequel on peut projeter son corps. Aussi, bien qu’on puisse trouver les pistes sur Spotify ou qu’elles soient diffusées via soundscapes-app.com, elles peuvent être entendues sans qu’on les écoute véritablement. Peut-être, comme la plupart des installations vidéo, pointent-elles simplement vers le lieu où l’art pourrait être reçu, si seulement on en avait le temps. Il semblerait que la loi numérique de la visibilité maximale ait créé par mégarde de nouvelles formes d’invisibilité. Ces enregistrements sont cachés directement sous nos yeux. Magnús Bergsson est un preneur de son sur le terrain dont le travail est logé publiquement sur le blogue fieldrecording.net. Depuis octobre 2009, il écrit une page par mois et, sur chacune d’entre elles, on trouve au moins un enregistrement. On trouve aussi de magnifiques photographies, de même que des notes techniques détaillées décrivant son équipement ainsi que la façon dont celui-ci a été utilisé et où celui-ci a été placé. Bergsson décrit de grandes rencontres avec le paysage, cartographiant une géographie faite de terre et de sons, en constante évolution. Walter Benjamin a écrit qu’il existe deux types de conteur·euse·s d’histoires : les premier·ère·s restent au même endroit toute leur vie, partageant leurs connaissances profondes du chez-soi; les second·e·s vagabondent fébrilement, rapportant des histoires d’un lieu à l’autre. [1] Bergsson fait partie du premier type de groupe. Bien qu’il travaille sans relâche, et qu’il ait investi son temps et son argent à dégoter le meilleur équipement qui soit, l’adaptant souvent à ses propres besoins en raison des lacunes qu’il constate et qu’il tente de surmonter sur le terrain, il réalise ses enregistrements uniquement en Islande, son pays natal. Ce cadre est au cœur de son travail, tout comme son invitation à écouter un pays qui a en grande partie disparu. En fait, il s’affaire à enregistrer des fantômes. Sa pratique le mène dans des réserves naturelles à Flói et Jökulfirðir (deux terres en friche sablonneuses créées par la fonte des glaciers à Skeiðarársandur, petits villages de pêcheurs près du cercle polaire), à un pâturage de moutons à proximité de la maison de son enfance à Hvítingshæðir. Le lac Hólmavatn lui offre l’occasion d’enregistrer les bruits d’étincelle causés par l’écume de mer prise au piège des galets, puis libérée, sur les grèves le long du rivage. Les grottes de glace du glacier Svínafellsjökull s’égouttent dans toute leur gloire. La Journée mondiale de l’océan, le 8 juin, retrouve Bergsson sur la péninsule de Hraunhafnartanga, écoutant des vagues furieuses, tandis que les falaises de Látrabjarg accueillent des millions d’oiseaux dans la partie la plus occidentale de l’Europe. Certaines de ses pistes les plus étonnantes sont le fruit de ses visites régulières aux glaciers à travers le pays. Comme Bergsson le note dans son blogue : « Les glaciers dégagent habituellement une forte odeur d’oxygène frais pris au piège de la glace et comprimé en petites bulles depuis des centaines et des milliers d’années. Cette odeur du passé est comme celle d’un autre monde. » :: Le glacier de Skaftafellsjökull, Islande (photo : Magnús Bergsson) https://fieldrecording.net/wp-content/uploads/2018/08/crawling-glacier-part1.mp3 En août 2018, il a installé des microphones au-dessus de l’eau dans un lagon, mais aussi sous l’eau, puis il a actionné son enregistreuse, conscient que, comme d’habitude, l’emplacement de son équipement n’était pas idéal. Puis, vers minuit, le glacier a commencé à marcher dans le lagon. Quel est le langage de la glace ? La grammaire des éclats et des fragments craquelant ? Cette piste comprend des flots sous-marins délicats et un intense chatoiement de particules de glace jusqu’à ce que, vers la 26e minute, une coulée de neige se déplace et la montagne commence à bouger avec fracas, faisant entendre de grandes