DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Les derniers mots : Godard

Par Mike Hoolboom

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[Saint Laurent Productions / Vixens / L'atelier]

Jean-Luc Godard est mort à l’âge de 91 ans par suicide assisté. Le dernier acte qu’il a mis en scène. Huit mois plus tard, son dernier film a été dévoilé à Cannes. C’est une œuvre sobre, portée par de longs moments de silence et une progression constante d’images fixes. Film annonce du film qui n’existera jamais: «Drôles de guerres» est un court métrage de 20 minutes qui permet au célèbre réalisateur de nous parler d’outre-tombe.

Comme il médite tout haut dans le film, avec les vestiges tremblotants de sa voix si connue : « Quand j’avais dit à Saint Laurent [la maison de haute couture], bien, je voudrais faire un film en fait qui, de même que Plisnier, qui était revenu à ses anciennes amours politiques et révolutionnaires, je m’étais dit : “Est-ce que je pourrais refaire un film ?” » Ce devait être un long métrage intitulé Drôles de guerres, inspiré du roman primé Faux passeports de Charles Plisnier (1937). Ce qui a attiré Godard vers le travail de l’écrivain belge, comme il le note non pas une, mais deux fois, ce sont les croyances croisées de celui-ci. Éjecté du parti communiste pour «déviance» (une qualité prisée dans le lexique des croyances godardiennes), il devient ainsi un communiste qui n’est pas un communiste. Plisnier retourne alors à «ses premières amours, la politique révolutionnaire», comme Godard retourne à ses premières amours, le cinéma.

La première image ne montre que ce qui est effacé, un énorme gribouillis rouge et noir. Une chose qui a été écrite, puis recouverte d’une tache sombre. Ce qu’on a besoin de voir ne peut être montré. Mais nous pouvons souligner les efforts déployés pour l’occulter; même les trous qui ont été produits, les absences qui l’entourent, comme l’écho d’une chaussure rigide marchant le long d’un couloir. Peut-être pouvons-nous recréer ce couloir à partir de cet écho, parce que c’est tout ce qui reste d’une vie qui valait la peine d’être vécue.

« … écoute non pas tellement de ce qui s’est prononcé en lui, mais du vide qui circule entre ses mots, du murmure qui ne cesse de le défaire.» [1] — Michel Foucault

Le maître suisse n’a jamais arrêté de travailler. Plus qu’une vertu ou un idéal, c’était un aspect central de sa vie. Vivre, c’est travailler. Il n’est donc peut-être pas surprenant qu’il ait attendu la même chose de ses meilleurs ennemis, le public. Personne ne travaille davantage au cinéma que le public de Jean-Luc Godard.

Une série de cartons numérotés apparaissent. Ils sont surtout blancs et chacun contient une image ou un collage d’images. Parfois, un fragment de texte manuscrit. Je me souviens de Stan Brakhage qui disait que, s’il était échoué sur une île déserte, il gratterait ses films sur les rochers. Ici, Godard crée des collages à l’ordinateur à partir de reproductions de peintures, de photographies et de citations. Ces retailles et fragments reposent ensemble, invitant le spectateur à réfléchir à leur relation. Quel code résoudra leur mystère? Ou ce mystère lui-même est-il central à ce qui est affiché ?

L’une des déclarations sentencieuses que Godard aime insérer dans son œuvre se présente sous la forme d’une note manuscrite, écrite soigneusement dans un abécédaire d’écolier. «Il est difficile de trouver un chat noir dans une chambre obscure, surtout s’il n’est pas là.» Si la chambre obscure représente le cinéma, alors le chat noir doit être Godard ou, bien sûr, nous-mêmes. La citation est souvent attribuée à tort à la figure mythique de Confucius, bien que son auteur véritable soit inconnu. Ce qui manque, même dans nos propres vies, est peut-être l’auteur. Et comment pourrait-il en être autrement, dans un film sorti après la mort de son auteur?

L’image nº 6 montre une mère et ses trois enfants. Celui qu’elle tient dans ses bras n’est qu’une tache, comme si toute trace d’avenir était incertaine — improbable, même. Chaque visage est usé presque jusqu’à en être effacé; ils apparaissent comme des survivants d’une guerre oubliée, s’accrochant à leur existence. Qui mettra leur corps à l’endroit où se trouvait mon corps? Qui se souviendra de moi?

L’image nº 7 présente trois photographies. Nosferatu s’approchant d’une jeune femme endormie pour boire son sang. Une soldate reposant sa tête sur son bras, partisane du combat contre l’occupation ennemie. Et, enfin, la peinture de Paul Cézanne Le garçon au gilet rouge, réalisée en 1890. Que pouvons-nous déduire de ces trois figures — le couple vampire/dormeuse, la partisane épuisée et le garçon mélancolique? La lutte contre les envahisseurs est trop intense, ils semblent même travailler lorsqu’ils dorment, au royaume de nos rêves. Ils ont fabriqué notre passé et notre avenir, nous transformant en enfants maussades et isolés.

