DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Orlando, ma biographie politique

Par Mike Hoolboom

>> English version

Nous sommes toujours à la croisée des chemins. Et c’est depuis ce carrefour que je m’adresse à vous, comme le monstre qui a appris le langage des hommes.

Le David Bowie de la philosophie contemporaine a livré son premier film. Paul B. Preciado, le métamorphique conservateur d’art, chroniqueur et auteur primé de Testo junkie: sexe, drogues et biopolitique, a réalisé une audacieuse adaptation du célèbre roman Orlando: A Biography de Virginia Woolf, qui explore les identités de genres. L’œuvre raconte la vie d’un poète anglais qui s’endort dans un corps d’homme, puis se réveille femme. Elle vit alors, traversant les siècles, croisant d’éminents écrivains en cours de route.

Je vous amène un morceau d'horizon.

Le philosophe commence en s’appropriant le livre, revendiquant son histoire comme sienne —sa propre biographie en fait. Mais il se réjouit bientôt de faire éclater le cœur du livre. Alors que la plupart des films biographiques identifient rapidement une seule figure centrale, pour recadrer ensuite les événements de l’intérieur, Preciado a plutôt lancé un appel de casting pour trouver son Orlando pour engager ensuite 26 personnes — un alphabet d’Orlando! — qui prennent tout·e·s part au film en annonçant: « Dans ce film, je serai l’Orlando de Virginia Woolf.» Plutôt qu’un·e seul·e, iels sont plusieurs. Et une partie de leur tâche est d’éliminer les angles morts classistes et colonialistes qui hantent l’œuvre de Woolf.

Dans le récit de l’écrivaine, la migration de l’identité de genre survient sans effort pendant le sommeil, mais maintenant, c’est un chœur de témoignages qui s’élève, alors qu’une panoplie de participant·e·s, incluant tant des enfants que des personnes âgées, nous parlent de leur «traversée». Ce sont des corps qui ont été blessés, piétinés, rejetés, mais aussi étreints et réinventés. Iels ont changé la vie des personnes qui les entourent. Un témoignage émouvant fait état des effets de la testostérone tant attendue, dont l’application quotidienne dissout lentement les hormones d’une identité de genre bien que l’autre ne se soit pas encore manifestée. On revient encore et encore à cet endroit trouble entre les genres. La question n’est pas que l’identité de genre soit un problème à résoudre pour la science, mais bien qu’elle présente un éventail de possibilités qu’il faut permettre aux Orlando de vivre.

L’hétérosexualité est non seulement un régime de gouvernement: c’est aussi une politique du désir.

Le film prolonge un argument développé dans les livres et les conférences de Preciado, à savoir que l’identité de genre est l’un des fils rouges qui nous permettrons de sortir du labyrinthe du capitalisme. En comprenant les genres « masculins » et « féminins » en tant que fictions politiques, le film utilise la notion de genre à la manière d’une lentille pour clarifier comment « les technologies de la subjectivité et de gouvernement que la modernité a inventé pour légitimer la suprématie sexo-coloniale de l’Occident sur le reste de la planète sont aujourd’hui en crise ».

Les spectateur·trice·s canadien·ne·s se souviendront peut-être d’un ministre fédéral de la Justice nommé Pierre Trudeau qui avait présidé à la légalisation de l’homosexualité, non sans avoir déclaré auparavant que «l’État n’a rien à faire dans les chambres à coucher de la nation». Preciado argumente en fait que l’État est toujours dans les chambres à coucher, que les rôles que les couples ont le droit de tenir — et particulièrement le besoin de contrôler le corps des femmes et leur capacité procréative — garantissent que nos gestes et nos désirs les plus intimes soient politiquement motivés.

L’amour n’est pas un sentiment. C’est une technologie de gouvernement des corps, une politique de gestion du désir dont l’objectif est de capturer la puissance d’agir et de jouir de deux machines vivantes pour les mettre au service de la reproduction sociale.