glissades de glace dérapant, la lente flexion d’immenses plaques de glace, un délire haptique de textures et de flux. Cette piste, et celle qu’il a publiée le mois suivant (fieldrecording.net/2018/09) sont poignantes en raison du fait que les glaciers sont en train de disparaître. Au cours des prochaines décennies, ils ne seront plus qu’un souvenir. Le monde naturel n’est pas son unique studio d’enregistrement. Il prend part régulièrement à des manifestations contre un gouvernement régi par les entreprises (« les bandits des affaires », comme il les appelle [2]), et enregistre des discours ainsi que la cadence de la solidarité de la rue, alors que les manifestants tapent sur tout ce qui leur tombe sous la main, faisant entendre leur message contre la corruption politique. Ses remarques au sujet d’une série de rencontres sur le climat mondial sont tour à tour incisives et découragées. « Peu importe ce que les grands médias racontent, la conférence COP21 de Paris était une farce. Sa conclusion n’a pratiquement rien donné, juste des promesses. Pour moi et pour plusieurs autres, c’est déjà trop tard. » [3] Les réflexions qu’il confie à son blogue montrent clairement que sa pratique d’écoute attentive fait partie d’un cercle plus large de gestes politiques qui résistent au consumérisme et à l’extractivisme. Il n’est donc pas étonnant que ces enregistrements durement gagnés ne soient pas à vendre. C’est facile pour moi d’atteindre un état d’esprit particulier lorsque je pense aux hauts plateaux islandais et à tous les moments fantastiques que j’y ai vécus il y a vingt ou trente ans. Ce désert noir tranquille me donne toujours une sensation merveilleuse. Comme si j’étais amoureux. [4] Encore et encore, les billets de son blogue parlent de l’Islande de son enfance. Parce que ses souvenirs sont essentiellement constitués de sons, ce qu’il évoque est un pays sans mines et sans avions, sans tourisme et sans trafic. Il est toujours à la recherche de lieux calmes — étrange ironie en cette époque d’impacts considérables et de visibilité maximale. On pourrait penser qu’un·e preneur·euse de son sur le terrain chercherait les sons les plus bruyants, les plus inusités, les plus variés qui soient. Ce qui n’a jamais été entendu auparavant. Mais Bergsson s’intéresse plutôt aux paysages lointains avec son équipement soigneusement choisi afin d’enregistrer pratiquement rien du tout. En février 2016, il s’est rendu à l’un de ses « lieux secrets », des sites auxquels personne ne rend visite parce qu’il ne s’y trouve « rien ». Dans l’enregistrement qu’il en a rapporté, j’entends un ruisseau éloigné ; parfois, le cri d’un bécasseau variable ou d’un pluvier doré retentit. Un trésor de quiétude. La même année, pendant la Journée mondiale de l’écoute, il s’est rendu au champ de lave de Kjalhraun pour enregistrer le vent souffler doucement sur les terres. Avec sa précision typique, il note que « la chaleur thermique du soleil rend l’air instable de façon à ce que les ondes sonores ne puissent pas parcourir de longues distances ». Puis, plus loin, il poursuit en disant : « Le silence est mon matériau d’enregistrement favori ». Rien n’est plus proche d’une expérience parfaite que d’être seul dans la nature, aussi loin que possible de toute machinerie ou de toute activité humaine. Et lorsqu’il fait froid ou qu’on est à haute altitude, sans aucun animal ou alors dans des espaces très silencieux, les organes de vos sens commencent automatiquement à détecter une foule de choses que vous n’aviez peut-être jamais remarquées auparavant. [5] (photos : Magnús Bergsson) Les enregistrements sont trop nombreux pour qu’on puisse même commencer à envisager l’examen détaillé qu’ils méritent. Un livre ou deux ne seraient pas à dédaigner. Mais l’un des traits identitaires que Bergsson partage avec ses camarades preneur·euse·s de son sur le terrain est un amour