Voici ce que dit John Elderfield à propos des portraits de Cézanne — bien que chaque fois qu’il écrit « Cézanne », je lis plutôt le nom « Godard » : « Ces peintures semblent souvent remettre en question l’objectif même de l’art du portrait. Elles révèlent peu de choses à propos de la personnalité de leurs sujets, qu’elles refusent d’ailleurs de flatter. De même, comme dans le cas des portraits de son épouse, elles ne ressemblent pas toujours à leur modèle. Les méthodes radicales de Cézanne qui consistent à construire des structures solides à l’aide de couleurs scintillantes, de formes géométriques et de lignes — tout spécialement dans ses paysages et natures mortes — se sont avérées particulièrement choquantes pour le public lorsqu’elles ont été appliquées aux visages. Néanmoins, la présence humaine vibrante dans les portraits de Cézanne contredit une idée longtemps répandue qu’il ne peignait pas les personnes différentes des pommes.» [2]

Dans le carton nº 10, Godard utilise une image de l’«Ansel Adams argentin» [3], Pedro Luis Raota (1934-1986). Celle-ci montre trois enfants assis sur un mur de pierre, tandis qu’un quatrième enfant photographie un canard. Après en avoir poussé la saturation et le contraste au maximum pour en gorger la couleur, Godard accompagne l’image d’un bref texte manuscrit: «Mais, le fond de tout, c’est qu’il n’y a pas de grandes personnes.» La production des images a été confiée à des enfants, dont le but est d’apprivoiser le sauvage, sans doute en écho à leur propre éducation.

Le carton nº 11 parle de trahison, l’un des fils les plus importants dans l’épique Histoire(s) du cinéma du cinéaste (266 minutes, 1988/1998). La première de ces trahisons touche le fait que le cinéma a été incapable d’empêcher l’Holocauste, bien que des images aient été réalisées et envoyées aux Alliés, montrant clairement les transports conduisant les Juifs vers la mort. La seconde, comme Jacques Rancière l’écrit, est le fait que le cinéma «a trahi sa vocation en sacrifiant la fraternité des métaphores au commerce des histoires. En détachant les métaphores des histoires pour en faire une autre “histoire”, Godard fait ce cinéma qui n’a pas été. Mais il le fait par les moyens du montage vidéo.» [4] Ici, dans son état affaibli et diminué, alors qu’il est déjà en train de planifier sa mort, Godard «fait ce cinéma qui n’a pas été» à partir d’images médiocres téléchargées d’Internet, et de citations tirées d’une vie entière de lectures.

Le carton nº 15 montre la marxiste mystique Simone Weil, une femme qui s’est tuée à la tâche en solidarité avec la classe ouvrière. Alors qu’elle agonisait, elle avait refusé de se nourrir, arguant qu’elle ne devrait pas manger davantage que les partisans affamés dans sa patrie d’origine, la France occupée. Une image bleutée d’une femme, son visage presque effacé, apparaît sous le titre Le bleu du ciel (1935), roman court politico-érotique de Georges Bataille. Le livre met en scène Lazare, personnage basé sur Weil, qui se prépare à la torture et à la mort aux mains des troupes franquistes au cas où il soit capturé. Bataille a attendu longtemps après le décès de Weil pour publier son ouvrage — plus de vingt ans, en fait. Il avait déjà été éjecté du groupe des surréalistes par André Breton, faisant de lui un surréaliste qui n’était pas un surréaliste.

Par une simple phrase et une photographie presque effacée, Godard met en branle un flot incessant d’associations, une famille élargie d’idées. Les identités compliquées de Weil et de Bataille, leurs engagements politiques gauchistes, le fait qu’ielles se soient dissocié·e·s des organisations qui auraient pu leur fournir un foyer plus confortable, les marquent en tant que figures singulières de la Résistance. Pour Godard, ielles demeurent un couple irrésistible.

Sans avertissement, le film se met soudainement en mouvement. Une jeune femme traverse l’écran en courant, mince et française. Comment apercevoir le mouvement autrement dans un film s’il n’est pas entouré d’immobilité ? Nous surprenons une conversation entre Godard et son producteur à propos du film qu’il ne vivra pas assez longtemps pour réaliser. Ces scènes sont apparues à plusieurs reprises dans les films de Godard, chacune faisant écho à Jerry Prokosch dans Le mépris (1963): «Quand j’entends le mot “culture”, je sors mon carnet de chèques.»

Dans chaque carton et chaque aphorisme exposés, on peut sentir Godard chercher une nouvelle façon de penser, et une nouvelle sorte de cinéma — un cinéma qui pourrait recommencer pour la première fois, laissant derrière lui ses capitulations devant la classe dominante. Afin de rendre cela possible, il souligne le fait que toute révolution commence par des relations, parfois entre un film obstinément iconoclaste et son public à l’avant-garde, entre les images usées et des textes mélancoliques, entre la Résistance française de la Seconde Guerre mondiale et des artistes contemporains qui refusent toute norme de pratique et de réponse. Godard demeure l’anticonformiste le plus illustre du cinéma. Il était né pour dire « non ». Il n’est pas étonnant que même les notes marginales ésotériques de Drôles de guerres soient remplies de nouvelles façons de faire du cinéma et de réfléchir au cinéma. C’est de l’invitation et de l’affront. Le rejoindrez-vous là-bas ?

 


[1] Michel Foucault, La pensée du dehors (Éditions Fata Morgana, 1986), 26.

[2] John Elderfield, et al.Cézanne Portraits (Londres: National Portrait Gallery, 2017) [traduction libre].

[3] http://www.photographywest.com/pages/raotabio.html [traduction libre]

[4] Jacques Rancière, Le spectateur émancipé (La fabrique, 2008), 138-139.

 

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Mike Hoolboom a commencé à faire des films en 1980. Mis en pratique, avec application quotidienne. Une remixologie continue. Depuis 2000, un flot constant de docus biographiques à partir de séquences trouvées. La question qui anime une communauté : comment puis-je être utile ? Des entrevues avec des artistes médiatiques au fil de trois décennies. Des monographies et des livres, écrits, édités, co-édités. Des écologies locales. Du bénévolat. Ouvrir la porte.

 

Traduction : Claire Valade

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Article publié le 1er novembre 2023.
 

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