[Les Films du Poisson / 24 Images / Arte]

Le film est un animal à quatre épines dorsales. La première est l’Orlando de Woolf, qui est lu à voix haute par une série de bibliophiles. La seconde présente un échantillonnage biographique de la vie de Preciado. La troisième jette un regard sur les représentations de la transidentité à travers le XXe siècle. La quatrième, enfin, comprend des apartés autobiographiques offerts par les participant·e·s et qui teintent le film d’une gravité rare et touchante. Chacun de ces fils connecteurs est livré par courtes missives, invariablement entrecoupées et entremêlées, formant une série de duos, de trios et de quatuors. Cela démontre de manière époustouflante que l’identité de genre est toujours relationnelle et en mouvement; partout où il y a un sujet, il y a aussi un chœur à l’œuvre.

Chaque personnage affiche une élégance de friperie, bien qu’ils portent un assemblage de vêtements dépareillés où les t-shirts contemporains se confondent aux bijoux et aux coiffes élaborées. Le vêtement est une autre peau, qui fait partie d’une expérience permanente épousant la multiplicité. Le film n’hésite pas à changer de style et à mélanger les formes; la salle d’attente du bureau d’un médecin devient un lieu où la testostérone s’échange facilement, avant que les lumières ne s’éteignent et que l’endroit n’explose en soirée dansante totale. «T’es peut-être synthétique/mais t’es pas désolé·e/T’es pas à la solde d’un médecin.»

La masculinité est à la société ce que l’État est à la nation: le détenteur et l’usager légitime de la violence.

Il y a deux moments dans le film qui offrent une étreinte posthumaniste. Dans la première, des arbres qui oscillent au gré du vent montrent la délicatesse de centaines de feuilles se touchant légèrement sous l’impulsion de la brise. Dans le second, une goutte de pluie devient un filet d’eau, puis une averse sensuelle. Dans chacun des cas, le réalisateur renverse les notions traditionnelles de ce qui appartient à l’arrière-plan.

Car c’est par la fragilité que la révolution œuvre.

Dans la préface de son livre Un appartement sur Uranus sorti en 2019, l’ex-compagne de Paul, Virginie Despentes, notait: «Tu écris pour un temps qui n’est pas encore arrivé. Tu écris à des enfants qui ne sont pas encore nés, et qui vivront eux aussi dans cette transition constante — qui est le propre de la vie.» Dans l’un des moments les plus joyeux du film, des enfants prennent d’assaut un studio de télévision alors que la voix du cinéaste déclare qu’il «fait ce film pour les Orlando qui ne sont pas encore nés». Preciado a écrit ailleurs sur la désapprobation de ses parents à l’égard de leur fille difficile, et comment leurs craintes et leur confusion les ont amenés à jouer le rôle qu’on attendait d’eux. «Ce que protégeaient mon père et ma mère, ce n’était pas mes droits d’enfant, mais les normes sexuelles et de genre qu’on leur avait eux-mêmes inculquées dans la douleur.» Collection de rituels queers et de témoignages documentaires, ce film aussi somptueux que courageux offre des récits différents dont nous avons besoin de toute urgence, alors que l’ensemble de corps tremblants, vulnérables, paradants, exubérants qui le peuplent trouvent de nouveaux langages pour exprimer la politique du désir.

 

Toutes les citations sont tirées du livre Un appartement sur Uranus par Paul B. Preciado (Paris: Grasset, 2019).

 

 

*

 

 

Mike Hoolboom a commencé à faire des films en 1980. Mis en pratique, avec application quotidienne. Une remixologie continue. Depuis 2000, un flot constant de docus biographiques à partir de séquences trouvées. La question qui anime une communauté : comment puis-je être utile ? Des entrevues avec des artistes médiatiques au fil de trois décennies. Des monographies et des livres, écrits, édités, co-édités. Des écologies locales. Du bénévolat. Ouvrir la porte.

 

Traduction : Claire Valade

>> English version

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 24 novembre 2023.
 

Chroniques


>> retour à l'index