pour l’ornithologie. Il part souvent en quête de paysages riches en vie aviaire, et non seulement est-il en mesure d’identifier chaque oiseau, mais aussi d’entendre la façon dont ils interagissent, dont leurs voix changent dans des environnements différents, dont ils s’accordent. Le « chœur matinal » — ce moment où les oiseaux se rassemblent à l’aube pour célébrer un jour nouveau — est banal dans le monde des enregistrements sur le terrain. Et Bergsson est plus qu’heureux de se lever aux petites heures du matin pour installer son équipement exactement au bon endroit. Mais une de ses pistes est encore plus extravagante que ses opéras de piaillements : un enregistrement unique réalisé sur l’île Elliðaey, un petit endroit isolé rempli de falaises et d’oiseaux. Comme plusieurs autres membres de sa tribu, Bergsson aime faire de longs enregistrements qui lui permettent de quitter les lieux et de laisser toute la place aux véritables rencontres du monde réel, sans présence humaine pour faire dévier le cours des choses. Après ses sessions d’enregistrement, il passe encore plusieurs heures chez lui à écouter les longues prises, à marquer et à sélectionner les meilleurs intervalles. Parmi les nombreux moments de l’île, il a choisi une demi-heure remarquable mettant en vedette des macareux, de petits oiseaux marins qui plongent dans la mer pour se nourrir. Leur population est en net déclin en raison des changements à la biosphère océanique et Bergsson note que la moitié de leurs terriers étaient vides. Mais sur la bande sonore [6], ils planent au-dessus de nos têtes, voletant tout à côté du micro, créant une intimité stupéfiante. C’est comme si l’auditeur·trice avait reçu des ailes et pouvait vagabonder parmi eux, tant on les sent tout proches — la sensation de leurs plumes, le battement rapide de leurs ailes d’un côté à l’autre alors qu’ils tournent autour du rivage. Si le vent, les arbres, la grève ou le littoral avaient des oreilles, cette piste pourrait leur servir de correspondance. Bergsson est un amateur. Ce mot a des racines latines, qui signifient « amoureux » ou « ami ». Il s’investit totalement dans sa pratique. Toute sa vie éveillée — la façon dont il respire, dont il pense — tourne autour de son travail. Ses dévotions sont entières, son œuvre est sublime. Et pourtant, il cherche à attirer si peu d’attention sur elle, si peu de gratification, ni aucun de ces signes extérieurs qui constituent les marques du « succès ». Il est heureux de fournir un maximum d’efforts, mais pas pour se rendre ailleurs ou devenir quelqu’un d’autre. Il n’est pas motivé par un manque. On pourrait argumenter qu’il fait étalage de son privilège, qu’il n’a pas besoin de traduire ses efforts en argent ; son blogue ne déborde pas de sollicitations Patreon; ses pistes sonores ne comportent aucune publicité, aucune incitation à S’ABONNER, à AIMER, parce qu’il ne travaille pas à bâtir une marque, à étoffer son CV, à créer des publications virales. Quel putain de soulagement ! Au cœur de sa pratique se trouve une personne qui dit « non » à la culture d’entreprise. Je ne saurais décrire les heures de plaisir que Bergsson m’a apportées, simplement en me permettant de l’écouter tendre l’oreille. J’aimerais pouvoir mettre tout le monde dans le secret, mais je sais, je comprends. Vous n’avez pas le temps. Vous avez des priorités. Simone Weil, la mystique marxiste, a écrit que l’attentionest la même choseque la prière. Je peux sentir ma capacité d’attention s’accroître tandis que j’absorbe ces pistes et, avec elles, une propension à forger de nouveaux espoirs. Voici de petites offrandes à un monde naturel resplendissant dans ses vocalisations, qui ouvre la porte sur des univers secrets de plaisirs silencieux. [1] Benjamin, Walter. « The Storyteller: Reflections on Nikolai Leskóv. » In Illuminations, édité par Hannah Arendt et traduit par Harry Zohn. New