Plain old Jane?
Par
Maxime Monast
Est-il pertinent de rédiger une critique du film Jane Eyre en 2011? Le roman de Charlotte Brontë demeure l’une des oeuvres les plus reprises dans l’histoire du cinéma. Nous avons eu droit jusqu’à maintenant à plus de quinze adaptations pour le grand écran, et je m’abstiens de compter les téléfilms et les séries télévisuelles. Qu’il s’agisse d’une reprise directe ou d’un opus largement inspiré du livre de Brontë, peu d’entre elles réussissent à se dissocier des fondements établis par l’écrivaine anglaise. Au bout du compte, l’utilité d’en faire la critique est égale à l’idée d’en tirer une nouvelle version. Mais est-il simplement possible de ne pas échouer en s’attaquant à un tel trésor littéraire? Qui sera son sauveur?
L’excuse facile pour ce traitement actualisé serait de chercher à présenter l’oeuvre à un nouveau public, à un auditoire plus jeune. Mais, comme nous l’avons déjà mentionné, il est difficile de croire à une telle rêverie lorsque le dernier essai date de 1996 au cinéma et de 2006 à la télévision. À qui s’adresse donc cette nouvelle Jane Eyre? Aux amateurs du bouquin, aux passionnés de films d’époque, aux fous des bonnets, aux adeptes de Michael Fassbender… Peut-être. Mais rien de tout cela ne justifie une telle visite en terrains connus.
Car ici, on ne parle pas que d’une simple adaptation. Il n’y a aucun effet de surprise dans cette histoire ayant inspiré tant de générations. On connaît déjà la chanson. La seule manière de s’en sortir serait de la déconstruire, de la manipuler, de la conceptualiser de nouveau : d’en produire une sorte de « remix ». L’exemple parfait d’une telle initiative nous rappellerait le Rebecca d’Alfred Hitchcock. Dans cette adaptation du roman de Daphné du Maurier, le maître du suspense accentuait les parallèles déjà existants avec l’oeuvre de Brontë. Le résultat se voulait un mélange absolument enivrant, un pur délice gothique.
Dans le cas présent, Cary Fukunaga décide de garder l’essence et les bases du récit de Brontë en modifiant l’ambiance et le ton. Le funèbre et la fébrilité nous suivent dans les manoirs et les forêts. Le tout est beaucoup plus atmosphérique et méditatif qu’auparavant. Une différence majeure qui détonne des efforts plus classiques, notamment ceux de Franco Zeffirelli et Robert Stevenson. Mais malgré ce changement, Jane Eyre demeure l’oeuvre de nos parents, de nos grands-parents, de nos ancêtres. Un détail - ce dédain du remake - sera visiblement toujours au coeur de cette bataille.
Comme récit hégémonique, à la manière du Pride & Prejudice de Jane Austen, le problème d’une adaptation se situe en son centre. En effet, la répétition et la coutume viennent changer notre vision de l’oeuvre. Chaque mouvement est calculé et prévisible. Le seul moyen de s’en sortir serait, comme nous l’avons expliqué, une forme de renouvellement. Une vision qui pourrait à la fois plaire aux amateurs et attirer les détracteurs. On joue le tout pour le tout. Et c’est ici que les choix et la vision de Cary Fukunaga sont sujets à réflexion. Le réalisateur du très sous-estimé Sin Nombre vise une approche évoquant le rêve, le cauchemar, voire les limbes. Il tire du roman les moments les plus sombres et enveloppe sa trame narrative d’un état surréaliste. Avec ce concept, Fukunaga s’impose comme le choix idéal et le plus qualifié. Une vision, peut-être déjà vue, mais qui confère de la vigueur à un projet mort depuis trop longtemps.
Dans la même optique, il vise juste avec le choix des interprètes pour les rôles de Jane Eyre et de Rochester. Mia Wiasikowski, actrice émergente sur la scène internationale grâce à ses rôles dans Alice in Wonderland et The Kids are All Right, offre un portrait habile du personnage tourmenté. Le rôle n’est pas si simple que l’on pourrait le croire : l’état d’esprit et la vision du monde d’Eyre est particulière. Un vrai jeu de subtilités. La jeune actrice s’en tire avec brio. De l’autre côté, Michael Fassbender, comme à l’habitude, ne fait qu’étendre son talent sur un autre projet. Le rôle de Rochester semble avoir été fait sur mesure pour lui. Recherchant à la fois de l’affection et désirant conserver un certain contrôle, l’acteur britannique joue sur les mêmes cordes que sa réplique féminine. Par contre, il le fait de manière différente, avec une passion humaine, une facilité innée. Eyre est plus détachée, songeuse. Les deux sont tissés de la même matière. Par contre, même si les textures sont similaires, la méthode est complètement différente. Une distinction qui ne fait qu’ajouter une touche encore plus substantielle au récit.
Somme toute, la vision de Fukunaga se révèle plus singulière que d’autres. D’une part, le réalisateur impose son regard au développement de ses protagonistes. Il cherche à les simplifier malgré leur complexité psychologique, un trait que nous retrouvions certainement dans Sin Nombre. Ses personnages se dévoilent naturellement. Une autre force de ce jeune réalisateur se situe également dans l’empreinte visuelle suivant ses récits. Les lieux et les déplacements de ses personnages sont souvent symptomatiques de l’esthétique visuelle. Les films de Michael Powell et Emeric Pressburger, notamment I Know Where I’m Going! et The Edge of the World, tiennent une place importante, peut-être inconsciente, qui plane au-dessus du film. Les images imposantes et leurs cadres calculés, créent un écho à ceux des maîtres anglais. Ici, une certaine tension, une prose dramatique, se manifeste. Un choix juste, contrairement à l’approche plus théâtrale privilégiée par plusieurs adaptations. Les personnages de Fukunaga sont plus songeurs et le paysage se conjugue à leurs pensées.
Bref, malgré l’exercice futile relevant de cette nouvelle adaptation, Jane Eyre de Cary Fukunaga se révèle l’une des versions cinématographiques les plus touchantes et enivrantes de la célèbre histoire. Très vite, les problèmes révisionnistes sont écartés pour aboutir à une version peaufinée en passion et tapissée de tension. Dotés de ce penchant onirique, les moments les plus glauques font la force de cette vision. Un voyage à la fois si commun et qui, hors de tous doutes, peut encore nous surprendre.
Critique publiée le 25 mars 2011.