York : Harcourt, Brace & World, 1968 [2] fieldrecording.net/2018/02/ [3] fieldrecording.net/2016/01/ [4] fieldrecording.net/2016/02 [5] fieldrecording.net/2015/02/ [6] fieldrecording.net/2018/12/ * Mike Hoolboom a commencé à faire des films en 1980. Mis en pratique, avec application quotidienne. Une remixologie continue. Depuis 2000, un flot constant de docus biographiques à partir de séquences trouvées. La question qui anime une communauté : comment puis-je être utile ? Des entrevues avec des artistes médiatiques au fil de trois décennies. Des monographies et des livres, écrits, édités, co-édités. Des écologies locales. Du bénévolat. Ouvrir la porte. Traduction : Claire Valade English version >>
La récente vague pandémique témoigne de la propagation de l’activité humaine dans des espaces qui appartenaient auparavant aux animaux. Ces lieux sont devenus des zones où les maladies peuvent sauter des animaux aux êtres humains et forger de nouvelles vies, et de nouvelles morts. Le besoin incessant d’extraction motivé par le capitalisme contribue à la raréfaction effrénée des habitats naturels, de la faune et de la flore. Dans les arts, il existe un microgenre voué à ces mondes qui disparaissent nommé « enregistrements sur le terrain ». En quoi cela consiste-t-il ? Une personne, parfois accompagnée d’assistant·e·s mais le plus souvent s’aventurant toute seule, se rend dans des lieux encore vierges de toute présence humaine, puis enregistre des sons sur place. Ces bandes sont ensuite partagées sur des sites comme Freesound.org ou SoundCloud, vendues sous forme d’« effets sonores » ou de « CD de bruits de la nature », et occasionnellement présentées dans des galeries à titre d’art sonore. Plusieurs des pistes sont de longs enregistrements non manipulés qui peuvent durer une demi-heure ou plus, alors que le thème subtil et les variations d’un lieu unique permettent à l’auditeur·trice attentif·tive de s’abandonner aux détails.
Les casques d’écoute sont indispensables pour distinguer les petites subtilités qui procurent une grande partie du frisson, ce qui signifie qu’il s’agit d’un travail que l’on reçoit le plus souvent seul·e, à l’instar de la technologie d'un livre. Ces enregistrements exigent des périodes d’attention soutenue, difficiles à trouver dans une culture propulsée par l’interruption, la distraction et le spectacle. La plupart des enregistrements ne sont jamais publiés, mais plutôt conservés sur disques durs ou alors effacés ou perdus. Et même ceux qui sont mis à la disposition du public demeurent, dans le sens le plus littéral du terme, des documents d’arrière-plan. C’est une forme d’art où il n'y a aucune figure centrale, aucun ver d’oreille, aucune mélodie, ni aucune traction narrative, aucun endroit évident dans lequel on peut projeter son corps. Aussi, bien qu’on puisse trouver les pistes sur Spotify ou qu’elles soient diffusées via soundscapes-app.com, elles peuvent être entendues sans qu’on les écoute véritablement. Peut-être, comme la plupart des installations vidéo, pointent-elles simplement vers le lieu où l’art pourrait être reçu, si seulement on en avait le temps. Il semblerait que la loi numérique de la visibilité maximale ait créé par mégarde de nouvelles formes d’invisibilité. Ces enregistrements sont cachés directement sous nos yeux.
Magnús Bergsson est un preneur de son sur le terrain dont le travail est logé publiquement sur le blogue fieldrecording.net. Depuis octobre 2009, il écrit une page par mois et, sur chacune d’entre elles, on trouve au moins un enregistrement. On trouve aussi de magnifiques photographies, de même que des notes techniques détaillées décrivant son équipement ainsi que la façon dont celui-ci a été utilisé et où celui-ci a été placé. Bergsson décrit de grandes rencontres avec le paysage, cartographiant une géographie faite de terre et de sons, en constante évolution.
Walter Benjamin a écrit qu’il existe deux types de conteur·euse·s d’histoires : les premier·ère·s restent au même endroit toute leur vie, partageant leurs connaissances profondes du chez-soi; les second·e·s vagabondent fébrilement, rapportant des histoires d’un lieu à l’autre. [1] Bergsson fait partie du premier type de groupe. Bien qu’il travaille sans relâche, et qu’il ait investi son temps et son argent à dégoter le meilleur équipement qui soit, l’adaptant souvent à ses propres besoins en raison des lacunes qu’il constate et qu’il tente de surmonter sur le terrain, il réalise ses enregistrements uniquement en Islande, son pays natal. Ce cadre est au cœur de son travail, tout comme son invitation à écouter un pays qui a en grande partie disparu. En fait, il s’affaire à enregistrer des fantômes.
Sa pratique le mène dans des réserves naturelles à Flói et Jökulfirðir (deux terres en friche sablonneuses créées par la fonte des glaciers à Skeiðarársandur, petits villages de pêcheurs près du cercle polaire), à un pâturage de moutons à proximité de la maison de son enfance à Hvítingshæðir. Le lac Hólmavatn lui offre l’occasion d’enregistrer les bruits d’étincelle causés par l’écume de mer prise au piège des galets, puis libérée, sur les grèves le long du rivage. Les grottes de glace du glacier Svínafellsjökull s’égouttent dans toute leur gloire. La Journée mondiale de l’océan, le 8 juin, retrouve Bergsson sur la péninsule de Hraunhafnartanga, écoutant des vagues furieuses, tandis que les falaises de Látrabjarg accueillent des millions d’oiseaux dans la partie la plus occidentale de l’Europe.
Certaines de ses pistes les plus étonnantes sont le fruit de ses visites régulières aux glaciers à travers le pays. Comme Bergsson le note dans son blogue : « Les glaciers dégagent habituellement une forte odeur d’oxygène frais pris au piège de la glace et comprimé en petites bulles depuis des centaines et des milliers d’années. Cette odeur du passé est comme celle d’un autre monde. »
:: Le glacier de Skaftafellsjökull, Islande (photo : Magnús Bergsson)
https://fieldrecording.net/wp-content/uploads/2018/08/crawling-glacier-part1.mp3
En août 2018, il a installé des microphones au-dessus de l’eau dans un lagon, mais aussi sous l’eau, puis il a actionné son enregistreuse, conscient que, comme d’habitude, l’emplacement de son équipement n’était pas idéal. Puis, vers minuit, le glacier a commencé à marcher dans le lagon. Quel est le langage de la glace ? La grammaire des éclats et des fragments craquelant ? Cette piste comprend des flots sous-marins délicats et un intense chatoiement de particules de glace jusqu’à ce que, vers la 26e minute, une coulée de neige se déplace et la montagne commence à bouger avec fracas, faisant entendre de grandes glissades de glace dérapant, la lente flexion d’immenses plaques de glace, un délire haptique de textures et de flux. Cette piste, et celle qu’il a publiée le mois suivant (fieldrecording.net/2018/09) sont poignantes en raison du fait que les glaciers sont en train de disparaître. Au cours des prochaines décennies, ils ne seront plus qu’un souvenir.
Le monde naturel n’est pas son unique studio d’enregistrement. Il prend part régulièrement à des manifestations contre un gouvernement régi par les entreprises (« les bandits des affaires », comme il les appelle [2]), et enregistre des discours ainsi que la cadence de la solidarité de la rue, alors que les manifestants tapent sur tout ce qui leur tombe sous la main, faisant entendre leur message contre la corruption politique. Ses remarques au sujet d’une série de rencontres sur le climat mondial sont tour à tour incisives et découragées. « Peu importe ce que les grands médias racontent, la conférence COP21 de Paris était une farce. Sa conclusion n’a pratiquement rien donné, juste des promesses. Pour moi et pour plusieurs autres, c’est déjà trop tard. » [3] Les réflexions qu’il confie à son blogue montrent clairement que sa pratique d’écoute attentive fait partie d’un cercle plus large de gestes politiques qui résistent au consumérisme et à l’extractivisme. Il n’est donc pas étonnant que ces enregistrements durement gagnés ne soient pas à vendre.
C’est facile pour moi d’atteindre un état d’esprit particulier lorsque je pense aux hauts plateaux islandais et à tous les moments fantastiques que j’y ai vécus il y a vingt ou trente ans. Ce désert noir tranquille me donne toujours une sensation merveilleuse. Comme si j’étais amoureux. [4]
Encore et encore, les billets de son blogue parlent de l’Islande de son enfance. Parce que ses souvenirs sont essentiellement constitués de sons, ce qu’il évoque est un pays sans mines et sans avions, sans tourisme et sans trafic. Il est toujours à la recherche de lieux calmes — étrange ironie en cette époque d’impacts considérables et de visibilité maximale. On pourrait penser qu’un·e preneur·euse de son sur le terrain chercherait les sons les plus bruyants, les plus inusités, les plus variés qui soient. Ce qui n’a jamais été entendu auparavant. Mais Bergsson s’intéresse plutôt aux paysages lointains avec son équipement soigneusement choisi afin d’enregistrer pratiquement rien du tout. En février 2016, il s’est rendu à l’un de ses « lieux secrets », des sites auxquels personne ne rend visite parce qu’il ne s’y trouve « rien ». Dans l’enregistrement qu’il en a rapporté, j’entends un ruisseau éloigné ; parfois, le cri d’un bécasseau variable ou d’un pluvier doré retentit. Un trésor de quiétude. La même année, pendant la Journée mondiale de l’écoute, il s’est rendu au champ de lave de Kjalhraun pour enregistrer le vent souffler doucement sur les terres. Avec sa précision typique, il note que « la chaleur thermique du soleil rend l’air instable de façon à ce que les ondes sonores ne puissent pas parcourir de longues distances ». Puis, plus loin, il poursuit en disant : « Le silence est mon matériau d’enregistrement favori ».
Rien n’est plus proche d’une expérience parfaite que d’être seul dans la nature, aussi loin que possible de toute machinerie ou de toute activité humaine. Et lorsqu’il fait froid ou qu’on est à haute altitude, sans aucun animal ou alors dans des espaces très silencieux, les organes de vos sens commencent automatiquement à détecter une foule de choses que vous n’aviez peut-être jamais remarquées auparavant. [5]
(photos : Magnús Bergsson)
Les enregistrements sont trop nombreux pour qu’on puisse même commencer à envisager l’examen détaillé qu’ils méritent. Un livre ou deux ne seraient pas à dédaigner. Mais l’un des traits identitaires que Bergsson partage avec ses camarades preneur·euse·s de son sur le terrain est un amour pour l’ornithologie. Il part souvent en quête de paysages riches en vie aviaire, et non seulement est-il en mesure d’identifier chaque oiseau, mais aussi d’entendre la façon dont ils interagissent, dont leurs voix changent dans des environnements différents, dont ils s’accordent. Le « chœur matinal » — ce moment où les oiseaux se rassemblent à l’aube pour célébrer un jour nouveau — est banal dans le monde des enregistrements sur le terrain. Et Bergsson est plus qu’heureux de se lever aux petites heures du matin pour installer son équipement exactement au bon endroit. Mais une de ses pistes est encore plus extravagante que ses opéras de piaillements : un enregistrement unique réalisé sur l’île Elliðaey, un petit endroit isolé rempli de falaises et d’oiseaux. Comme plusieurs autres membres de sa tribu, Bergsson aime faire de longs enregistrements qui lui permettent de quitter les lieux et de laisser toute la place aux véritables rencontres du monde réel, sans présence humaine pour faire dévier le cours des choses. Après ses sessions d’enregistrement, il passe encore plusieurs heures chez lui à écouter les longues prises, à marquer et à sélectionner les meilleurs intervalles. Parmi les nombreux moments de l’île, il a choisi une demi-heure remarquable mettant en vedette des macareux, de petits oiseaux marins qui plongent dans la mer pour se nourrir. Leur population est en net déclin en raison des changements à la biosphère océanique et Bergsson note que la moitié de leurs terriers étaient vides. Mais sur la bande sonore [6], ils planent au-dessus de nos têtes, voletant tout à côté du micro, créant une intimité stupéfiante. C’est comme si l’auditeur·trice avait reçu des ailes et pouvait vagabonder parmi eux, tant on les sent tout proches — la sensation de leurs plumes, le battement rapide de leurs ailes d’un côté à l’autre alors qu’ils tournent autour du rivage. Si le vent, les arbres, la grève ou le littoral avaient des oreilles, cette piste pourrait leur servir de correspondance.
Bergsson est un amateur. Ce mot a des racines latines, qui signifient « amoureux » ou « ami ». Il s’investit totalement dans sa pratique. Toute sa vie éveillée — la façon dont il respire, dont il pense — tourne autour de son travail. Ses dévotions sont entières, son œuvre est sublime. Et pourtant, il cherche à attirer si peu d’attention sur elle, si peu de gratification, ni aucun de ces signes extérieurs qui constituent les marques du « succès ». Il est heureux de fournir un maximum d’efforts, mais pas pour se rendre ailleurs ou devenir quelqu’un d’autre. Il n’est pas motivé par un manque. On pourrait argumenter qu’il fait étalage de son privilège, qu’il n’a pas besoin de traduire ses efforts en argent ; son blogue ne déborde pas de sollicitations Patreon; ses pistes sonores ne comportent aucune publicité, aucune incitation à S’ABONNER, à AIMER, parce qu’il ne travaille pas à bâtir une marque, à étoffer son CV, à créer des publications virales. Quel putain de soulagement ! Au cœur de sa pratique se trouve une personne qui dit « non » à la culture d’entreprise.
Je ne saurais décrire les heures de plaisir que Bergsson m’a apportées, simplement en me permettant de l’écouter tendre l’oreille. J’aimerais pouvoir mettre tout le monde dans le secret, mais je sais, je comprends. Vous n’avez pas le temps. Vous avez des priorités. Simone Weil, la mystique marxiste, a écrit que l’attentionest la même choseque la prière. Je peux sentir ma capacité d’attention s’accroître tandis que j’absorbe ces pistes et, avec elles, une propension à forger de nouveaux espoirs. Voici de petites offrandes à un monde naturel resplendissant dans ses vocalisations, qui ouvre la porte sur des univers secrets de plaisirs silencieux.
[1] Benjamin, Walter. « The Storyteller: Reflections on Nikolai Leskóv. » In Illuminations, édité par Hannah Arendt et traduit par Harry Zohn. New York : Harcourt, Brace & World, 1968
[2] fieldrecording.net/2018/02/
[3] fieldrecording.net/2016/01/
[4] fieldrecording.net/2016/02
[5] fieldrecording.net/2015/02/
[6] fieldrecording.net/2018/12/
Mike Hoolboom a commencé à faire des films en 1980. Mis en pratique, avec application quotidienne. Une remixologie continue. Depuis 2000, un flot constant de docus biographiques à partir de séquences trouvées. La question qui anime une communauté : comment puis-je être utile ? Des entrevues avec des artistes médiatiques au fil de trois décennies. Des monographies et des livres, écrits, édités, co-édités. Des écologies locales. Du bénévolat. Ouvrir la porte.
Traduction : Claire Valade